Le commun n’est pas tout à fait commun puisqu’il est dans la présupposition des plusieurs, des points qui ne
se trouvent pas au même lieu, par conséquent différents, hostiles à toute fusion.
Il y a donc du nombre, une émulsion numérique dans ce que nous disons être commun. Commun n’est pas le même au sens de l'unité. Le même n'est d'ailleurs pas "un". Il suppose déjà deux choses,
deux choses différentes qui pourront se dire les mêmes parce qu'extérieures. L’une sans l’autre seront choses indépendantes, hors de vue, et pourtant comparables, comparaissantes. Deux manches de mon pull sont les mêmes mais prises chacune en un autre côté, communes à cette chose textile. La communauté, au-delà du
même, c’est une pluralité d’autres, symétriques, mais dans une symétrie toujours dépareillée. Ils entrent en commun, vont en commun comme une foule d’individus fort dissemblables.
Desoeuvrée, une communauté l’est d’emblée, comme démeublée, démantelée,
singulièrement plurielle. C’est une singularité de plusieurs éléments qui entrent dans un composé. Communauté, rien n’est davantage multiple, même s’il lui
appartient d’être en effet une seule multiplicité, comme un ciel, un monde, "un" étant le principe de l'indéterminé, quelconque, très "commun". "Un temps épouvantable"... mais lequel? Au point qu’on puisse dans l'indétermination de ce commun, de ce nom commun, désavouer la communauté, entrer dans le désaveu de toute fondation identitaire, l’unité étant
surtout construite dans le commun hasardé, parié comme une forme probable,
fragile, incertaine comme toute probabilité.
Mais le commun, indéterminé, n’est pas non plus
dans une présupposition de points indépendants, distincts, sans aucune chance de
se rencontrer. Le commun peut comme les dés composer un rapport, une formule.
Je retiens par exemple cette phrase de Jean-Luc Nancy : « nous ne sommes pas
d’abord des atomes distincts mais nous existons selon le rapport, l’ensemble, le
partage dont les entités discrètes (individus, personnes) ne sont que des
aspects, des ponctuations ». On pourrait tout réécrire comme une belle composition rien qu’à partir de là,
dans une espèce d’explicitation Nancyéenne avec Nancy. La communauté c’est un
rapport. Et comme tout rapport, il faut bien supposer une distance, pour ainsi
dire infinie. Parce que, en tout cela, la jouissance de l’appropriation n’est pas possible.
Elle est dans le rapport, c’est-à-dire dans la distance qui fait que toi tu n’es pas moi, qu’on peut se pénétrer à l’occasion, se toucher, se frôler mais en
repassant chaque fois par la différence d’un recul, d’un retrait, d’une échappée qui
nous fait retomber de part et d’autre de nos différences.
Voici : « Par le
commun, il faut entendre l’élément d’une égalité primordiale ». Cela
signifie que ce qui est primordial c’est l’égalité. Non pas l’unité, mais le
fait qu’avant d’être dans le même nous soyons d’un côté et de l’autre d’une
égalité, d’une distance qui nous est commune. L’égal est premier, c’est-à-dire le
deux. Irréductible à l’un est l’égalité. Primordialement, n’a lieu que le
rapport « qui ne se résout ni en être, ni en unité ». Et c’est là l’idée
d’une certaine multiplicité qu’on ne saurait confondre avec quelque chose qui
se serait disloqué, démembré comme l’unité d’un caillou qui rejoint le sable.
On ne saurait parler de communauté « sans faire lever l’essaim bourdonnant
de ses pluriels ». C’est un drôle de mot, ce mot communauté. Il dit « l’être
avec », le rapport des uns aux autres avant même de songer aux uns et aux
autres, pris en soi. Un sens hors de l’individu, un sens qui le borde, le précède, l’antécède
de toute part. « Rien n’est donné, ni au début, ni à la fin ». De
sorte que tout ce qui est ne peut qu’exister (ek-sister), tendre vers autre
chose que soi, dans une forme d’ontologie relationnelle plutôt que
substantielle.
Et la démocratie veut dire sans doute que le fond n’est pas
concevable qui nous tiendrait ensemble, pas plus qu’une transcendance pour
donner au Politique son unité (le politique étant ici encore l'indétermination des communs plus que la majuscule du sublime). La démocratie est elle-même sans fondement ni principe. Elle est peut-être suressentielle, d’une
essence superficielle, en surface, dans le toucher et le frottement des
rencontres. Il n’y a pas d’œuvre au-dessus pour tout rassembler, ni en-dessous pour tout soutenir, de sorte que
le désoeuvrement est au principe d’une telle multiplicité.
Dans le livre, Nancy
commence à parler de lui à la troisième personne. On est sûr dès lors qu’il n’y
en a pas une, ni deux, mais une troisième dans le rapport. Nancy étant devenu un
peu un autre, par son cœur, pas les intrus de la communauté qui se sont faits chair selon le corpus de leurs rapports. Nancy a passé le cap de Nancy et peut se
parler comme à un autre « mémoire d’un passé qui n’aura jamais été vécu au
présent », à moins de voir déjà dans le présent le praesum du multiple, ce qui du présent en est la fente, l'écart.
Nancy est de plus en plus de composition complexe, une communauté déjà dans son corps, tout
corps étant une communauté, au sens peut-être de Spinoza qui fait de « chaque
un » un multiplex d’individus eux-mêmes composés d’individus selon une
physique paradoxale : composition de rapports disait Deleuze, communauté d’intérêts,
passions communes, notions communes, c’est-à-dire infinies et indénombrables.
Des ensembles larges qui prennent, consistent, puis se perdent à nouveau dans
la poussière, si n’était peut-être tout de même une idée du composé qui est
éternelle.
Mais ce n’est pas dans Blanchot que Nancy va trouver cette idée
vacante, cette idée conjuguant deux intimités vides. Il y a une note sur
Spinoza dans le livre qui entre dans cette communauté par le dehors. Il s’y
glisse Baruch sans vraiment entrer dans la composition d’ensemble autrement que par l’extériorité
que la marge lui aménage. Et dans cet écart simple, le simple persévère, ne sera pas le
premier, ne sera pas la nature dure et solide, la substance qui doit en passer plutôt par des modes au sujet inabouti. « Le simple n’est pas tant l’opposé du
complexe que de l’inabouti ». Il y a dans toute communauté un inabouti, un
bout qui va aux confins sans les rencontrer. Et c’est bien en cela qu’il en faut
peut-être une idée, une idée du plusieurs qui ne soit pas sa représentation
mais sa communauté. Et donc viendra un jour le moment de discuter de Spinoza
entre tous les Nancy que je connais pour dire « l’outrance de vie »,
son « clinamen ». Il n’y aurait pas d’individu à part de cette communauté
des rapports qui nous divisent. Il faut en toute chose supposer « l’impulsion oblique du clinamen sans
lequel les atomes tomberaient tous et chacun isolés dans le vide sans fond ».
JCM
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire