samedi 26 avril 2014

Pluriversalité / avec Jean-Philippe Cazier





Jean-Philippe Cazier : Un aspect de votre livre[1] qui me plait beaucoup est son style, qui ne concerne pas qu’une manière d’écrire mais qui est un style de la pensée. Ce style est très singulier. Vous analysez les conditions d’un « plurivers » compris comme pluralité de mondes hétérogènes, comme un monde qui n’est plus un monde mais une multitude de fragments, de connexions, de frontières mobiles et floues – une sorte d’empirisme généralisé. Un tel empirisme demande une autre façon de penser, où la raison n’a pas perdu sa place mais où, située à une autre place,acentrée, elle engendre des monstres, des hybridités, dépliant des réseaux et reliant, plutôt que des lignées, des espaces-temps hétérogènes d’une manière pour le moins peu orthodoxe. C’est cet empirisme qui constitue le style de ce livre : Hegel à Manhattan, Hume et Orson Welles, Star Wars et Cicéron et Rousseau, Kant et la mouche et la chauve-souris, les champignons et Heidegger, etc. La philosophie devient une sorte de science-fiction, une pensée hybride, monstrueuse, qui fonctionne par connexions, greffes, bouturages, vitesses et se construit elle-même comme un « plurivers ». Ceci m’a fait penser à un « procédé » – dans le sens où Deleuze parle du « procédé » de tel ou tel écrivain – que l’on trouve à l’œuvre chez Derrida, mais aussi à ce que Deleuze, se référant à l’empirisme ou à Nietzsche, écrit dans l’avant-propos de Différence et répétition : on ne peut plus écrire un livre de philosophie comme avant, l’histoire de la philosophie comme collage, la philosophie comme science-fiction, etc. Et il ajoute, parlant de Différence et répétition : « Ce que ce livre aurait dû rendre présent, c’est donc l’approche d’une cohérence qui n’est pas plus la nôtre, celle de l’homme, que celle de Dieu ou du monde. En ce sens, ç’aurait dû être un livre apocalyptique ». C’est aussi ce que vous faites dans votre livre, dont le sous-titre est justement « Essai sur la fin du monde ».

