Cet envoi marque pour nous l’opportunité de
reprendre quelques propositions relativement à votre philosophie et votre
pensée, questions qui concernent surtout des problèmes actuels (mais les mots actuel, actualité, que signifient-ils, aujourd’hui ? Voilà déjà une
question) –des problèmes qui concernent donc notre monde, et que nous avons eu la chance de vous poser cette
année à Strasbourg. En voici une reformulation exacte :
1/ R Kakinami-M Shunsuke : Il nous semble que la création ou la
créativité est le fondement de votre travail de pensée. Cette créativité est
puissance infinie, comme vous l’évoquez dans « le soleil de
Manhattan » pour dire la plasticité chez Hegel, qui crée et se crée
infiniment, sans fin. Elle est
peut-être même le sens du monde,
comme le dirait Jean-Luc Nancy.
Mais si cette évolution créatrice englobe tous
les objets, non seulement humains, mais aussi animaux et végétaux, dont
traitent normalement l’ontologie, la biologie ou la morphologie, n’y a-t-il pas
un risque qu’elle affirme ou réaffirme (ou bien encore, ratifie ?) la situation
critique de notre temps, le monde devant nous, dont nous sommes les
constituants ? Le cancer que provoque l’irradiation interne, par exemple,
n’est-il pas un résultat de la créativité mondaine ? Le « germe » et
l’ « embryon », expressions métaphoriques que vous avez
utilisées dans Plurivers – un essai sur
la fin du monde pour désigner ce pouvoir créatif, évoquent un peu
scandaleusement ce qu’est notre corps aujourd’hui – nous oserions dire
« après Fukushima » –, autrement dit, le corps érodé par la
radioactivité de la centrale nucléaire (la cellule cancéreuse qui se développe
dans notre corps...). On retrouve ce même risque dans la philosophie de
Deleuze…
JC Martin : Pour
Deleuze, c’est assez complexe et j’aurai l’occasion d’y revenir. Ce que je peux
répondre, en un premier mouvement, c’est que, en effet, la philosophie n’est
rien sans une confrontation à l’actualité. C’est dans l’actualité qu’elle
trouve des ressources et des raisons de penser, d’actualiser une pensée. On
peut comprendre déjà ce mot « actualité » au sens de Foucault, qui est une
détermination du présent, comme c'était le cas des Lumières, nom d'une époque. Penser après Fukushima pourrait également en revenir à un nom et
à une toute autre lumière, mortelle cette fois-ci. A Fukushima, l'actualité est donnée dans le corps, dans
les cellules du corps et dans la pensée qui naît de ces désordres corporels.
Mais au-delà de cette « actualité » au sens foucaldien, je crois
qu’il ne serait pas inutile de repenser à Aristote, comme je l’ai fait en lui
consacrant une part importante de mon travail, Aristote qui oppose une forme et
un contour au devenir, une limite interne à l’infinie progression sans but, un terme à la puissance potentielle de ce qui n’a pas de figure. Ce qui d’ailleurs
n’est pas sans rapport avec l’Ethique,
avec l’aménagement pour l’homme d’une posture dans un monde qui ne cesse de
perdre sa forme ou d’en gagner une autre. Il me semble donc urgent de reprendre,
en effet, cette question de l’actualité et de l’acte pour ne pas succomber à la
plasticité qui sans cesse se meut, et
qui ne saurait être autre chose que dépassement, volonté d’outrepasser la
limite ou d’en déplacer toute limitation. Dans cette obsession de
l’avant-garde, du nouveau à tout prix, du changement pour le changement, tout
acte, toute actualisation s’outrepasse dans l’effarement et l’illusion du Progrès.
L’art du nouveau est redevable des mêmes slogans que ceux des supermarchés. Et
par conséquent, il faudrait repenser la création, la création des concepts
selon d’autres modèles que celui du nouveau. De même, la nouvelle littéraire
donne à la nouveauté le sens de ce qui est surprenant, rapide, brutal,
instantané…
Sur le plan politique,
les nouvelles sont moins performantes. On voit bien la contradiction des
formules politiques affirmant que « Le changement, c’est maintenant, c’est
aujourd’hui… ». Parce qu’en vérité un changement, la nouveauté si aberrante que celle que
réclament nos sociétés n’a pas de maintenant, n’a pas de lieu fixe. Cette
obsession capitaliste du progrès (le capitalisme ne vivant que d’un constant outrepassement
qu’il nomme liberté ou libéralisme), nous vole pour ainsi dire tout présent,
détruit le présent par une rentabilité qui est toujours à venir, au-delà, à côté
du temps pour un temps indéfini. Il est tout à fait faux de penser que le
capitalisme vit selon le court terme, dans la rentabilité de l’immédiat, de
l’aujourd’hui. Le capitalisme est toujours en défaut de présence comme le
dirait également Badiou dans Images du temps présent quoi que d’une toute autre manière. La spéculation est hors de
tout, en échappée sur des frontières quand les plus riches cherchent de nouveaux
pauvres à mettre au travail, un ailleurs à exploiter. Une liberté
d’entreprendre n’importe quoi qui est me semble-t-il la plus mauvaise image de
la pensée, la plus mauvaise conception de la philosophie.
Je suis fasciné par
Hegel, et je le trouve assez proche d’Aristote
pour lequel tout se passe du côté de l’étant,
tout advient dans l’ordre du sublunaire.
