vendredi 25 avril 2014

Pluridiversités / Véronique Bergen


Comment s’est construite puis déconstruite l’idée de monde ? Partant d’un dépli du concept de monde et du tracé de son évolution, Jean-Clet Martin propose à la fois une fresque et une mise en récit du passage d’un uni-vers centré, homogène à un pluri-vers composé de mondes divergents. L’essai se propose de tirer toutes les conséquences, toutes les implications de cette mutation et d’en examiner les répercussions ultimes sur les plans tant métaphysique et éthique que bio-politique et esthétique. Il ne s’agit rien de moins que de penser à neuf les possibilités inouïes libérées par ce saut de l’un au multiple, par ce passage d’une cosmologie (grecque et moderne) à ce que Aurélien Barrau et Daniel Parrochia dans Formes et origine de l’univers (Dunod/La Recherche, octobre 2010) nomment “chaologie” (contemporanéité).
Au cosmos fini, limité des Grecs a fait place l’univers infini des Modernes chez qui se lit la volonté de conjurer la menace de décentrement, de divergence qu’ouvre l’apparition de l’infini. Le recours au calcul infinitésimal, à l’harmonie des séries se présente comme la tentative de rattraper par l’emprise du concept l’instabilité creusée par l’infini : la pensée s’attache alors à colmater ce “mauvais” infini qui effrite la belle totalité cosmique des Grecs. Soutenir la croyance en un monde “un”, normé, implique déjà la croyance en l’existence d’un Créateur : poser la thèse d’un univers homogène, réglé par des lois universelles entraîne ipso facto comme corrélat obligé la thèse de l’existence d’un Dieu à l’origine de la partition mondaine. S’il n’est plus possible d’expulser l’infini à l’extérieur du cosmos (comme le faisaient les Grecs), l’infini qui se creuse à l’intérieur même du monde moderne demeure néanmoins pensable pour autant qu’il soit placé sous la guise d’une consistance définie par la convergence des séries. Le point de voûte de la construction leibnizienne se situe en un Dieu mathématicien qui, au sein d’une infinité de mondes possibles, calcule le passage à l’existence du meilleur spécimen. De ce principe de l’optatif découle l’incompossibilité des mondes divergents relégués dans la brume des virtualités non actualisées. Notre contemporanéité se signale par la dispersion-diffraction de ce monde unicentré au profit d’une pluralité d’univers hétérogènes. Jean-Clet Martin expose comment la crise qui frappe l’idée de cosmos corrode conjointement ses corollaires, à savoir les idées de Dieu et de Sujet, l’érosion d’une notion entraînant le délitement de celles qui lui sont connexes. La mise en relation de mondes détotalisés, fragmentés, la perception d’un monde devenu chaos dévoile que le verrou d’un Dieu interdisant la réalisation de mondes hétérogènes a sauté.
Jean-Clet Martin interroge cette intrication de mondes multiples (nanomondes, monde moléculaire, macro-monde galactique, Empire politique agencé en réseaux...) au travers de films (Star Wars, Blade Runner, Citizen Kane... ), de textes de fiction (Borges, Philip K. Dick, La Métamorphose de Kafka...), dressant tout à la fois une cartographie des espaces-temps contemporains, une topologie des points de crise, des lignes de devenir et une généalogie de leur avènement. Quelles aventures vitales, idéelles, le surgissement d’un “chaosmos” et d’un sujet non-substantiel dessine-t-il, quelles possibilités de vie et de penser les notions de multivers et de sujet plastique libèrent-elles ? Du côté empiriste (D. Hume, W. James) — disons le côté de Méséglise — mais aussi du côté de Hegel et de Rousseau — disons le côté de Guermantes —[1], l’auteur repère les constructions philosophiques qui ont abouti à l’énoncé d’une absence de nature humaine, d’une dématérialisation du sujet défini non plus comme une substance toujours déjà donnée de toute éternité mais comme le résultat contingent d’expériences périlleuses.
Si, chez ces “sombres précurseurs", se donne la nouvelle fulgurante d’un sujet évidé, sans coïncidence à soi, fruit d’une genèse et d’un agencement de relations, c’est dans notre présent que se lisent les effets politiques de cette plasticité subjective. Repérer comment le monde et le sujet se co-engendrent par les rapports qu’ils tissent entre eux, c’est tirer toutes les leçons du fait que la notion d’homme, ne pouvant être circonscrite par une essence close, est en droit extensible et mobile. Dès lors qu’il n’y a pas de nature humaine enserrée en des bornes posées a priori, dès lors que l’essence de l’homme est de n’en avoir point, bref, dès lors que son essence, comme dit Sartre, n’est rien d’autre que son existence, le concept d’homme est à même de bouger, de s’amplifier et d’inclure des êtres tels que des animaux, des machines ou des mutants. Star Wars prolonge les avancées humiennes, donnant à voir un espace politique ouvert à des alliances inédites entre hommes et machines, un Empire métastable sans transcendance qui se définit par le nouage de singularités soumises à une transformation continue.