J.-Cl. Martin : La question du style est essentielle. On peut parler de « procédé » ou de « dispositif ». Deleuze parlait encore de « formule », Bartleby ou la formule, etc. Une formule, ce n’est pas seulement ce qui répond à une décision. Il s’agit de quelque chose de plus vital qu’on pourrait difficilement rabattre sur une intention. Dans le cas de Bartleby, on voit bien que ça bégaie. Je bégaie, mais « je » ce n’est pas seulement celui qui veux bégayer. Cela correspond plutôt à une obstination, un mur. Beckett s’épuise au lieu de se fatiguer. Cela va au bout, en lui, mais pas du tout comme le résultat d’une volonté droite ou d’une bonne volonté. Plus un soubresaut. Il y a parfois des remarques comiques, pas comme vos remarques, très à propos. Des remarques sur le style qui donnent le sentiment qu’on pourrait le forcer. Mais un style ne se laisse ni  forcer ni maîtriser. Il y a, par exemple chez Hegel, des moments lyriques et difficiles à comprendre. Et cela ne correspond  pas à des effets mesurés dont on pourrait penser qu’il suffit de monter un peu le régime ou de le baisser comme en tournant le bouton d’un amplificateur dans l’idée de saturer la ligne. Le style, c’est plutôt au niveau de l’instrument qu’il se joue, qu’il intervient. Non pas sous l’effet de ce que veut l’interprète mais dans le rendu d’une matière, un lissage des cordes qui convient à l’ambiance de la salle, de l’air, de l’atmosphère, avec des erreurs à rattraper, des errances à intégrer. On peut donc parler d’un style tantôt sobre, tantôt lyrique. Mais c’est toujours en fonction du rendu plus que de l’auteur qui se perd un peu dans ces effets. Dire, selon la neutralité universitaire, que tel ou tel style est un peu forcé, c’est inverser la situation. C’est le style qui nous force et ce serait illusoire de penser qu’on puisse le maîtriser dans l’ordre du sérieux requis par la soutenance des thèses. Oui, le style correspond à un procédé, une procédure entièrement soumise au territoire qu’on cherche à pénétrer comme en cherchant la machette appropriée. Il m’arrive d’être absolument lyrique, comme le disait Baudelaire, ou de toucher à la sobriété d’une phrase retenue, comme repoussée par le terrain sur lequel elle s’aventure. J’ai eu des phases chaque fois adaptées au territoire que le livre survolait, s’y enfonçant ou l’emportant sur un bord qui s’ouvre à d’autres milieux. Le concept de ritournelle veut dire quelque chose de ce genre, qui ne se décide pas plus que l’orchidée fait semblant de calquer la guêpe au point de rendre idiot tout rapport. J’avais compris ainsi ce que Deleuze disait lorsqu’il me confiait qu’il n’y a pas grand-chose à attendre du simulacre. Rien de plus insipide que le simulacre. On imite, on fait semblant d’imiter l’autre par des contorsions et des effets qui rappellent le chanteur d’opérette imitant le rossignol. Cela est du dernier grotesque. Le style n’est pas notre propriété. On l’emprunte ou on reste en-dehors du territoire qui appelait un galop, et ce rythme plutôt qu’un autre. Pour traverser un cours d’eau, il faut y aller vite ou se condamner à rester au bord. Dans mon dernier livre relatif aux « Plurivers », la question était effectivement de trouver une monture qui puisse y mener, moins lyrique que pour certains autres livres que j’ai signés de mon nom, mais pas sobre pour autant, plutôt bouleversée, roulant en déraillant régulièrement d’un côté ou de l’autre d’une surface menant à une multiplicité de doublures dont le rapiéçage n’était pas donné ni fait d’avance. Voilà pour le procédé. Pas du tout un art d’en rajouter, de forcer le ton mais une démarche hésitante qui cherche un équilibre, une monture pour affronter des forces inouïes, tellement inouïes qu’elles n’ont rien à voir avec ma vie. On n’est pas dans l’autofiction du moi qui raconte ses aventures. On est dans une vie arrachée à elle-même pour nous mettre sur le chemin d’un animal, d’un trou de vidange, d’une molécule dont les vitesses sont imperceptibles aux corps soumis aux organes de l’espèce, de la naissance qui les caractérise.
Donc oui, le style est en rapport avec un empirisme.  Pour moi, cela veut dire «retrouver le seuil » par où passe une pensée pour se constituer dans sa difficulté propre. Par exemple Kant, son problème est « comment définir l’intuition humaine », sur quelle limite elle s’installe, à partir de quel point elle devient inopérante, voire délirante ? Nous ne pouvons pas prétendre à une intuition d’un Dieu, elle n’est pas intellectuelle, l’intellect étant dépourvu du dispositif sensible, orphelin de toute actualisation sensible. Mais on peut néanmoins la fictionner. La critique, la Critique de la raison pure veut dire qu’il y a de la déraison dans la « raison pure » quand elle croit sentir ses abstractions. Elle devient aveugle, taupe en faisant cela. La raison ne peut intuitionner l’infini, ni des objets qui seraient hors de l’espace et du temps. De telles prétentions, il convient de les critiquer. Ma question est alors la suivante : s’il n’y a pas d’expérience de l’infini, si l’intuition humaine n’est pas celle d’un Dieu, que dire de la mouche dans le film de David Cronenberg ou du cloporte chez Kafka ? Peut–on associer à l’homme d’autres modes de perceptions comme ceux de l’animal ou de la machine ? Qu’est-ce que le doigt gagne en s’association à un joystick ? Ce sont là des boutures et des expériences étonnantes qui poussent l’intuition au-delà de la limite que Kant avait dessinée pour l’homme dans la Critique de la raison pure. « Plurivers » est pour moi le nom d’une expérimentation de ce genre sachant que nous ne pouvons plus croire, avec Kant, à l’existence d’un Univers, d’un espace et d’un temps universels, réglés par les mêmes catégories. Kant avait évidemment raison de penser qu’on ne peut prouver l’existence de Dieu ou produire une figure exacte de l’idée de Monde. Mais, en même temps, les délires de la raison peuvent solliciter un usage de nos facultés sensibles dans des conditions différentes et comme extrêmes. Il y a des formes de sensibilité comme le « sublime » qui nous montrent des choses étranges. Un usage déréglé de tous nos sens… Je veux dire que la mouche est confrontée à des vitesses et des perceptions de mouvements qui ne cadrent pas du tout avec « la table des catégories » élaborée par Kant. Il faut supposer d’autres répartitions, un empirisme supérieur que James avait anticipé par l’idée de « groupe » et que Deleuze conduit vers une « anarchie couronnée » en créant le concept de « multiplicité ». Quelle place faut-il attribuer, sous ce rapport, à la fiction ?
Il me semble précisément que la littérature touche à une fonction critique qui va au-delà de ce que Kant appelle « critique de la raison pure ». Deleuze parlait d’une « critique » qui met en jeu une « clinique », une expérimentation offerte par la fiction comme pour légender un monde avec des seuils dangereux et pour cela même pathologiques, parfois mortels sans le procédé, le style requis. La schizoanalyse n’est pas sans rapport avec cette clinique. J’aimerais bien tenter une aventure ultime pour mon existence, qui serait un peu celle de Deleuze par rapport au cinéma : une histoire de la science-fiction essentiellement problématique au lieu de thématique. Mais je crois que je n’y arriverai pas pour une raison essentielle : la science fiction est une littérature mineure, de seconde zone, dont les méandres ne sont pas même inventoriés là où le cinéma avait déjà ses écoles et ses nomenclatures.  Science-fiction veut dire en tout cas que la science est portée vers des fictions qui dépassent l’usage de la raison bornée au champ d’une expérience possible. Il y a dans toute fiction un empirisme beaucoup plus profond, transcendantal, qui pousse au-delà, qui renoue avec l’illusion, un amour de l’illusion pour redonner à la métaphysique des objets et un désir différents de ceux de « Dieu », du « monde » ou du « moi » dont nous savons qu’ils intéressaient la métaphysique classique.  La science-fiction est une matière pour ensorceler la « sagesse classique » vers des territoires insoupçonnés et des délires créateurs. Comme vous voyez, tout ça est très deleuzien, avec des différences qui tiennent à un parcours propre où se croisent Derrida autant que James ou Hegel…