C’est-à-dire dans la tourmente : l’Etre n’est rien pour nous, n’est rien
pour notre vie actuelle, si ce n’est un
objet du désir, une captation qui n’est pas du tout en phase avec les lieux où
nous évoluons. Nous ne pouvons viser l’Etre en tant qu’être, si ce n’est de
manière restrictive, une ontologie restreinte à une essence singulière, ici et
maintenant et dans une forme de prudence que
ne connaissent pas les Dieux, que ne connait pas le capitalisme qui vit
dans un monde qu’il croit sans bornes. Le monde capitaliste est pensé toujours
selon l’idée d’une richesse inépuisable, dans une potentialité sans perte et
dans une croissance qui serait celle d’un monde pur, d’un monde dont le moteur
est compatible avec l’idée de l’indéfini, image mobile de l’éternité, mauvaise
image par conséquent. L’actualité, au contraire, c’est pour moi une accointance
avec un site, un lieu dans lequel quelque chose arrive et se tient. Tout étant se réalise hors de l’Etre, hors de
sa généralité dont il s’extrait, un acte qui se produit dans la fragilité du
lieu, éthologique plus qu'ontologique…
Il y a une finitude de
l’acte et une infinité du progrès qu’il faut me semble-t-il reconsidérer selon
d’autres critères que ceux de la modernité. Vous avez tout à fait raison de
dire qu’il est question en tout cela d’un cancer dans notre civilisation, après
Fukushima -le cancer étant l’image d’une
cellule qui se reproduit sans tenir compte de l’actualité du corps dans lequel
elle se déchaîne. La cellule cancéreuse vit dans le monde ou dans le corps
comme un Dieu pour lequel la croissance est toujours possible parce qu’elle se
comporte en terme d’immortalité, se réplique sans être connexe aux possibilités
du corps, sans tenir compte de sa finitude. Le capitalisme est peut-être une maladie
comparable, une manière de vivre hors de l’actualité en traitant la matière
selon l’infinité d’une puissance qu’on peut toujours multiplier. Alors pour
vous répondre plus précisément, je dirais qu’un embryon ne se comporte pas du
tout de cette manière puisqu’il s’affine progressivement en se pliant à des
fonctions spécifiques. A la différence de la cellule cancéreuse, l’embryon est
un infini qui se spécialise, qui cherche des voies d’accès à la finitude. A ses
premières heures d’existence, l’embryon est comme un Dieu, il a toutes les
formes, il ne se distingue ni de la tortue, ni de l’éléphant, ni du lapin, il
est presque un genre à lui tout seul.
C’est progressivement qu’il affine ses chemins d’existence et qu’il se
détermine selon un site, s’adapte à une actualité qui le fait devenir un être fini.
Je dirais que c’est le processus inverse de la cellule cancéreuse qui,
anarchique, cherche à remonter vers une forme d’immortalité. La cellule
cancéreuse se met à résorber toute les puissances du corps à son unique
service, au service de sa réplication individualiste, au profit de son unique
reproductibilité. Comment alors préciser ce qu’il en est du chaos qui
effectivement est au centre de ma pensée ? Le chaos est-il l’anarchie
libérale, anarchie en laquelle ne prévaut aucune régulation, aucune règle,
quand c’est seulement une entreprise individuelle qui affirme son droit divin ?
2 - RK/MS -
À nos yeux, vous considérez le chaos
comme un état créatif : être chaotique, c’est être prêt à une nouvelle
création. Le nom Chaos débordant le déterminisme technico-scientifique moderne
que vous critiquez, et apparaissant comme dés-ordre, irrégularité ou
contradiction. Et sous ce rapport le monde ne cesse de se désorienter :
l’ordre sans ordre, orientation sans orientation.
Pourtant, nous pourrions penser que cette
affirmation du chaos en tant que contre-déterminisme ou contre-téléologie est
susceptible de virer vers une sorte de nouveau déterminisme ou nouvelle
téléologie. Essayons de le formuler ainsi : cette supposée nécessité du mouvement créatif, de la
création sans fin, n’est-elle pas une forme actuelle de la nécessité historique
du matérialisme dialectique selon le marxisme (non pas dans la philosophie de Marx, mais, par exemple, chez
Lukács) ? Ce serait donc une nouvelle idéologie (pas nécessairement au sens
négatif), un trope et/ou une obsession qui caractérise ce que nous pourrions
appeler la philosophie créatrice :
celle de Deleuze, de Badiou, de Malabou, et, selon nous, la vôtre (Nancy est-il
lui aussi dans cette pensée ? Il maintient d’ailleurs le concept de
« création du monde » sur lequel vous avez formulé des réserves dans Plurivers). Nous sommes nombreux à
penser le chaos-créatif comme résistance contre la violence du pouvoir ou de la
loi, etc. Alors que du point de vue de la philosophie créatrice, le monde doit être chaotique et créatif, comme si
nous étions devant une nouvelle finalité (on devra examiner aussi le statut de
ce devoir ou du « il faut »
– d’où vient en effet le pouvoir de cet impératif ? Nous espérons y revenir
ailleurs). Mais cette téléologie de notre siècle (siècle deleuzien, comme le
disait Foucault ?), téléologie sans
téléologie ou telos, est un peu risquée, parce qu’entre le néo-libéralisme
économique et cette philosophie se trouve une petite, mais certaine parenté ou
affinité, comme la finalité du chaos (expression
qui ne va pas sans contradiction) s’applique par exemple à l’expansion économique de la mondialisation. Ces deux idéologies ne cessent de trouver, dans
la marge, des nouvelles sources de la création, soit pour faire apparaître le
chaos comme manière d’être, soit pour exploiter la terre pour son pétrole.
