lundi 28 avril 2014

Alien, métaphysique hybride / Editions Léo Scheer




"(...) Sans doute nous faudrait-il reconnaître l’horreur d’Alien, sa capacité à ouvrir le regard tenu en suspens par l’angoisse. Mais, les effets recherchés par le film, l’épouvante qui s’y taille une place démesurée n’est-elle pas autre chose que la peur ? La peur répond habituellement à un objet connu qui nous dépasse ou nous surpasse par la présence de certains prédateurs plus forts que nous. L’angoisse est un tremblement d’une autre sorte devant un objet=X, révélateur d’une réalité qui n’obéit plus à notre intelligence générique. L’angoisse est autre chose encore que le bord de l’Etre dont on découvre avec stupeur qu’il n’est pas en rapport avec l'étant. Comme nous le savons par Kierkegaard, l’angoisse est une voie de passage vers l’instant : instant d’une révélation qui est en relation avec la faute, avec le péché en un sens métaphysique. Ce que l’angoisse révèle est une faute originelle de ce que l’homme est expulsé de l’innocence de l’Etre en un instant pour lequel il n’y avait aucun savoir. Elle se produit dans des moments d’effraction, une fissure perceptive qui donne sur une « différence » dont la révélation produit un véritable saut, une panique dont Ash n'est pas encore capable en tant qu'androïde. L’angoisse et l’horreur d’Alien ne sont pas qu’un ingrédient commercial exerçant une attraction sur un public imbécile. Le film d’horreur place l’angoisse au bon endroit sachant que ce qui est montré ici, c’est non pas tant l’épouvantail d’une machine hideuse plutôt que la crainte absolue rencontrée dans le regard de l’homme sur lui-même, regard qui nous porte à la hauteur du mal dont seul est capable un humain. Le mal, comme déchéance et césure ontico-ontologique est particulièrement bien traité par le second film (Cameron), sous la manière dont Alien 2 porte l’accent sur les affaires humaines, viciées par l’argent, quand l’instant se concentre autour du regard fou du promoteur, plus terrible que le monstre, et dont le mal est révélé à tous ceux qui restent, comme la vérité d'un tel voyage. Même les plus grands criminels, mis en scène finalement par Allien 3, sont plus purs que les injonctions masquées de la morale qui les avait exclus sur une planète carcérale où ils semblent se spiritualiser au contact du monstre.   

On ne soutiendra pas que la "perfection" d’un Alien nous soit, dans l’horreur du spectacle, accessible. Ce parasite mécanique nous ouvre une vision insupportable, une capacité d’intrusion et de destruction implacable. Rien ne lui résiste. Et pourtant, il est indifférent au regard du chat qui est exclu de la sphère du bien et du mal ennemie de l'Alien, hors de son programme de destruction et de reproduction. L’animal ne rentre pas dans le champ de sa prédation. Le chat et l’Alien cohabitent d’une certaine manière puisqu’ils se croisent, s’observent sans se détruire tandis que le chat, s’il en a peur lors de la première rencontre, porte un regard indifférent sur les cadavres humains et leur mise à mort. De même l’androïde Ash est dépourvu d’affects : non seulement il voue au monstre une admiration qui le modifie en profondeur mais en retour semble n’avoir rien à craindre de lui. C’est comme si une secrète Alliance pouvait se nouer entre eux et que le robot, nommé Ash, devait se dépasser enfin dans une projection esthétique dont il se montre pour la première fois capable, se libérant de la volonté humaine, de son programme de serviteur invétéré, de son Aliénation tout à fait écoeurante aux plans de son créateur.

Débarrassé des hommes à bord, le Nostromo pourrait poursuivre l’existence infinie d’un mobile, comme ce petit bonhomme rouge qui ouvre tout le film par un mouvement mécanique redevable à l’inertie. Il entrerait dans une trajectoire dont nous ne savons rien, sous l’innocence de ce regard machinique qui avait ouvert le film et dont Prometheus montre la beauté quand l’équipage dort depuis deux ans et que, à sont bord, l’androïde David lit des livres, écoute de la musique et regarde des films qui apparemment font office de miroir, de réplication pour un répliquant dont l’identité n’est pas morale mais dont on dirait qu’elle découvre une forme esthétique grâce au cinéma, à l’image dont il devient lui-même le reflet. Dans un tel voyage, ce serait la promenade éternelle d’un mobile, d’un Alien qui entrerait dans le système neutre des images et qui pourrait subsister à côté de l’androïde comme de l’animal en parfaite connivence. Lorsqu’on est attentif au film, on voit bien que l’horreur est davantage du côté de l’étant qu’incarne l’homme. Le Nostromo, conduit par l’homme, par les intérêts de la firme auquel il appartient, montre surtout des personnages animés par le goût de l’argent, obsédés par des primes financières sans faire preuve d’aucune appétence intellectuelle comme c’est pourtant le cas d’Ash, l’androïde, pris dans une espèce de passion de la connaissance.