J.-P. C. : Puisque vous parlez de Kant, je constate que vous faites subir un sort surprenant à certains auteurs. Vous prélevez chez Kant un segment, une partie bien précise que vous greffez et que vous faites proliférer. On trouve chez lui l’idée d’une intuition nécessairement partielle qui limite l’effort pour penser la totalité et condamne aux phénomènes : le monde auquel nous nous rapportons est d’abord un ensemble de vues limitées, fragmentaires, non totalisables. La pensée humaine n’aurait ainsi à faire qu’à un monde – un monde possible – mais pas au monde. On peut donc penser qu’il y a autant de mondes que de manières d’intuitionner, des mondes animaux aussi bien, et Kant entre ici en rapport avec la mouche, « sensible à des vitesses dont le degré d’appréhension est surprenant ». Vous prélevez donc chez Kant certains éléments de sa théorie de l’intuition pour en extraire ce que Kant ne pouvait pas y trouver : l’affirmation d’une pluralité des mondes ou d’une multiplicité du monde, l’impossibilité de son unité et de son identité, l’équivalence du monde de l’Homme et du monde de la mouche ou de la chauve-souris, etc. Kant devient un personnage de science-fiction, en tout cas vous le construisez réellement, comme un personnage, un autre Kant possible, un Kant hybride qui est à la fois Kant et un autre et qui peut entrer dans un voisinage étrange avec des mouches. Je remarque que, comme une sorte de Cronenberg philosophique, vous pratiquez les mêmes expériences sur d’autres auteurs : Aristote et l’individu, Hegel et le mouvement, etc. Par là, bien sûr, la philosophie devient non pas un champ de ruines mais un champ de monstres, d’êtres hybrides qui impulsent le mouvement de la pensée et lui donnent sa vie, elle intègre cette logique du multiple, de l’hétérogène, et donc du devenir, que vous développez…
Si je reprends votre livre au début, on peut voir celui-ci comme une sorte de diagnostic des temps contemporains. L’émergence de ce que vous appelez le « Plurivers » ou encore l’« Immonde », compris  comme « monde sans monde », marquerait la différence entre le moderne et le contemporain où l’univers, le cosmos, l’homogénéité du réel ont disparu au profit de l’hétérogène, du devenir, du chaos, de la fluidité, de la centralité des bordures, des mixtes, des paradoxes, etc. Cette perte, bien entendu, ne va pas sans une révision des idées de sujet, de raison, de Dieu, que Kant, malgré tout, essayait encore de sauver. A travers chaque chapitre, vous sélectionnez et développez des signes de ce changement, signes que vous repérez chez certains auteurs philosophiques, mais aussi du côté des animaux, ou encore dans certaines alliances entre l’Homme et la technique. Je ne crois pas que vous fassiez référence au domaine de l’art de manière aussi centrale, sauf pour certaines œuvres cinématographiques. Quels seraient dans le domaine artistique des auteurs ou plasticiens qui auraient, pour établir ce diagnostic, une valeur aussi importante que Russell ou Rousseau ? Je pense, pour prendre une œuvre récente, au dernier roman de Claro,CosmoZ[2]qui par bien des aspects me semble proche de ce que vous faites dans Plurivers et qui serait comme la version littéraire de votre livre, comme le vôtre pourrait en être la version philosophique.

J.-C. M. : Oui, c’est un peu comme la technique du samplage dans la musique électronique et dont le procédé est parfois proche de la répétition telle qu’on la voit à l’œuvre chez Mahler, bien sûr avec des moyens différents et de moindre ampleur. Mahler fonctionne en prélevant des motifs du folklore dont il fait varier la thématique. Le samplage c’est plus commun mais néanmoins intéressant. On prélève un mouvement exemplaire sur un disque quelconque et on le fait revenir jusqu'à en perdre le contour. C’est très intéressant quoique rarement réussi dans la musique que j’évoquais. Je pratique un peu une histoire de la philosophie de ce genre, par variations. Donc, oui, monstrueuse. C’est assez significatif dans 100 mots pour 100 philosophes[3], où les voisinages induisent des relations de parasitages comme si je me laissais envahir par une ribambelle de personnages dissemblables. L’idée de ribambelle me plairait assez, même si elle reste gênante pour un universitaire. Un peu comme chez Rubens, les individus ne valent que sous la sarabande dans laquelle ils s’incluent et se dépassent : des grappes qui s’associent sur le mode de la meute. Mais bon, cela ne marche pas aussi bien que ça en a l’air. Je veux dire que c’est comme une période. Longtemps, je me suis installé dans Aristote. Je lui consacre un livre[4] et c’est bien après que ce monde que je lui prélève se met à fourcher sous l’emprise d’une question différente, celle de l’individuation. De même pour Hegel, avant de le promener à Manhattan en compagnie de Peirce et James, il y a eu une lecture de la Phénoménologie de l’esprit qui m’a pris beaucoup d’années et dont des souvenirs remontent à l’époque de discussions avec Deleuze. Il y a donc effectivement un désir de périodiser le monde et de le faire éclater selon différents modes de sensibilité, différentes formes d’appréhension dont Kant porte l’image en creux, se contentant de deux modes : celui fini de l’homme et celui infini de Dieu. Moi je me dis que cet éventail comporte des différences de natures dont il faut expérimenter les épisodes critiques, les périodes. C’est une manière de porter la critique à un degré supérieur de virulence.
Je parle en épisode et en période. Epis/ode et Péri/ode nous ramène à une ode. C’est d’abord un refrain qui marche un certain temps. L’ode de la péri/ode fonctionne comme l’odyssée. On revient inexorablement d’où l’on part. Mais ce retour, ce refrain produit une force centrifuge. La péri/ode implique sur la périphérie des événements qui arrachent tout et empirent ce retour, qui le piratent en quelque sorte. C’est ce périphérique de la période qui me plaît. On entre dans des épisodes tout à fait palpitants dont la fiction est mieux équipée pour en tenter l’expérience. Pour répondre à votre question sur la peinture : quels peintres entrent dans la séquence du contemporain dont je parle ? Il me semble que Klee fabriquait également des périodes. Il entassait des morceaux, des pavés jusqu’à un certain seuil qui rendait possible un retour du motif. Mais à partir d’une certaine hauteur cela se déstabilise, s’écroule et se modifie. Il y a chez Klee des équilibres chancelants et des « pavages du plan » qu’Escher va poursuivre. Escher compose des périodes dans le pavage où on voit progressivement les oiseaux se modifier en poissons comme si on pouvait passer de l’autre côté d’une bande en restant dans un même motif. Je pense que j’écris un peu de cette façon. C’est devenu naturel à force de pratiquer les peintres mais là encore ma manière de « périodiser » est issue d’une longue aventure, une histoire de la peinture qu’Eric Alliez et moi-même nous avions appelé L’œil-cerveau[5]. Il y a eu ensuite ma rencontre avec le peintre François Rouan qui est le plus proche de ce que je fais, lorsque la figure se foliace, se déplace pour devenir méconnaissable dans une espèce de métamorphose du même affolée par toute la puissance de la répétition.
Pourquoi un rythme épisodique ne serait-il pas faisable dans l’ordre de la philosophie s’il est vrai que la philosophie fabrique des concepts et que ces derniers se définissent par le mouvement dont ils sont capables de supporter la force ? C’est là une manière d’écrire après Deleuze sans faire du Deleuze à sa place. Chez Derrida, on trouve une exigence comparable lorsqu’il impose Genet à côté de Hegel pour composer une espèce de marge de la philosophie. Pour ma part, je préfère entrelacer les auteurs et les faire réellement passer sur un plan de composition similaire, les contemporaliser en y laissant naître des écarts qu’on ne voyait pas lorsqu’on les plaçait dans les chapitres clos d’une « histoire de la philosophie ». Donc, vous avez tout à fait raison de préciser que ce n’est pas là un champ de ruines, ni un morcellement allégorique comme chez Benjamin. La ruine induit des mélancolies et des volontés de restaurer, de recoller les morceaux qui ne me conviennent pas en ce qu’elles reviennent au fond, à l’origine, avec la tentation de bricoler une ontologie fondamentale, un natal, retranché dans la nuit, comme les présocratiques dont l’ancienneté serait un signe de vérité. Je préfère les fragments qui s’associent sur le mode du vitrail ou de l’ossuaire. Rien à voir avec la restauration de l’origine à partir des vestiges qui appelleraient une généalogie, une étymologie pour sortir l’Etre de son retrait. C’est une autre histoire de la philosophie que celle de Heidegger et encore autre chose que Foucault dont l’archéologie reste prise dans une archè et dans une épistémè.
Une histoire monstrueuse de la philosophie, ce serait pour moi effectivement un art d’y introduire des mouches et des micro-puces capables de déplacer le regard. J’appelais cela une « anatomie », une anatomie des pathologies dont la philosophie prolonge sans le percevoir des invasions, des incubations qui la rendent créatrice d’une nouvelle santé. Il est tout à fait exact que Plurivers est en prise, du coup, avec des auteurs comme Claro dont j’ai lu notammentCosmoZ. On a là une construction dont le vertige et le tourbillon ressemblent un peu à ce que je fais du côté de la philosophie. C’est un alliage entre un Cosmos dont l’os vient du mythe d’Oz. Sa monstruosité tient dans des épisodes dont les figures du discours et les constructions rhétoriques ne savent pas rendre compte mais dont le roman peut produire les passages et les agencements tout autant que la peinture, la musique mais également la technique qui achève mon plurivers.