Elles sont pour nous les faces d’un même mouvement expansif et éternel. La
question se reformule donc une nouvelle fois : comment est-il possible que
cette philosophie soit une vraie résistance contre le problème actuel de notre monde, autrement-dit, la
mondialisation ou la globalisation ? Le chaos contre le chaos, la création
contre la création... Mais le devenir
deleuzien, par exemple, n’est-il pas finalement le processus ou le résultat de
l’exploitation économique ? N’y a-t-il pas une affinité entre la philosophie
créatrice et cette exploitation ? Comment distinguer la nouveauté créatrice de
l’envahissement des entreprises multinationales ? À ces questions s’ajoute
notre réserve sur l’inclusion à ce mouvement expansif de la radioactivité. L’intimité partielle
entre le capitalisme global, l’énergie nucléaire et la philosophie créatrice,
si on pouvait le formuler en ces termes, est une manifestation de la prégnance
de l’idéologie mondiale de notre
siècle. La fin du monde est-elle le
commencement du monde-mondialisation ? [1]
JCM - Vous me
demandez en effet ce qu’il en est du chaos dans ma pensée, comment il est
possible qu’une philosophie chaoïde oppose une résistance active aux problèmes actuels de la mondialisation ou la
globalisation. Je ne pense pas pour ma
part que le chaos puisse se rapprocher de la désorganisation capitaliste du
monde. Pour moi la fin du Monde, la pluralité, le pluralisme ne peuvent entrer
dans l’homogénéité du capitalisme, dans l’universalité du mode de vie
occidental. Le capitalisme d’ailleurs n’est pas une forme d’actualisation. Il
est toujours hors de l’acte. Insatisfait de l’étant, de la situation qu’il rêve d’abandonner dès qu’il en jouit,
qu’il sacrifie au nom de la puissance,
du potentiel, du futurible, au nom de tous les bonheurs à venir, dans une
considération infinie et un changement perpétuel des choses soumises à sa loi
de distribution, à son mode de communication par des objets, des véhicules, des
chaussures, des ordinateurs, des téléphones 4G, 5G, 6G –et je vous laisse
imaginer la suite numérique sans fin de cette évolution très peu créatrice… Il
s’agit de ce que Hegel appelle le mauvais
infini, un infini qui ne s’arrête à rien, un infini qui ne trouve pas de
quoi s’installer. Au contraire, pour Hegel, le seul infini viable n’est pas
celui de l’estomac qui se rempli de tout. Il est celui qui s’inscrit dans la
finitude, un infini qui n’est pas dans l’inépuisable de sa ressource mais qui
se produit dans la figure consistante de
l’époque qu’il anime et déplace soudainement par une force de négation.
La négation n’est pas celle libérale qui déclamerait
partout qu’ « il est interdit d’interdire », négation de la
négation au sens d’une appropriation de tout ce qui n’est pas moi. Tout est
permis, la marchandisation des corps, des organes, du sang, de l’air, de l’eau,
de la terre, du feu. Pourvu que cela soit rentable… La négativité est pour moi
l’inverse de cette liberté apparente. Elle est la négation d’un pouvoir, pouvoir qui
tient à reproduire l’infinité de son refrain, de sa gloire infiniment
reproductible, cancérigène. L’infini actuel de Hegel, l’infini qui trouve dans
le fini sa condition et son site, son aménagement, un tel infini n’a rien à
voir avec l’explosion de la centrale nucléaire dont les déchets sont
précisément dans la logique de l’intraitable, de ce qui ne saurait se traiter,
de ce qui indéfiniment et infiniment corrode le site actuel qu’il vampirise. La
centrale dans la gestion de ses problèmes ne tient pas compte de l’actualité,
elle est toujours dans l’infinité d’un déchet qui ne trouvera pas de place, et
dont la gestion est remise au lendemain, inactuelle au plus mauvais sens du
terme, un reste dont on ne sait que faire si ce n’est de le reléguer et le
léguer à demain. Ajournement illimité plus que différence.
Il me semble que cette mauvaise infinité, cette figure
du progrès qui définit la modernité comme une errance sans but, progrès vers
rien, progrès du progrès, cette exploitation du monde au nom de l’infini de la
croissance, toute cette capitalisation de l’intenable, de l’impossible, de
l’impensable, de l’ingérable, tout ça disons n’a rien de très chaotique. Ceci
est même très orchestré dans le sens des responsabilités générationnelles, des
continuités civilisationnelles (difficile de sortir du nucléaire avec pour prime
les déchets et retraitements qui ont bien de l’avenir devant eux, une dette indéfinie). J’ai
tendance à repenser le chaos dans son couplage non pas avec l’éternel retour du
même, nommé consommation chez Baudelaire (mêmes boîtes, même poisson en
carrés, sans arrêtes, même gluten dans les sauces…), mais avec l’ordre et la
morphologie qu’il rend pensable. Pour moi, le chaos est dans l’acte, dans le
risque d’une vie qui cherche son lieu d’actualisation et qui va affiner sa
puissance, son potentiel infini dans l’inscription de l’acte, à l’image de
l’embryon dont on parlait tout à l’heure. Autrement il n’y aurait pas de monde,
il n’y en aurait jamais eu! Le chaos comme force primordiale n’aurait pu se
réaliser sans s’affiner et déterminer des conditions d’existence pour certains
ordres d’actualité. Comment l’ordre pourrait-il naître du chaos si ce dernier
était un simple dépassement des données, une déconstruction des actes vitaux,
une négativité cancéreuse?
Il me semble que le chaos comporte lui-même des actes
de prudence. C’est un peu la figure de la prudence aristotélicienne. Une espèce
d’équité du Chaos dans les lieux
qu’il met en tension. Il s’agit dans cette équité
de quelque chose qui ressemble à l’équitation
dont parle souvent Aristote, l’idée du cheval
qui va trouver un chemin entre deux désordres, entre deux pentes
gravitationnelles inverses. Une affaire de juste milieu ou de cas opportun. Le
chaos est donc, plus qu’une désorganisation, une forme de stabilisation dans la
tourmente, la capacité morphologique de faire naître un chemin, une spirale,
comme celle des galaxies autour d’un trou noir. Et si je saute vers un exemple
si lointain de nous, c’est pour rendre palpable une autre temporalité,
d’autres vitesses. Le problème du capitalisme est qu’il ne connait pas une
telle équité dans l’équilibre des forces, il n’est pas construit comme un
chaoïde, il est perpétuellement à côté du chemin qui se construit et ne vit que
de sa destruction, de ses déchets. Aujourd’hui le capitalisme vit de la
destruction des États. Il s’enrichit de cette destruction au point d’ailleurs
de la rendre plus que possible, plus que souhaitable et d’en accélérer sans
cesse la progression. C’est en effet très différent de la lenteur avec laquelle
le chaos déstabilise. Il faudrait revenir à l’exemple astrophysique que je
viens de prendre pour le comprendre, même si cela nous éloigne de l’économie
qui est évidemment un autre modèle. C’est pour
moi une manière de vous répondre concernant l’idée de vitesse et de
lenteur… A l’échelle du cosmos, les
forces constructrices du chaos sont d’une patience inimaginable. Elles longent
l’ordre du temps, un temps galactique, le temps qu’il faut pour qu’un astre
remonte la courbe infinie des températures. Mais, à chaque degré de ce chaos, s’actualise un monde, et il se stabilise selon
des modalités très résistantes à la dispersion (trois forces au moins sont
mises en jeu, les autres nous ne les connaissons pas encore). Le chaos, c’est
un chemin incertain, un système incertain qui n’a rien à voir avec les étalages
en nouveautés du capitalisme, fier d’un nouveau modèle de voiture capable de se
garer dans l’étroitesse d’un parking. On est donc dans d’autres durées.