L’impossibilité de délimiter l’essence de l’homme et dès lors de dresser une ligne de partage des eaux entre humains et non humains, Jean-Clet Martin l’interroge dans un sillage derridien d’une part, dans un dialogue marqué par la distance avec Heidegger d’autre part. Veine derridienne d’une part au sens où, dans le fil d’une “politique de l’amitié, de l’étranger”, beaucoup d’êtres — même un chien ! — dont la constitution ne sera pas la même, pourraient, pour cette raison idéale, se revendiquer, au travers du monde auquel ils s’ouvrent, du nom d’homme. Dès lors que l’homme n’est pas affilié à une essence, des êtres machiniques, des androïdes, des animaux pris dans un devenir humain sont en droit de se ranger dans la catégorie flottante d’hominidé. Controverse avec Heidegger d’autre part au sens d’une récusation de sa hiérarchie ontologique et axiologique entre règnes découlant de ses thèses “la pierre est sans monde”, “l’animal est pauvre en monde”, “seul l’homme configure un monde”. Il serait fécond de confronter les analyses de Jean-Clet Martin et de Derrida sur les greffes homme/animal avec le “carré ontologique” posé par Philippe Descola dans Par-delà nature et culture [dans les sociétés humaines ne se liraient que quatre systèmes de pensée distribuant les rapports entre âme et corps, entre intériorité et physicalité au niveau des existants : le naturalisme (différence entre hommes et autres existants au niveau de l’intériorité mais ressemblance au niveau de la physicalité), l’animisme (identité intérieure mais différence physique), le totémisme (identité psychique et physique) et l’analogisme (différence spirituelle et distinction physique)]. Là où Philippe Descola repère une perte de vitesse du naturalisme occidental au profit de la pensée analogique (laquelle gouverne entre autres la Chine, l’Inde), mais aussi des traces d’animisme ou de totémisme dans le naturalisme, Jean-Clet Martin diagnostique une invasion du système naturaliste par l’animisme.
Une question de fond se dégage donc de la lecture de cet essai : l’auteur radiographie-t-il un simple accroissement de l’extension du concept d’homme tel qu’il est en passe d’englober d’autres entités, de se propager à d’autres types d’existants ? Sachant qu’en linguistique, tout gain d’un concept quant à son extension, sa référence, se paie d’une réduction de son intension, i.e. de ses traits définitionnels, assiste-t-on à une dilution de la catégorie d’homme en raison de son indétermination structurelle ou davantage à une mutation dans l’appréhension des différents “règnes” qui va bien au-delà d’une logique extensionnelle ?
Que les principes logiques ne soient que des constructions ad hoc plaquées de force sur un réel contraint de se conformer à la grille qu’on lui impose, que l’aventure, le projet logique ne soit que le masque d’une volonté morale, d’un besoin de rassurance psychologique, l’entreprise généalogique et thérapeutique de Nietzsche n’a cessé de le pointer. Là où Jean-Clet Martin fait de Russell celui qui démontra ce que Nietzsche ne fit qu’intuitionner, à savoir que les principes logiques ne sont que conventions (ce qui culmina dans la ruine du projet frégéen d’une fondation logique des mathématiques), on ajoutera que l’“autre” crise majeure du XXème siècle, celle introduite par Gödel avec son principe d’incomplétude[2] amène à poser, en phase avec Russell, la nature intrinsèquement paradoxale du réel Aussi est-ce du fond de la raison elle-même que le réel montre une irrationalité de principe.
Auteur d’une œuvre singulière, aussi forte que libre, qui s’étage de Variations (consacré à Deleuze) à L’œil-cerveau (avec Eric Alliez), de L’âme du monde à Une Intrigue criminelle de la philosophie et qui fait rouler des concepts devenus nomades sur les terres de l’esthétique (Van Gogh, Borges, Rouan...) ou au bord des points de singularité du contemporain (Parures d’Eros...), Jean-Clet Martin coule son essai dans une écriture de pensée et une pensée d’écriture affines aux plurivers qu’il interroge : un dispositif de création allié à la fluidité de la forme et à la variation continue des concepts s’inventant in vivo afin de penser une réalité neuve, encore inchoative. Au travers de l’ensemble de son entreprise philosophique, il appert que créer en philosophie c’est non seulement être à l’affût des événements qui se lèvent, des nouveaux territoires qui se dessinent à tâtons et fracturent le donné mais aussi produire un angle d’approche inédit qui fasse parler le lever de dimensions insoupçonnées jusqu’alors. Le philosophe est alors ce mutant qui tient sa pensée à hauteur des paradoxes qu’il rencontre.
Véronique Bergen.
Plurivers. Essai sur la fin du monde de Jean-Clet Martin, PUF, coll. Travaux pratiques, parution le 6 octobre 2010.

  [1] Si nous en appelons ici à Proust, c’est en référence à l’approche féconde des notions d’événement et d’état de choses, de nom propre et de mot que Jean-Clet Martin a livrée en prenant appui sur la cathédrale proustienne que forme A la recherche du temps perdu.
  [2] Le principe d’incomplétude formulé par Gödel énonce l’impossibilité dans le champ de l’arithmétique qu’un formalisme mathématique démontre sa consistance, à savoir l’absence de toute contradiction interne. Cf. Pierre Cassou-Noguès, Les Démons de Gödel. Logique et folie, Seuil, 2007.

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