J.-P. C. : Vous consacrez le chapitre IV à ce qui serait une politique radicalement empiriste, une politique du « plurivers ». Cette réflexion s’appuie sur une analyse de l’épopée de George Lucas, Star Wars et tourne autour de l’idée d’un « ordre des associations, plus que des similitudes ou des identités définitives ». Je reviendrai tout à l’heure sur ce chapitre et j’en retiens simplement, pour l’instant, un aspect. Vous caractérisez le contemporain par l’affirmation de l’hétérogénéité, des devenirs, du multiple, mais si on comprend « contemporain » dans un sens platement historique et factuel, on pourrait constater que celui-ci, au niveau des discours et des faits politiques, marque également une crispation des identités, qu’il se caractérise par un renforcement des frontières, des binarismes, des logiques de non-contradiction. J’ai en tête beaucoup de choses, au hasard et par exemple, pour en rester à des choses récentes : tout le discours, en France, du sinistre trio Sarkozy-Hortefeux-Besson autour de l’identité, de la Nation, des étrangers, de l’intégration ; les revendications nationalistes et identitaires qui structurent de plus en plus certains discours officiels, mais aussi populaires, en Afrique ou en Amérique latine ; le nationalisme identitaire et raciste qui s’affirme politiquement et socialement dans plusieurs pays européens et de l’Est ; les binarismes qui sont férocement revendiqués en France par tout un pan de la pensée féministe et qui servent à penser – ou plutôt à ne pas penser – les rapports de sexe et la sexualité, y compris au niveau politique, comme on le voit avec les arguments débiles contre l’homoparentalité ou le mariage gay ; la revendication répétée par le Vatican d’une définition chrétienne de l’Europe ; etc. Partout de la pensée binaire, identitaire, des frontières infranchissables et immuables – l’inverse de l’hétérogène, du multiple, d’une logique des relations. Comment, de votre point de vue, analyseriez-vous ce phénomène, cette insistance lourde de tout ce qui s’oppose au « plurivers » et écrase le dehors ?