Le chaos qui est en œuvre dans l’univers est également
quelque chose d’actif dans un organisme et les phases de son adaptation si
lente dans l’histoire naturelle quand l’embryon traverse les embranchements de
l’évolution à une vitesse extrêmement rapide, folle. Alors, évidemment, il y a
d’autres formes de vitesses pour le chaos que celles qui se mesurent selon des
âges cosmologiques. Il est certain qu’un embryon est doué d’une autre vitesse,
qui n’est pas la vitesse atomique, qui n’est pas une vitesse de destruction.
Cela se divise et se brasse à vitesse infinie. Une vitesse qui se divise en un
coup impossible à mesurer, comme un saut pour soudainement basculer dans les
ordres qu’elle accomplit, dans les sélections qu’elle pratique en passant des
chemins, des seuils de développements, des embranchements du vivant. Une
philosophie du saut… Le chaos peut montrer ici des vitesses locales
prodigieuses mais toujours pour réaliser des chemins qui rentrent dans une
durée astronomique, celle de l’espèce, celle d’un partage entre l’organique et
l’inorganique. C’est très complexe, très chaotique et pourtant précipité dans
l’unité d’un acte fini, en chair et en os, maintenant, ici… Des localisations
que le capitalisme ne connait pas, lui qui est toujours ailleurs, et nulle
part, délocalisé.
3 - RK/MS Peut-être est-ce alors une crise… Un autre point en tout cas que nous
souhaiterions évoquer concernant la modernité en crise chez Kant-Hegel-Adorno,
sur laquelle vous avez écrit dans Plurivers.
Votre attitude nous semble très mallarméenne. Que pensez-vous de l’ « être
baudelairien », selon la formule de Michel Deguy dans La Pietà Baudelaire ? Baudelaire, qui n’a pas vécu dans le chaos ouvert par
Mallarmé, ne décrivait pas de désordre athée sans fin. Il restait au contraire
devant La Pietà. Poète moderne,
il était sans doute déjà dans la crise de la modernité. Cependant, il était
moderne en dépit de cette crise, en étant
lui-même crise. N’est-il pas possible que nous vivions la présente crise
telle que l’a vécue Baudelaire, c’est-à-dire que nous demeurons dans
l’impossibilité de la modernité ? Cette impossibilité ne veut pas dire accepter
ou faire l’éloge de ce chaos en dépassant la crise (ce serait être mallarméen),
mais vivre cette impossibilité, cette
crise même. Cette attitude ressemble à celle d’Adorno dans La Théorie du Beau, et de Nancy dans sa Déconstruction du christianisme. Serait-il possible de vivre
l’impossibilité en tant que telle dans notre siècle, d’être baudelairien devant La Pietà,
à nouveau ?
Nous voudrions ajouter finalement une autre
note pour nommer le vivre-ensemble dans ce monde immonde, le vivre-ensemble impossible et possible à la fois.
« Impossible » voudrait dire : insoutenable, insupportable,
qui ne devrait pas être possible ; mais quand même sous nos yeux, devant ou
derrière nous et avec nous.
L’impossible, qui nous guette et nous hante, peut être invisible même quand il
est juste devant nous. Il s’agirait cette fois – nous l’avions évoqué plus haut
– de corps étrangers, mais qui font
partie de notre monde et de notre corps lui-même. Nous sommes déjà depuis
longtemps avec des corps nuisibles, chimiques, composés, etc., et avons enfin
des corps radioactifs qui envahissent et affectent notre corps à notre insu.
Débordant toujours notre « contrôle », ces nouveaux corps posent,
nous semble-t-il, une formidable question : d’un point de vue de la communauté ou de l’égalité de tous les corps
(sur laquelle nous pensons ci-dessous) n’effacent-ils pas la distinction entre notre corps et les autres, à savoir
entre bon corps et mauvais corps, ouvrant une dimension
inédite de l’au-delà corporel du bien et
du mal ?
Comment appeler et faire face à une telle co-impossibilité des corps ? Comment
re-tracer le chaos ? Nous avons mentionné plus haut la question du corps-cancer
et rapportons seulement un exemple ici : le chiffre 33. C’est celui des
cas de cancers de la thyroïde, diagnostiqués chez les enfants de Fukushima qui
avaient moins de 18 ans à l’époque du séisme, alors que continue la discussion
sur l’« effet Fukushima » à laquelle s’ajouterait parfois le déni par
l’autorité et par des habitants qui n’acceptent pas la contamination de leur
terre. Voici sans doute la complexité du couple « vitesse / lenteur » qui croît dans
notre corps et le détruit, qui peut nous – humains, animaux, végétaux, minéraux
et divins – rendre inhumain ou monstrueux. Mais il faudrait se garder de toute
précipitation… Il vous est arrivé d’écrire au pluriel « les chaos ».
Comment pourrait-on re-tracer le(s) chaos et se déplacer d’un chaos à un autre
? C’est selon nous l’un des points crucial de votre Plurivers, qui le distingue d’un simple éloge du chaos.
JCM - Je suis assez insensible à cette manière de
penser que vous évoquiez. De Baudelaire, je perçois surtout l’extraordinaire
arraché à l’ordinaire, la singularité de points inessentiels. Et ça me paraît
plus fort que la crise de la modernité, que la
difficulté d’être moderne. Il y a bien sûr une défiance devant le progrès que
nous avons déjà évoquée. Mais importe surtout la manière de repenser le mal et
d’en faire l’expérience, de l’éprouver dans le corps par une nouvelle façon d’écrire, en prose. Il
y a des intrus et des hôtes étranges chez Baudelaire. On a quitté la comédie des
canons poétiques, des montages sublimes. Rien n’était authentique dans l’art d’écrire, de
prendre des airs, de poser par éloquence. C’est dans la prose qu’on s’ouvrira à
des mondes d’objets tout à fait étranges. Il y a chez Baudelaire une
bizarrerie, un gout de l’étrange qu’il doit à Poe dont il est le traducteur.