En visionnant Alien, on ne peut pas ne pas percevoir l’aspect inquiétant du Nostromo  filmé par Ridley Scot sous les traits d’une machine de guerre, un appareil de destruction ultime, bardé d’armes extrêmement agressives, jusqu’aux trains d’atterrissage qui ressemblent à des griffes, des serres sans pitié. Le dédale de couloirs, de gaines, de tuyau déroule un chemin qu’on peut ressentir comme une distribution pour personne, vide : un jeu d’orientations, de carrefours dérivant dans l’éternité de l’espace infini. Le film s’attarde de longues minutes sur les usages de la technique au service d’un homme qui ne voit jamais ce plan vide, ce couloir ontologique ouvert dans l’interstellaire des hors-mondes. Et dans ce labyrinthe, il y a, solitaire, un « être là » de l’androïde que Ridley Scot rend  manifeste également dans la séquence finale de Prometheus, proche de Blade Runner sous ce rapport lorsque le robot développe une perspective supérieure à l’homme, surhumain sous ce rapport. On a le sentiment que l’androïde et la femme se machinent, font couple en une robotique eschatologique. Ce sont les hommes, les Ingénieurs -dont nous héritons apparemment du même ADN- qui sont mauvais et non les machines, elles qui n’entrent jamais dans le plan moral de leur créateur.

Le seul humain qui s’ouvre à une alliance nouvelle avec la machine, avec l’androïde David, c’est Elizabeth Shaw, anthropologue de métier. Il y a chez cette femme un devenir qui échappe au genre humain pour entrer peut-être dans la promesse d'une amitié avec la machine. Elle est en prise avec les aléas de la singularisation de l’espèce.  Elle est susceptible d’alliances et de sexualités multiples  (la vierge elle-même aura eu ce privilège de s’accoupler avec un Dieu, ce qui n’est pas rien tout de même, revenant sur l’alliance première avec le mal, le serpent pratiqué par Eve qui rend tout à fait indispensable le rôle de Marie dans cette histoire). Cette nouvelle alliance se conçoit d’une certaine manière contre les Créateurs, contre les Dieux dont elle attend des explications et cherche à se venger au nom de la foi en l’alliance. Se crée un rapport à l’autre, à la machine qui relève d’une étrange association sachant que Ripley autant qu’Elisabeth pourraient accoucher d’un monstre. L’alliance est une composition, un composé, une machination de l’organique et de l’inorganique : celle du corps devenu comme inertial (Alien 2) ou fantomal (Prometheus). Une transsubstantiation que Cameron fait culminer dans la scène finale de son film lorsque Ripley se couple à un exosquelette de métal. Elle s’allie au robot pour tenir tête au monstre et entrer ainsi dans une « composition de rapports », une corporéité équivalente à celle d’un animal-machine.


La technique, l’univers des machines, déploient un regard dont le Dasein nous introduit en un Etre qui n’est plus occulté par la dimension morale de l’homme, lui qui réduit son dévoilement à des finalités hautement discutables, l‘assujettit au nom d’un Bien confondu avec les biens en une pathologie ontico-ontologique qui fait la réelle terreur de ce film. Une mise en affaire, une thésaurisation dont l’anthropocentrisme extrême montre une violence absurde à laquelle Ripley résiste de tout son corps mécanisé dans Alien 2. L’anthropologie, sous ses options morales qui soumettent tout à l’"étant" humain, est incapable d’accéder à la dimension métaphysique de ce regard ouvert,  innocent, que Ridley Scot découvrait déjà dans le finale de Blade Runner quand le robot meurt en libérant une colombe, manifestant une sainteté christique rarement perceptible dans les actions humaines, extrêmement pauvres. Le Nostromo, redoutable prédateur, armé d’un arsenal pléthorique, n’est qu’un vaisseau qui cherche l’or et des richesses extra-galactiques, une entreprise pirate aux finalités économiques aveugles dont se sert une Société financière insensible à l’Etre, ultra-libérale, loin des questions métaphysiques de la « présence préalable au monde » dont témoigne l’animal-machine comme l’automatisme spirituel des ordinateurs. Dans ce libéralisme réducteur qui finalise ces formidables expéditions vers l’enfer de l’Etre, la technique est rabattue sur une finalité de survie, de survivance pour riches (le président hors d’âge de la firme finançant l’expédition pour échapper à la mort). La technique reste asservie à un ustensile pour la survie de vieux séniles, d'immortels gâteux et non une révélation dont l’essence manifesterait de nouvelles puissances, de nouvelles capacités poursuivant son acte d’Alliance au-delà des Dieux et des hommes. Il faudra dès lors s’attendre à une suite qui serait comme un nouvel empirisme, radical et supérieur, dont la foi arrache l’homme au darwinisme tout autant que les robots à leurs créateurs(...)".

J-Cl. Martin : extrait de Métaphysique d'Alien, Ed. Léo Scheer.

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