J.-C. M. : Nous assistons à un redéploiement du principe d’identité jamais connu au préalable en raison d’une économie et d’une finance rarement concentrées à ce point là en un même régime, un même rythme. Il faut se méfier des critiques qu’on voit fleurir à l’égard de Sarkozy. Généralement elles se produisent pour parler de soi-même ou au nom d’un pouvoir qui n’est pas du réfléchi comme tel. J’ai souvenir du livre de Badiou sur ce point qui remonte un peu loin vers le système de Napoléon III comme ancien régime, au fond du nôtre. Mais nous avons complètement changé le régime d’organisation des échanges fondé désormais sur les réseaux de l’électronique, l’argent s’étant virtualisé et volatilisé comme jamais. Je n’aurais pas le temps de faire l’analyse de ce point qui mériterait un livre. Je dirais simplement que nous vivons à l’heure d’une économie de l’identité dont le modèle énergétique correspondant est l’universalisme du pétrole.  La biodiversité me semble au contraire devoir se penser sur le plan d’autres énergies que celles que notre économie a installées au pinacle des ressources fiscales.
Nous savons que la distribution de masse du carburant sera chose du passé dans moins de deux décennies, même s’il restera du pétrole pour des usages stratégiques.  Qu’est-ce qui a porté ce modèle au  pouvoir et qui a intérêt à le maintenir à gauche comme à droite ? Comment expliquer sur le plan politique le silence concernant cette mutation inévitable et la volonté de maintenir les droits prélevés sur cette énergie qui exclut toutes les autres, appauvrissant les modes de production possibles? Il y a là une singulière absence de diversité, notre civilisation ayant oublié l’usage des formidables machines que le vent, le soleil ou l’eau rendaient efficientes, autant d’éléments financièrement inappropriables. Imaginez qu’il faille payer l’air, le soleil, le vent, un courant d’eau et qu’on y prélève le droit de respirer pour nos poumons… Nous vivons une époque intéressante et riche si nous prenons en compte cette mutation très proche mais qui peut dégénérer en catastrophe planétaire si nous continuons de permettre aux financiers d’imposer leurs conditions, leur frénésie délocalisante arrachant tous nos savoirs faire des milieux où ils sont nés pour des raisons de défiscalisation et de droits du  travail contournés. Ce qui se profile à l’horizon est bien un plurivers énergétique qui nous fera renouer avec la matière selon d’autres ressources que le pétrole, une complexité qu’Edgar Morin pourrait sans doute formuler, même s’il a rendu visite à l’Elysée. Et ce n’est pas le problème de la démocratie qui est en cause dans cette affaire mais bien l’universalisme dont se réclame l’économie qui s’approprie les cours du blé ou des matières vitales. Sur toutes ces questions la gauche ne dit presque rien. C’est une politique qui vit encore dans ce monde qui est fini, terminé : fin d’un monde.
Contemporain, pour moi, signifie une contemporalité des énergies, une contemporalisation des savoir-faire autres que ceux de l’industrie vouée au pétrole : technique de la vapeur, de l’hydraulique, de la lumière, de l’éolien, des nanomondes qu’on ne pourra pas prendre en cours si nous ne songeons pas dès aujourd’hui à la sortie du libéralisme et de son « univers » monocentré (très peu libertaire finalement). Et ce qui vaut des flux de l’économie, cela se retrouve évidemment dans les flux de la sexualité que vous évoquiez par les exemples d’actualité dont il faudrait, là encore, un livre pour montrer à quel point les choses se sont repliées sur des conduites moralisatrices et uniformes. La jouissance est un problème pour notre « économie libidinale » en ce quelle se place sur le terrain d’une dépense qui ne se laisse pas compter, qu’Eros est dans la posture du don, sans retour, qui n’attend ni mariage, ni promesses. La jouissance ne s’accommode pas de revenir au même, de se capitaliser à l’identique. Elle est singulière et à chaque fois unique, sans monnaie, gratuite même quand on la paie puisque rien ne garantit son change. Les petits coups sont sans doute ceux que nous promettent les billets verts. Dans nos échanges pourtant toute jouissance apparaît comme précaire, insaisissable, montre l’inquantifiable et l’inqualifiable. Le capitalisme n’a pour moi rien à voir avec la jouissance, comme on a tendance à le penser autour de Slavoj Zizek. Un capitaliste ne jouit de rien, même pas de ses délocalisations et ne connait ni extase ni béatitude, pris seulement dans les resserrements gris de ce qui s’échange, se troque, se consomme. Il est dans l’objet qui lui donne l’illusion d’un corps. Il faut lire Spinoza pour avoir une idée de la béatitude et imaginer à partir de là ce que veut dire la dépense et la jouissance, la puissance et la création. Mais je suis peut-être déjà sorti du sujet…

J.-P. C. : Si je reviens au chapitre IV, il s’agit de développer les dimensions d’une politique « pluriverselle ». Ce chapitre, là encore, se présente comme une variation qui relie Hume, Star Wars, Spinoza, Rousseau, Negri, etc. Vous partez d’une idée, reprise plusieurs fois et de différentes manières dans le livre, qui est que ce que l ‘Homme est il ne l’est pas naturellement ou par essence mais qu’il doit être pensé relationnellement, en fonction des relations qu’il établit et rend possibles. D’où, d’un point de vue politique, l’importance et le renouvellement de la notion de contrat. Pas d’instinct, pas d’essence a priori mais un contrat, un contrat par définition fragile permettant des relations métastables. Il me semble important qu’une telle réflexion politique intègre nécessairement le minoritaire : la dimension politique n’est plus pensée comme réalisation d’une nature ou d’une essence universelles mais comme un ensemble de relations métastables entre hétérogènes, une pluralité de relations entre minorités. Il n’y a plus que des minorités, sans modèle transcendant englobant. Pour le dire autrement : la réalité politique devient elle-même un ensemble hybride, disjoint et nécessairement mobile, provisoire, toujours à refaire et à réinventer. Alors que la philosophie politique classique, même chez Marx, semble chercher les conditions d’une stabilité, d’un ordre pérenne et totalisant adossé à une identité – identité fondée sur une nature, si je pense au Contrat social de Rousseau, en tout cas une essence – vous posez au contraire au fondement du politique la précarité des relations, leur caractère relatif, changeant, la bigarrure et l’hybridation : l’étranger, le minoritaire ne sont plus l’autre du citoyen, ils sont par avance inclus dans cette politique du dehors et du multiple. C’est très intéressant comme point de vue, cette idée d’un corps politique comme corps monstrueux, hybride et artificiel. Vous montrez en quoi le film de Lucas met en scène une telle politique, qui est peut-être pour Lucas l’expression de ce que sont les USA, mais qui dans le film prend une autre dimension. Star Wars montre effectivement une République mais de monstres, d’hybrides en tous genres, animaux et humains et machines et extra-terrestres en même temps, sans nature commune donc, sans essence universelle qui justifierait leur communauté, mais cette République réunit un ensemble d’êtres et de natures et de dimensions hétérogènes, comme beaucoup des personnages de la saga incluent dans leur corps, dans leur personne, des ensembles hétérogènes qui pourtant fonctionnent ensemble. De ce point de vue, si la notion de contrat et d’artificialité du contrat prend une nouvelle importance, la notion de multitude pourrait prendre aussi une nouvelle valeur, comparée par exemple aux analyses de Negri et de Hardt. Et il me semble que tout ce chapitre n’est pas simplement l’énoncé de ce qui devrait être mais bien une analyse descriptive du monde qui est réellement un ensemble hybride, comme dans Star Wars, sauf que sous certaines conditions, et c’était aussi le sens de ma question précédente, les relations sont pensées à partir d’une nature ou d’une essence impliquant une identité totalisante qui exclut la minorité, le dehors, l’étranger, le devenir.