Son regard sans doute se détourne des Dieux, des épisodes bibliques autant que
mythologiques pour affûter son regard vers le quotidien, un quotidien qui ouvre
néanmoins vers une forme d’infinité nouvelle. C’est dans le fini de l’objet le
plus prosaïque que se donne quelque chose d’infini, une passerelle vers des
nouveaux mondes, à partir d’une chevelure ou
d’une charogne. C’est l’étant le plus banal qui éponge, aspire l’Etre,
dans une différence ontologique inversée. Il ne s’agit pas comme chez Heidegger
de dévoiler l’Etre qui est, dans Sein und
Zeit, masqué par l’insistance de l’étant, occulté par l’intérêt péjoratif du
quotidien, mais au contraire Baudelaire va montrer dans ses poèmes que nous
n’avons jamais accédé à la pauvreté de l’étant, à la nudité de l’étant parce
que nous étions obnubilés par l’Etre. Piété sans doute, mais c’est donc un autre Baudelaire me
semble-t-il dont André Hirt également a donné certaines lignes de fuite.
Baudelaire, autant que Manet, me laissent penser qu’il
faut réinstaller l’étant dans ses droits et dans sa souveraineté, rencontrer
dans l’objet le plus inessentiel, par exemple une pipe, un éclat plus riche que
les abstractions de l’ontologie. Nous n’avons pas de privilège à cet égard et
le « réalisme » le montre également à la même époque. La piété sera
alors dans une telle expérience, celle d’un monde qui se démultiplie dans
l’épreuve du bizarre, dans la rêverie de l’opium qui se rend attentive à la
complexité d’un rideau, d’une robe, d’une dentelle, à l’écaille d’un poisson…
Baudelaire pour moi, c’est l’expérience d’un passage, d’une contrée que sont
les fleurs du mal, zone interdite qu’il transgresse et qui s’ouvre certes dans
le spleen de la modernité. Dans le monde bouché, bouclé comme un
sarcophage d’Egypte, le spleen, l’écœurement que provoque cette claustration,
découvre un nouvel infini, une nouvelle mer, sans doute au niveau de l’Esprit de la terre.
On peut dire de Baudelaire qu’il est fou, qu’il est en crise, que c’est lui la
crise, mais comme Manet faisait une crise en contemplant une Asperge, ou comme
Delacroix qui fait l’expérience des tissus d’orient, qui tourne le dos à la
Grèce et à l’antiquité pour regarder vers l’orient. Cet orientalisme de
l’époque n’a pas grand-chose à voir avec la modernité qu’elle pulvérise au
contraire par un regard nouveau sur des choses très simples –et cela culmine
avec Van Gogh sous le régime de L’œil des
choses pour reprendre le titre de mon livre, satisfait des pommes de terre.
Si je suis mallarméen, c’est parce que le poème est
tout un naufrage, une chute. Mais d’abord du côté de Rimbaud. C’est cela pour
moi l’enfer de la philosophie, tomber dans le médiocre et y trouver son compte,
faire une philosophie de garage en jouant aux dés. Avant Mallarmé, il y a
d’abord le naufrage, le naufrage d’un
bateau ivre. Il y a là une réplique de Rimbaud qui va contracter le monde, la
surface vacante du ciel sur un dé, objet très prosaïque mais qui contient la
formule d’une multiplicité d’univers. Un peu comme la nanotechnologie retrouve
l’alphabet du réel dans un grain de sable. Igitur est pour moi la figure du
savoir absolu, une formation intelligible mais qui est donnée dans l’étant le
plus sombre, quand la substance se fait sujet et le sujet substance… C’est là,
dans ce monde que s’ouvre un infini d’infinis que je nomme chaos. Des corps
sombrent, se soutiennent, s’assemblent dans une chute où ils vont se combiner
sans abolir le hasard. Dans une telle perspective, les corps sont des points
d’entrée merveilleux et multiples pour associer des robots, des animaux autant
que des hommes. Les corps se recomposent à l’infini, s’échangent des vertus,
dans la digestion mais encore dans la pensée. Il n’y a pas de chevalier,
d’armure métallique sans l’étrier et le cheval qui s’y associe. On est par là
dans un processus technique et esthétique. Imaginez un chevalier dans la
plaine, avec le soleil sur son armure et l’animal qui vous charge… Et rien
n’interdit de pratiquer des associations bizarres, d’aller au-delà du tolérable
pour des corps qui ne sont pas naturels au premier degré, dont la nature
advient par une composition de rapports, une chimie et une physique qui
contestent peut-être la frontière entre ce qui est naturel et artificiel. Au
lieu de « co-impossibilités », je parlerai plutôt de « compossibilités »,
un concept de Leibniz pour décrire des entités dont les possibles se joignent
dans des agrégats surprenants, des poissons qui sont des lacs composés de
poissons eux-mêmes pris pour un lac vis-à-vis de poissons inframonadiques… …
Alors qu’est-ce qui est bien? Qu’est-ce qui est mal?
Les composés, les compositions qui témoignent pour la vie, qui donnent à la vie
de nouveaux débouchés sur la base la plus prosaïque, cela me suffit à parler de
« bon corps » ou de « corps bons ». Je me placerais ici non
pas dans le sillon d’une ontologie absolue mais plutôt associative ou
relationnelle. Les mauvais corps sont des corps que le cancer a mis à mal. Mais
est-ce si sûr? Que diront un jour les survivants à ces nombreux cancers de la
modernité? Qu’ils sont des monstres? Des anomalies de la nature? Je pense que
la maladie leur apportera aussi une vision, une envie de vivre et de résister,
de dire qu’ils ont la force de supporter la maladie, de la vaincre, d’y trouver
peut-être un allié pour dénoncer les bombardements de rayons dont ils ont été
les victimes. Le corps peut alors devenir la scarification d’une société, une
marque, une empreinte pour résumer un trajet, une lutte, un parcours singulier,
admirable fût-il amputé. La peau est tatouée par des mauvaises rencontres, par
des signes qui font une histoire aussi intéressante que celle du progrès. Une
signature! Et la nature n’est pas meilleure avec l’homme que la technique :
il y a des atrocités naturelles que des corps endurent en faisant d’elles des
stigmates, des cicatrices pour d’autres affirmations de vie, comme dans Kingdom of Heaven de Ridley Scott concernant les Croisades, montrant le
devenir d’un roi touché par la lèpre. On passe là d’un Chaos artificiel comme
celui de Fukushima à un Chaos naturel comme celui des pandémies ou des
contagions virales. Entre ces Chaos, il y a des lignes de résistance, des
morphologies pour des étants qui pourraient-être difformes, blessés, mais tout
en montrant la force et la beauté des fleurs
du mal dont ils ont été marqués. Du bizarre chez Baudelaire aussi on voit
naître des fusées, un feu d’artifice qui est tiré au-delà de la modernité.
