Prise sous la coupe de l’idée de progrès, une certaine
conception de l’histoire culturelle du public des arts porterait, depuis le
XVIIIe siècle, à valoriser un
public-spectateur- auditeur dissocié de l’œuvre d’art et déterminé par son
aptitude (ou non) à porter sur elle un jugement de valeur ou de goût. Selon les
auteurs, elle déploierait soit l’idée d’un public enfin existant après
des siècles d’insignifiance ; soit l’idée d’un public ayant existé chez les
Grecs, mais perdu ensuite de vue et renaissant désormais. Dans tous les cas,
elle encenserait un groupe de personnes spécifique, dénommé « public »,
d’autant plus valorisé qu’il serait désormais éclairé grâce aux
Lumières Un public pris dans ce qui serait devenu un juste rapport à l’œuvre.
Tel est le regard que Friedrich Nietzche (1844-1900) porte sur les propos des
philosophes des Lumières concernant le public.
Il convient de critiquer radicalement tant cette
conception de l’histoire culturelle, qui fonde de nombreuses institutions, que
cette approche si particulière du public. C’est le geste que le philosophe désire
déployer dans La Naissance de la tragédie [Nietzsche, 1872]. Nous en exposons ci-dessous les considérations
majeures. Dans son propos, F. Nietzsche stigmatise l’usage explicitement Aufklärer de la notion de public qui, par ailleurs, est encore largement la nôtre. Il
fustige l’idée d’un public conçu comme un « objet » que l’on pourrait découvrir
quelque part. Or, « le “public” n’est qu’un mot et nullement une grandeur homogène
et constante » (XI, p. 65: Nun aber ist «Publicum» nur ein Wort und durchaus
keine gleichartige und in sich verharrende Grösse). Ce mot ne
doit donc pas renvoyer à une essence ou un groupe de personnes. Et même plus,
F. Nietzsche récuse deux traits complémentaires de cet usage : l’idée proposée
ainsi d’un public d’individus rationnels, dont il conviendrait de sonder les
consciences afin de leur soumettre les œuvres ; et l’idée qu’un tel public
pourrait intervenir sur la scène publique de la culture comme dans l’espace
public. Selon le philosophe, le public est au mieux un résultat, qui émerge dans
le moment de la confrontation avec des œuvres ; il est aussi le résultat d’un
processus conflictuel qui se joue dans la présence aux œuvres, dès lors qu’elles
sollicitent en chaque spectateur des pulsions menaçantes et/ou individualisantes.
Une critique rétrospective
Considéré dans son ensemble, l’ouvrage de F. Nietzsche
constitue une inépuisable source de réflexion sur la compréhension générale de
la culture. Cette dernière n’est le résultat ni de forces économiques, ni du progrès
social. Ce livre concentre une source non moins inépuisable d’enquêtes sur le
rapport à la culture de la Grèce antique ; rapport conçu différemment par les
penseurs des Lumières et par Nietzsche : les premiers unifient ou homogénéisent
la Grèce sous le modèle de la rationalité socratique, tandis que le philosophe
allemand affirme le caractère agonal de cette culture. Cette source de réflexion,
enfin, s’étend aux arts de la tragédie et à la place du chœur en elle, à la
fonction du socratisme et à l’analyse du commencement d’une exclusion des
artistes hors de la cité (via Platon), ainsi que du devenir de la
culture occidentale et à la place différenciée qu’y occupent le spectateur ou
le public dans les arts et la culture.
C’est de ce seul dernier motif que nous proposons ici
un parcours. Celui-ci restera certainement injuste tant par rapport à
Nietzsche qui voulait considérer l’esthétique d’abord du point de vue de
l’artiste et non du point de vue du spectateur, que par rapport à un travail
plus savant portant sur les traits de ce livre entier. Il n’en reste pas moins
vrai que l’ouvrage enveloppe bien une approche du public récepteur des œuvres
d’art qui oblige à réfléchir sur le sort artistique de tout un chacun. Il est
donc important de disposer d’une synthèse d’une analyse qui se présente
d’ailleurs déjà comme généalogique : elle rend compte du jeu des forces
pulsionnelles (Triebe) en présence et non d’un développement progressif
et progressiste, téléologique de l’activité artistique et esthétique.
Un contexte
esthétique
Le type d’étude nietzschéen montre comment le chœur
antique mue le public en individualité supérieure grâce à l’abandon de la
conscience des individus qu’il rassemble. On voit bien alors que cela n’a que
peu de rapport avec la conception moderne d’un public qui ne s’abandonnerait
pas à l’œuvre, qui demeurerait conscient/distant et pris dans la juxtaposition
physique imposée par les lieux de l’art. Ce public déploierait alors une
minauderie moderne « à la manière d’une femme » (VIII, p. 47 : weichlich
tändelte der moderne Mensch). Cette analyse conjecture la naissance
– grecque – et la disparition – moderne – de ce chœur-public (chapitres I à
XV). Cependant, il n’en exclut pas la renaissance, sans doute dans une culture
esthétique à venir, enfin inactuelle, c’est-à-dire capable d’agir sur
l’époque. Pour le XIXe siècle
(chapitres XVI à XXV), elle pourrait être représentée par l’inactualité de
Richard Wagner (1813-1883), dont la musique repose pour partie sur cette quête
d’une communauté esthétique future (telle que présentée dans Lohengrin,
1850) et pour partie sur la jouissance fusionnelle avec le Tout, selon
l’exemple de la séquence de la mort d’Isolde dans Tristan et Isolde (1865).