J.-C. M. : Tout part de la question que je me pose sur l’humain. Dans le Protagoras, le mythe de Prométhée nous apprend que du point de vue de la nature, l’Homme n’est rien. Il n’a rien reçu d’elle. Il n’est pas achevé lorsqu’il nait, ni ne marche, ni ne montre un cerveau fermé sur soi. Même la main qui pourrait le qualifier, il ne l’obtient qu’en libérant les pattes postérieures de la marche pour les laisser devenir des instruments artificiels, échappant à tout instinct. On comprendra par là que ce qui fait l’Homme ne peut se puiser dans la suprématie d’une race. Aucune race ne peut s’approprier ce devenir homme. Et quand je parle de races, je ne confonds pas avec des ethnies. On peut pour le comprendre prendre l’exemple de Cro-Magnon et de Neandertal. Leur génétique n’est pas la même et l’accouplement serait, comme pour le mulet, sans avenir. Voilà donc des espèces différentes. Or, les uns comme les autres manifestent des comportements techniques, taillent le silex, montrent des préoccupations religieuses. Ils sont Hommes sans partager le même génome. C’est incroyable et personne n’en tire les conclusions anthropologiques qui s’imposent. En effet, rien ne nous oblige en droit à limiter ce qui fait l’homme à une espèce particulière puisque l’humanité n’a absolument rien de génétique et ne relève pas d’une donnée naturelle. Si Neandertal est Homme mais disparait, éliminé peut-être par Cro-Magnon, pourquoi ne pas supposer une extension du concept d’homme vers d’autres espèces, comme en fait l’hypothèse Pierre Boule dans le roman La planète des singes ? Et qu’est-ce qui nous interdit de penser qu’un androïde issu de la cybernétique pourrait partager avec nous des expériences humaines. C’est alors en effet une question de contrat entre hétérogènes qui nous ferait entrer dans une aventure commune, partager des notions communes entre les modes infinis d’un plurivers.
Cette idée de contrat est tout à fait intéressante et entre assez bien dans la stabilisation d’une période, un accord périodique dont la séquence pourrait inclure des machines et des animaux. D’où l’intérêt du livre de Derrida,L’animal que donc je suis, même s’il n’est qu’une forme de promenade intuitive dans un cogito devenu vital et biopolitique. Et entre le devenir animal de Deleuze et cet « animal que donc je suis », il y aurait des rapports à tirer vers une configuration éthique qui reste à écrire comme un des chapitres marquants de la philosophie. C’est sans doute Hume qui fait du contrat une forme empirique, non transcendante, dont l’empire peut inclure beaucoup de choses très différentes. Le concept de multitude me gène un peu parce qu’il est comme les atomes de gaz. Il reçoit des figures comme pour les nappes de fumée dans une chambre et qui ne sont pas du tout dans des relations contractuelles. Cela relève trop de ce qu’on appelle une structure dissipative. Si la société est pensée sur ce modèle, les formes d’organisation ainsi que le rapport des classes seraient aussi contraignants que le nappage de l’Irish coffee. Pour moi une multiplicité n’est pas une multitude en ce que précisément elle advient à l’humanité par un contrat qui se fait localement et qui admet une période variable capable de prendre ensemble des êtres très différents pris dans une expérience commune. Un empirisme dont l’empire Romain éprouve un modèle assez différent de la cité grecque, essentiellement prise dans le clan des familles.
Evidemment l’empire Romain n’est pas sans identité ni pression identitaire. Mais je pense que ce serait une séquence historique intéressante à analyser en empruntant d’autres modèles que ceux que nous connaissons et que la science fiction expérimente avec une fantaisie intéressante. Je pense que la philosophie ne se définit pas seulement par des concepts mais encore par des vertus, une création de vertus (et ce concept parle de virtualité plus que de morale). On peut donc penser à des lignes de conduite, à des vertus pour comprendre cette nouvelle consistance des humanités, un peu comme Achille échappe à la cité, refuse de se battre pour un appareil d’Etat (Agamemnon) en développant des artifices guerriers, un héroïsme qui le met en relation avec Hector comme pour passer un contrat avec Troie qui les met sur un même plan. Il y a quelque chose comme un contrat éthique entre les deux, qui est plus fort que toute politique. Il me semble que le cinéma de science-fiction cherche des héros de ce genre et que la mythologie en crée les figures. On voit bien chez Nietzsche qu’Apollon ou Dionysos incarnent autre chose que des individus. Ils sont des champs d’expérience, des capsules spatiales comme un module lunaire pour traverser des régions inouïes, irrespirables. La littérature me semble liée à un même processus d’exploration en créant des noms capables de supporter des zones terribles avec des contrats que peu d’humains ont connus jusque là mais comme pour nous apprendre à devenir autrement humains, à pousser notre humanité par-delà la limite de l’espèce, selon des formes contractées plus que naturelles.

J.-P. C : Vous insistez sur le fait que la représentation du monde comme unité et identité, ou encore la catégorie « Homme », correspondent à la fois à une limite de la pensée et à une limite des modes d’existence. A l’inverse, la valorisation du plurivers correspondrait à une sorte d’élargissement de la pensée et des modes d’existence. « Le réel, écrivez-vous, est plus riche que la logique, plus large que l’identité et la non-contradiction ». Et de même, on devrait dire que les modes d’existence sont plus riches et plus larges que ceux que la logique classique permet de penser et de vivre. Dans cette optique, vous êtes conduit à reprendre et développer une critique de l’identité et de l’Etre mais aussi à prolonger celle-ci vers une critique de l’« humain » : l’hybride plutôt que l’Etre, des ensembles divergents et multiples plutôt que l’Homme. Ainsi, vous inscrivez l’humain dans une série de relations qui rendent problématiques la notion d’« Homme » et celle de « propre de l’Homme ». L’animal ou la technique sont convoqués pour repenser l’Homme et défaire à son sujet les frontières habituellement évidentes mais surtout pour justifier l’idée d’une nécessaire multiplicité des modes d’existence.