Reste à régler la question du « vivre ensemble ». Vous l’entendiez
comment?
4 - RK/MS Le spinozisme très particulier que vous
avez décrit dans Plurivers, nous
demande en effet d’être associatif,
« l’association de l’amitié ». Cette amitié s’ouvre non seulement aux
hommes, quels qu’ils soient, mais aussi aux animaux [2],
aux végétaux, voire aux pierres, à savoir aux étant, quels qu’ils soient. Il s’agit en quelque sorte d’une communauté. Tous ces étant sont des attributs imparfaits dont
la perfection est le Dieu spinozien, la nature naturante. Votre vision du monde
se fonde sur cette communauté où la distinction physique au sein des genres et
des espèces va être amenée à disparaître. Donc c’est, en reprenant votre
expression, la « Méta-physique » du monde, celle de la fin du monde.
Dans le monde méta-physique, tous les constituants s’affectent les uns les
autres comme le dit Spinoza dans son Éthique,
en formant un monde chaotique,
an-archique, et plus ou moins u-topique.
Et voici une voix éphémère : « O mes
amis, il n’y a nul amy... ». L’aphorisme testamentaire d’Aristote, relayé
par Montaigne, nous parvient encore une fois. Oui, nous devons faire ici de la politique de l’amitié. La communauté
spinozienne, où peut se
trouver n’importe qui et n’importe quoi, est-elle vraiment transparente, sans obstacle ?
Deux grands thèmes rousseauistes mis en relief par Starobinski, la transparence
et l’obstacle, sont sans doute très importants pour interroger cette
communauté, qui ressemble un peu à celle que Rousseau, penseur redoutable de la
communauté à l’époque moderne, décrivait dans son Contrat social. Nous devrions rendre compte de la violence que
provoque la transparence de la communauté. En effet, la volonté générale n’est
pas littéralement « générale ». Si, en apparence, cette communauté
méta-physique est transparente (non pas au sens où elle est claire et mise en ordre, mais où elle
apparaît comme sans obstacle, sans barrière, en s’ouvrant à tout le monde), on ignore certainement
quelques obstacles, comme Rousseau ignorait la difficulté de la communication
dans la grande communauté, en supposant que ses membres peuvent se communiquer
immédiatement sans aucune distance ni aucun obstacle pour aboutir à la volonté
générale. Donnons des exemples : est-ce qu’il n’y a pas vraiment de dehors à cette communauté ? ; La
communauté immanente sans dehors est-elle possible ? Ne devrait-on pas de
nouveau nous interroger sur le dehors ou la marge
qui ne serait pas une nouvelle création ni un événement, mais ce qui subsiste –
une chose qui reste, existe, voire résiste. Qu’est-ce que cette chose ? Was ist das Ding ? La communauté
spinozienne, si elle existe, ne poserait pas cette question, car elle
s’intéresse à toutes les choses,
quelles qu’elles soient (donc, il n’y a pas de chose en soi). Ce chaos immanent, même s’il était dynamique,
pourrait se refermer sur lui-même. Comment peut-on distinguer ce dynamisme du nihilisme vide ?
JCM La question de la transparence me paraît avoir été
pensée au mieux par Michel Foucault. Rousseau déjà est le symptôme d'une transparence à laquelle il résiste tout autant. Il y a par exemple une critique du théâtre
chez Rousseau, le théâtre réalisant un obstacle à la vérité du peuple sur
lui-même. Ce souci de vérité, cette transparence réclamée par Rousseau, dans
ses propres aveux comme dans ses écrits
politiques est pressentie par Foucault lorsqu’il aborde l’espace de la
confession chrétienne, notamment dans Les aveux de la chair (dont nous ne savons pas grand-chose puisque le livre n’est pas publié à ce
jour). Lorsque je dis que Foucault interroge le dispositif de la transparence
sur le plan politique, je pensais d’abord à Surveiller
et punir. Ce n’est plus le châtiment qui incarne le pouvoir, ni même la
sanction en tant que telle, ni la dette plutôt que la transparence dans l’espace de la
prison. Le mot prison se confond souvent avec la Centrale, parce que le pouvoir y apparaît comme un centre. Autour de cette tour centrale sont construites des
cellules sur un cercle, une périphérie qui permet au gardien de voir tout ce
qui se produit dans chaque pièce. Une société qui n’est pas seulement
disciplinaire mais déjà marquée par une volonté de savoir, un contrôle qui
s’exerce également au niveau de la sexualité.
La sexualité pour Foucault n’est
pas du tout refoulée comme le pensait Freud mais donne lieu à une inflation de
discours, et la libération sexuelle n’est pas sortie du pouvoir de la
transparence, affichée devant tout le monde. Ce qui permet de dire à Foucault que la sexualité est le lieu d’un
certain nombre de rapports de forces et que le pouvoir s’inscrit dans ce
rapport, dans cette ligne de front qui fait de la sexualité une confession, un
aveu, réclamant une transparence dont en effet on trouve chez Rousseau les
premiers signes visibles. Il me semble que, dans un tel dispositif de transparence,
l’amitié intervient comme une ligne de résistance. Les amis forment des associations qui contournent cette volonté de savoir. Ils entrent dans une relation que j’ai
cherchée à aborder dans la conférence que vous aviez traduite à Tokyo et que je
développe dans un petit livre à venir où il est en effet question de Spinoza.