J.-C. M. : C’est Leibniz qui soumet l’existence à la logique. Seul existe ce qui est logique, fondé chez lui sur le principe d’identité. Il n’y a classiquement qu’un seul mode d’existence. Il s’agit de l’existence possible, non-contradictoire et en accord avec un monde filtré par une harmonie, une sélection capable de cribler les individus conformes au plan d’existence théoriquement préétabli. Il me semble sous ce rapport que le concept de Logique possède forcément un autre sens qui poussera Hegel à écrire une Logique, comme Deleuze fera une Logique du sens.Ce que m’apprend la lecture de Hegel, c’est qu’aucun concept ne pourrait entrer dans le mouvement de l’existence s’il n’était que probable. C’est même l’impossible ou l’improbable qui sont au cœur de toute actualisation. Ce n’est plus l’évident, le certain qui existent comme par exemple chez Descartes où l’on prouve l’existence nécessaire de Dieu par la perfection de son essence. S’il fallait compter seulement sur un idéal et attendre du parfait qu’il existe il n’y aurait ni devenir ni Histoire, figés sous la fixité de leur conception, avortés avant même de se produire. L’existence chez Hegel ne va pas sans imperfection. S’il nous fallait parier pour un candidat idéal, un prétendant parfait à l’existence, digne de s’incarner, il n’y aurait jamais rien eu. Hegel refuse que quelque chose puisse exister selon la seule logique de la perfection. Un mode d’existence suppose que quelque chose défaille quelque part, une forme de monstruosité. La perfection reste trop fragile, trop pure, et manque de force, de stratégie pour affronter la violence de l’existence. L’égalité des chances n’est pas du tout le principe de l’existence. Du coup, Hegel est loin de se soumettre au « même » comme on l’affirme parfois. Au contraire, il découvre que seulement le contradictoire peut prétendre à la réalité et la différence est le principe de tout découpage individuel. C’est le plus improbable, le plus différencié, le plus indéfinissable qui travaillent à la venue à l’être. Le négatif veut dire au fond que le plus irrationnel trouvera la raison de son réel. On comprend donc que Hegel ait eu besoin d’écrire une Logique qui me semble parfois en retrait vis-à-vis de la Phénoménologie de l’esprit.
Je pense que Logique du sens  de Deleuze n’est pas loin de cette idée, de sorte que l’événement, même plus affirmatif, est toujours de l’ordre du paradoxe. C’est Russell qui donne au paradoxe une véritable assise philosophique et qui nous laisse entendre que le réel est plus fou que ce que nous pouvons en penser. Donc l’idée de « mode d’existence » me parait en effet une manière de faire de l’existence une modulation dont la logique ne sera pas du tout celle de la non-contradiction, de l’identité ou du tiers exclu requis par Aristote. Dans cette perspective, le mot « Homme » refuse de laisser dire ce qu’il est. « Ce qu’est un homme », « Si c’était un homme », voilà une question trop dangereuse comme pour rabattre sur une essence l’humanité selon des propriétés spécifiques que seraient la couleur, la taille, etc. Humain pour moi désigne une notion plastique, contradictoire, capable de croiser Hommes, Animaux et Machines dans des formes d’existence communes dont le concept de Plurivers me paraît la meilleure formule. Au contraire,  l’humanisme cherche des excellences, des critères de discrimination assez réducteurs pour cantonner l’homme dans des missions électives, américaines au mauvais sens du terme. Il n’y a pas de peuple élu par la logique, mais une logique qui donne à la moindre excentricité la chance de valoir comme un mode, une modalité d’existence, infinie en droit comme de fait. On se trouve donc très loin de l’existentialisme pour dire l’humanité ou d’un destin de l’homme dans lequel se révélerait l’Etre. Ces événements nous sont montrés dans l’art du monstrueux aussi bien que dans les mathématiques les plus créatrices. On comprend ainsi que la seule création pensable est celle d’une évolution. C’est l’évolution qui devient créatrice et il est insensé de fixer des bornes à cette évolution ou d’imaginer que l’Homme en tant qu’espèce en constitue le sommet. Ce que nous croyons être humain, il nous incombe de le devenir. Notre humanité est un événement à conquérir dans une histoire qui est bien loin de s’achever avec homo sapiens

J.-P. C. : Ce que vous dites de Leibniz rejoint ce dont nous parlions au début : il s’agit, contrairement donc à Leibniz et à sa logique de l’existence, d’affirmer la coexistence actuelle de plusieurs possibles divergents. Non pas la coexistence de compossibles formant un monde harmonieux, mais celle de mondes multiples apparemment incompossibles. D’où l’existence et la production, dans votre texte, de monstres, d’hybrides. Vous multipliez même Kant ou Aristote pour faire naître d’autres Kant possibles, d’autres Aristote, que vous faites coexister. C’est en ce sens que je vois des similitudes entre votre texte et le roman de Claro dont je parlais : il y construit des personnages et situations par prélèvements, greffes, variations, etc. On pourrait aussi penser à Borges, sur lequel vous avez travaillé. Certains diront que l’on est alors plus proches de la science-fiction que de la philosophie, mais c’est aussi parce que l’on a plus l’habitude de voir la littérature produire de tels monstres que la philosophie et dès qu’un philosophe est un faiseur de monstres, il devient suspect pour la nomenklatura
Dans la redéfinition des frontières de l’humain et du propre de l’homme, vous faites une place importante à la technique et au rapport de l’humain à la technique : ce rapport n’est pas simplement externe mais devient essentiellement interne, l’humain et l’artifice se recoupant de manière immédiate et évidente. Vous reprenez l’exemple de la main chez Aristote, la main comme outil, mais surtout vous intégrez les dimensions actuelles de la technique et des technologies en soulignant à quel point elles amènent à repenser ce qu’est l’homme. Vous privilégiez de ce point de vue les nanotechnologies et faites référence au « posthumain ». Quelle place et quel sens philosophiques donneriez-vous à cette notion de « posthumain » ?