Qu’il n’y ait plus nul ami, ô mes amis
cela veut dire pour le moins que l’amitié n’appartient pas à cette ligne
d’évidence, qu’elle est comme pour la "société des amis de Spinoza", une espèce
de société secrète, qui circule dans un espace qui n’est pas celui de la
transparence. Et cette amitié est en effet une amitié qu’aucun pouvoir ne
contrôle, qui passe par des molécules, des petites passions, des individus nombreux très différents
des seuls humains.
L’amitié est un espace de rencontre qui n’est pas celui
qu’aménage le pouvoir autour des seuls dignitaires de l’humanité. Il s’agit
d’un axe d’association qui mobilise une politique autant qu’une cosmologie, une
association que Gabriel Tarde a beaucoup évoquée dans un très beau livre, peu
lu, mais amené à devenir un classique, Monadologie
et sociologie et dont l’axiome pourrait être le suivant : « toute chose est une
société », c’est-à-dire une association complexe, un peu déjà comme le
champignon qui, dit encore Von Uexküll, se compose d’une communauté d’individus assemblés pour résister, résister au vent. Comment nous assembler pour
résister? Quelle forme pour résister au vent solaire, au vent des atomes
nucléaires, des tempêtes qui tombent du ciel? Voilà la question qui est aussi
la mienne dans une espèce de ligne qui passe entre Spinoza, Tarde, Foucault,
Deleuze, mais aussi Derrida qui vraiment réfléchit à l’amitié, à une politique
de l’amitié qui n’est pas seulement prise dans la transparence, dans l’aveu,
dans le souci de clarté, mais se replie, se plisse, marque un pli obscur qui
forme une subjectivité rebelle, marginale.
Et c’est bien par rapport au Dehors que ce pli a lieu. C’est dans le dehors, fût-ce dans une explosion, une centrale défaillante, que
se donnent des nouvelles formes de subjectivation, de nouvelles manières de
s’assembler pour résister au vent, pour résister encore au pouvoir qui
réclamait notre transparence. Le dehors, c’est à la fois l’obstacle et la marge où naissent de nouveaux rapports de forces. C’est ce vitalisme d’une association qui plonge dans des forces de résistance qui me plaît. Et cette
résistance pourra nous conduire à aimer les machines, à trouver dans
l’informatique ou la nanotechnologie des axes de survie. Ce n’est pas un
nihilisme. Aucune association qui augmente notre désir de vivre n’est négative,
tout ce qui nous conduit à persévérer dans l’être est bon, qu’il s’agisse d’un animal ou d’un mutant. Alors la question serait en effet de reconsidérer
le capitalisme selon une question de ce genre. Quelle liberté le libéralisme
promet-il et quelles sont ses machines, quels sont ses associés, son conatus ? Fukushima en est peut-être
un signe et réclame de penser autrement.
5 - RK/MS Vous
aviez parlé un peu du problème de la technique lors de notre rencontre,
concernant la philosophie de Heidegger, Simondon ou Stiegler, etc. Nancy, de
son côté, écrit lui aussi beaucoup sur ce thème. Parlant du monde technicisé comme sa propre nature,
il cite les noms de Simondon et Stiegler dans une note du Sens du monde. Sa manière de traiter ce problème est
caractéristique de sa pensée, peut-être en raison de la problématique de la tekhnè qu’on ne peut simplement opposer
à la phusis. Le monde (ou la fin du
monde) sur quoi vous insistez, est-il aussi celle du monde technicisé ? Vous avez traité dans Plurivers de la nanotechnologie comme symbole de votre vision du
futur. On ne peut pas ignorer ni négliger, ni a fortiori nier simplement la
technique qui est indissociable de notre vie quotidienne, mais il nous faut
penser comment nous vivons avec elle et auprès d’elle dans le monde technicisé,
comme dirait Stiegler. Qu’est-ce que la technique, la techno-logie et la tekhnè
? Comment diffèrent-elles les unes des autres ?
JCM Oui, c’est pour moi tout le problème et sans doute celui de Nancy, problème en
rapport avec la question du capitalisme qu’il nous faut bien repenser autrement
que selon sa transparence publicitaire et la gouvernance technocratique qu’il
substitue au gouvernement politique, la politique étant de plus en plus prise en
otage par ses exigences. Le capitalisme rêve d’une société sans Etat totalement
dérégulée, sans aucun pouvoir d’intervention. Il s’agit d’une résistance à
l’Etat mais qui ne ressemble pas du tout au Conatus,
à l’effort vital de Spinoza qui augmente notre puissance d'agir. Le capitalisme n’est
plus que le nom d’un appauvrissement de la planète, la fin d’un monde qui n’est
pas liée à la technique, mais au choix d’un modèle énergétique. Le pétrole a été une énergie mondialisée par le capitalisme. Il promeut le totalitarisme du « tout
pétrole ». Et le nucléaire n’en est qu’un prolongement. On en revient à un
seul mode énergétique exploitable mondialement. Il me semble au contraire que
le pétrole, comme le nucléaire ne sont qu’un seul élément du dispositif
technique et qu’il en existe une infinité
d’autres. Chaque énergie possède sa ligne de Chaos, sa bombe possible, le
dehors avec lequel composer, risque inévitable. Sans doute en trouvant un seuil qui les met en
rapports avec d’autres formes. Il faut relocaliser les énergies et diversifier
la technique d’exploration énergétique en fonction d’un lieu approprié, redéployer des
puissances énergétiques qui soient inappropriables en termes économiques, mais redevables de l’espace public. Pour le moment nous ne payons pas encore l’air
que nous respirons, et il en allait ainsi de l’eau, du feu, de la terre,
considérés comme des éléments qui n’appartiennent à personne. Le pétrole est
une substance qui fait l’objet d’une capitalisation tout à fait indigne. Et
sous l’égide de cette capitalisation nous est imposée une économie toute puissante, celle de l’universalisme du pétrole. La
biodiversité me semble au contraire devoir se penser sur le plan d’autres énergies
que celles que notre économie a installées au pinacle des ressources fiscales.
Nous savons que la
distribution de masse du carburant sera chose du passé dans moins de deux
décennies, même s’il restera du pétrole pour des usages stratégiques.