J.-C. M. : Je reviens un moment à Hegel, autrement. C’est Hegel qui crée le concept en un sens nouveau. On entendait généralement le concept comme une catégorie, une classe d’objets dont on retient des similitudes et dont on rejette les différences. Le concept est resté longtemps le résultat d’une comparaison externe, une manière de repérer des identités dans des processus parallèles. Avec Hegel, au contraire, la contradiction se voit devenir un élément essentiel du concept. Au lieu d’en rester à des classes et des partages comparatifs, on envisage par exemple le même bourgeon pour voir comment il nie sa qualité de fleur en devenant un fruit, en parcourant un mouvement interne, une différence interne que Hegel appelle négativité. La philosophie cesse dès lors de valoir comme une ontologie, une classification des genres de l’Etre pour s’intéresser au devenir.
Le problème est que cela vaut seulement pour des éléments qu’on peut nommer des « contradictoires », des opposés placés  à l’extrême d’une même réalité, par exemple la fleur comprise comme processus de germination entre le bourgeon et le fruit qui en seraient les extrêmes. Mais les « contradictoires » ne sont pas vraiment des différences, ni des oppositions capables de contenir de l’inédit et d’affirmer un dehors. Prenons l’exemple du gant. Son aspect externe est structurellement très différent de son aspect interne. De même une basilique vue de l’extérieur ne consonne pas avec le même édifice vu de l’intérieur. Plus qu’une contre-forme, l’intérieur de la basilique ne montre pas les mêmes forces, les mêmes poussées et par conséquent les éléments décoratifs vont eux-mêmes varier de structure quand on franchit cette membrane. On pourrait considérer justement que le concept est une membrane de ce type, capable d’entrecroiser des différences génétiques. Le concept peut se concevoir du coup comme un organisme, avec des mutations architecturales et virales et par conséquent recevoir des greffes. C’est, à la différence de Hegel, la volonté de retrouver dans l’opposition interne un parasite, des rencontres externes, exogènes et par conséquent monstrueuses. L’architecture comme la vie engendrent des monstres. Il est vrai que la philosophie comme forme statique de classification, comme ontologie standardisée, est restée longtemps en-dehors du mouvement. Il me semble qu’en revanche les grands philosophes se sont toujours méfiés des écoles, des scolastiques universitaires. Par exemple Descartes, tout en cherchant l’ordre dans l’infini ne peut le faire qu’au terme d’un délire absolu qui passe par des malins génies et des hallucinations extrêmement inquiétantes. Un véritable laboratoire de monstruosités qui le fait passer pour un délirant. Que dire de Berkeley, de Hume, de Rousseau qui sont extrêmement imaginatifs en horreurs.
Un philosophe se distingue des petits répétiteurs par la fiction dont il se laisse saisir. C’est la grande différence entre un Kant et un Wolff qui se contente de produire des classifications. Un philosophe n’est pas seulement un créateur de concepts ou de vertus, il est encore celui dont les concepts sont issus de visions. Il a des visions correspondantes. Raison pour laquelle Deleuze donne tellement d’importance à l’image de la pensée. Donc oui, j’ai des visions et trouve dans la littérature des associés comme Claro mais encore Truffaz du côté de la musique. Mais tout ça me direz-vous ce n’est pas si nouveau. Il me semble en effet que Schelling dans La philosophie de la mythologie ou encore Nietzsche dans son Zarathoustra associent -j’en ai déjà touché un mot-  concept et fiction en trouvant dans un Dieu une espèce de démon capable de rendre sensible la surface, la profondeur, des zones perturbées d’un cosmos torrentiel. La philosophie engendre en effet des monstres capables de nous donner à penser dans des milieux qu’on ne pourrait pas traverser sans eux.
Sous ce rapport, il me semble que la technique entre dans sa phase organique, se mue en un machinisme vital où le carbone et le silicium appellent de nouveaux mondes, un plurivers pour lequel nous n’avons pas de concepts. La technique nous conduit aujourd’hui plus que toute autre activité humaine à traverser des espaces incroyables comme j’essaie de le suggérer par mon parcours dans les nanosciences. Et on ne trouve là aucun espace pour nos anciens concepts, pour nos échelles à mesure humaine. Les vieilles ontologies sont en effet à échelle humaine et ne considèrent que ce qui est à la mesure de l’homme. D’où l’horreur provoquée par la cybernétique. Mais je crois qu’il ne s’agit pas pour autant d’une véritable rupture, comme un cheveu tomberait dans la soupe. Il nous faut retraverser l’histoire de la philosophie dans sa marge et y pêcher les notions jugées extravagantes comme « l’immaculée conception », « le sexe des anges » ou l’existence des « miracles », autant de concepts qui, arrachés au terrain de la théologie, se mettent à faire signe dans l’envahissement, le parasitage provoqué sur le plan nanotechnologique des matières et des mémoires. Du coup, l’humain comme concept en constante évolution me semblait en effet réinscriptible dans l’ordre d’un posthumain qui n’a rien de catastrophique. Une espèce d’évolution créatrice des figures de l’humanité dont la variation peut rejoindre des visions cinématographiques comme celle de Star Wars ouBlade Runner. Quand le concept intègre mieux que des « contradictoires », quand il croise les différences les plus extérieures dans l’intériorité de son pli, lorsqu’en lui le Chaos trouve un angle de réfraction, alors les anamorphoses obtenues se hissent vers une philosophie en rapport avec les temps qui viennent.

J.-Cl. Martin (propos recueillis par Jean-Philippe Cazier)


 Texte paru au préalable dans la revue Chimères 2010













[1] Jean-Clet Martin, Plurivers – Essai sur la fin du monde, PUF, Travaux Pratiques, 2010.
[2] Claro, CosmoZ, Actes Sud, 2010.
[3] Jean-Clet Martin, 100 mots pour 100 philosophes, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2005.
[4] Jean-Clet Martin, L’Âme du monde – Disponibilité d’Aristote, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 1998.
[5] Eric Alliez, Jean-Clet Martin, L’œil-cerveau, Vrin, 2007.

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