Qu’est-ce qui a porté ce modèle au pouvoir et qui a intérêt à le
maintenir à gauche comme à droite ? Comment expliquer sur le plan
politique le silence concernant cette mutation inévitable et la volonté de
maintenir les droits prélevés sur cette énergie qui exclut toutes les autres,
appauvrissant les modes de production possibles? Il y a là une singulière
absence de diversité, notre civilisation ayant oublié l’usage des formidables
machines que le vent, le soleil ou l’eau rendaient efficientes, autant d’éléments
financièrement inappropriables. Il est possible que le nucléaire puisse nous
être utile dans des domaines à définir ou que le pétrole soit réservé à la
conquêtes spatiales nous procurant la force d’échapper à la gravité pour partir
à la rencontre d’autres terres… Nous vivons me semble-t-il une époque
intéressante et riche si nous prenons en compte cette mutation très proche mais
qui peut dégénérer en catastrophe planétaire si nous continuons de permettre
aux financiers d’imposer leurs conditions, leur frénésie délocalisante
arrachant tous nos savoirs faire des milieux où ils sont nés pour des raisons
de défiscalisation et de droits du travail contournés. Ce qui se profile
à l’horizon est bien un plurivers énergétique qui nous fera renouer avec la matière
selon d’autres ressources que le pétrole. Et ce n’est pas le problème de la
démocratie qui est en cause plutôt que la gouvernance réclamée par les marchés
qui s’approprient les cours du blé ou des matières vitales. Sur toutes ces
questions la gauche ne dit presque rien. C’est une politique qui vit encore
dans ce monde qui est fini, terminé : fin d’un monde.
Plurivers,
pour moi, appelle la diversité des énergies, une exploration des savoir-faire
autres que ceux de l’industrie vouée au pétrole : technique de la vapeur,
de l’hydraulique, de la lumière, de l’éolien, des nanomondes qu’on ne pourra
pas prendre en cours si nous ne songeons pas dès aujourd’hui à la sortie du
libéralisme et de son « univers » monocentré (très peu libertaire
finalement). Le capitalisme destructeur de toute pluralité n’a pour moi rien à
voir avec la jouissance, comme on a tendance à le penser autour de Slavoj
Zizek. Le capitalisme ne jouit de rien, même pas de ses délocalisations et ne
connait ni extase ni béatitude, pris seulement dans les resserrements gris de
ce qui s’échange, se troque, se consomme. Il est dans l’objet qui lui donne
l’illusion d’un corps glorieux. Il faut lire Spinoza pour avoir une idée de la béatitude
et imaginer à partir de là ce que veulent dire la dépense et la jouissance, la
puissance et la création.
[1] Nous nous permettons d’ouvrir ici une parenthèse sur
quelques questions, sur lesquelles nous désirerions échanger à une autre
occasion. Comment ne pas évoquer la problématique derridienne du messianisme sans messianisme? Ne
pouvons-nous pas comparer la philosophie du chaos en tant que nouvelle
téléologie avec ce messianisme sans messianisme ? Un tel nouveau messianisme
risquerait-il de prendre la forme d’une nouvelle idéologie mondiale ? Disons
cela d’un point du vue plus général mais plus concret : toujours dans Plurivers, vous décrivez comment nous
sommes hantés par la mort de Dieu ou de nouveaux Dieux dans un monde exploité
par la nanotechnologie. Tout en vous gardant d’une nouvelle religion de clonage
ou de procréation, vous profitez des acquis de la nanotechnologie pour
parcourir ce que vous appelez les « nanomondes ». Comment vous avez
trouvé le moyen de traverser le monde après la mort du Dieu transcendant, mais
toujours habité par des dieux anciens et nouveaux ? C’est un des sujets que
nous avons abordés lors de notre rencontre. Entre la « lenteur »
derridienne qui n’est pas sans rapport avec son traitement de la problématique
« théologique », et la « vitesse » de la pensée deleuzienne
qui s’en est en partie affranchie mais qui en traite, assez différemment
voire avec légèreté, votre choix serait une manière post-théologique de traiter le
théologique, une manière qui n’a pas peur de côtoyer et de jouer avec ces
dieux. Ce qui nous semble correspondre avec votre éloge audacieux de
l’« Empire » où, entre des humains et animaux, viennent et reviennent
les dieux non-chrétiens. La question serait finalement la suivante :
comment affronter la question théologique aujourd’hui sans pour autant faire
naïvement abstraction de Dieu, du divin ou du religieux ?
Ici, nous
ajouterons encore quelques commentaires sur la vitesse, dont nous avons parlé
ensemble. Il faudrait de la vitesse pour ne pas rester dans un seul monde fermé
sur lui-même, pour ne pas s’arrêter dans un seul rapport ou dans une seule
association. C’est cette vitesse de pensée qui nous permettrait de rencontrer,
chanter, danser et crier avec des dieux ou en tout cas les personnages inhumains.
Cependant, nous connaissons une autre vitesse ou une autre problématique autour
de la vitesse. Il s’agit de la vitesse de la fuite des substances nucléaires de
la centrale de Fukushima, qui n’est toujours pas « sous contrôle ».
Il nous faut préciser ici que le gouvernement japonais vient de déclarer la
« relance » des centrales. Nous devrions réfléchir au moins à deux
sortes de vitesses, deux sortes de lignes de fuite : la vitesse de
croissance mortifère et accéléré qui mène à l’impasse du monde et qui ne permet
finalement pas de sortie du nucléaire, et la vitesse de pensée qui rivalise
avec elle ou encore qui permet de sortir de cette impasse. Discerner
la bonne vitesse de la mauvaise, cela est-il possible et
d’ailleurs, une telle question est-elle correcte ?
[2]Nous ajouterons ici encore une note concernant le
thème de l’animal. Nombreux animaux (bestiaux) ont été laissés, délaissés et
abandonnés à Fukushima après l’évacuation forcée des habitants. Nous faisons
ainsi face à ce que nous pourrions appeler la politique animale (dont quelques penseurs abordent déjà la
problématique, tantôt dans les sillages de Derrida ou de Deleuze), politique
mêlée au système économique où les animaux sont impliqués malgré tout. Il
s’agit d’une politique, non pas à venir,
mais déjà advenue.
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