Notons que, pour le public et son traitement durant
cette seconde moitié du XIXe siècle, la
tonalité de l’ouvrage est pessimiste. Du fait de quelques œuvres de son présent,
écrit F. Nietzsche, « nous avions cru à [la renaissance d’] un public artiste
» (VII, p. 43 : Wir hatten an ein aesthetisches Publicum geglaubt). Or, on ne
rencontre finalement ce public artiste nulle part ailleurs qu’en musique. F.
Nietzsche désigne ici explicitement R. Wagner, mais aussi Jean-Sébastien Bach
(1685-1750) et Ludwig van Beethoven (1770-1827). Au mieux, les philosophes
de l’esthétique moderne (V, p. 33), nommément Immanuel Kant (1724-1804), Friedrich von
Schiller (1759-1805), Friedrich Schlegel (1772-1829), Georg
Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), Arthur Schopenhauer (1788-1860), etc., brassent des
illusions à son propos, en particulier le romantique F. Schlegel qui cherche à
définir un idéal de spectateur, un spectateur « en soi », à partir d’un
public réduit à une somme d’individus. Mais, « que pourrait
bien être un genre artistique dérivant de la notion de spectateur et dont la forme
propre serait le “spectateur en soi” ? » (VII, p. 43 : Was wäre das
für eine Kunstgattung,
die aus dem Begriff des Zuschauers herausgezogen wäre, als deren eigentliche Form der « Zuschauer an sich » zu gelten hätte?).
À cette interrogation, F. Nietzsche ajoute plus
fermement encore que considérer « Le spectateur sans spectacle est un
non-sens » (VII, p. 43 : Der Zuschauer ohne Schauspiel ist ein widersinniger
Begriff). Ce que montre à l’évidence un public et des auditeurs examinés à l’aune
de la Grèce antique, lesquels pourraient donc manifester une configuration qui
pourrait passer pour un moyen d’opérer la critique rétrospective du présent.
Dans la Grèce de la tragédie, ce public et ces auditeurs se construisent, affirme-t-il,
dans des expériences et des exercices qui doivent être pensés en termes
d’intensité et d’affects, et jamais en termes de contemplation individuelle
rationnelle. L’exercice le plus décisif du public de la tragédie demeure
celui de l’audition des mythes collectifs de la cité traduits en tragédies,
par exemple chez Eschyle qui perpétue les mythes de Thèbes et d’Athènes,
mythes collectifs dont il conviendrait sans doute de retrouver l’intuition,
afin de mieux combattre cet individualisme. Nietzsche pense évidemment ici au
statut collectif des mythes germaniques repris dans la musique de Wagner.
Le devenir
œuvre

Envahissant l’esprit du temps, cultivées
par F. Schlegel ou Novalis (1772-1801) ainsi que par Johann Joachim Winckelmann
(1717-1768), l’esthétique du beau et de la réception occupe le terrain de
l’art, à l’époque. Elle fait l’objet de la critique de Nietzsche parce qu’elle
cultive une essence de la beauté inventée récemment, mais qu’elle projette sur
le monde grec pour la faire passer pour antique. Il la déclasse donc. Le projet
de Nietzsche est critique de toute recherche d’une essence des choses
(historiques, sociales, artistiques et esthétiques), laquelle est héritée de
Socrate. Une telle recherche, notamment d’une essence du beau, évacue toute
généalogie, aboutit au dualisme sensibilité-raison, à l’énoncé de normes, au
primat de la rationalité sur la plasticité, à la primauté de la subjectivité de
l’artiste, à une théorie de la mimèsis
(puisée
dans Aristote), à une péjoration du passé si elle se fait téléologique ou à
un passé mué en modèle pour le présent si elle se fait réactive. Elle aboutit
surtout à justifier la mise à distance du spectateur et du public par rapport
à l’œuvre d’art. De manière polémique, la nouvelle esthétique (die neuere Aesthetik) – nietzschéenne – abolit toute vérité
éternelle en s’intéressant à la manière dont chaque ouvrage de l’artiste, créateur
de formes, vise à transformer un groupe – ce sera le chœur de la tragédie, mais
on peut l’appeler « public » en ce sens – en la forme plastique d’une individualité
supérieure confinant à une forme de société et d’État, une totalité esthétique
et culturelle. Cette esthétique repose sur une anthropologie physiologique – étendue
à la nature entière (II, p. 22) – du déchirement de l’humain entre ces deux
pulsions qui vivent en lui – Dionysos et Apollon – et l’animent en le rendant
créateur de formes et des formes politiques qui devraient être support de ses créations.
Un tel déchirement gouverne cette
philosophie esthétique en déterminant trois scansions dynamisant les
institutions culturelles. Ce sont des scansions non pas successives, mais
permanentes, en ce qu’elles permettent à toute chose de devenir et à la
culture, ainsi qu’au public, de s’alimenter en permanence à la source des
pulsions sans lesquelles cette philosophie esthétique se figerait. La première,
une contradiction unifiée dite originaire (I, IV, VII, p. 21, 29, 41 : das Ur-Eine), affirmative et créatrice, coïncide avec l’unité des
pulsions artistiques de et dans la nature, donc aussi en l’humain, en un mot au
devenir éternel ; la deuxième est celle de la division et de l’oubli de l’unité ;
la troisième correspond à un retournement de la division en unité et en
sentiment d’unité retrouvée.
En termes de tragédie, cela donne : 1/
un chœur antique qui intègre acteurs et spectateurs dans un mythe de l’unité –
il n’y a donc pas de public à proprement parler ; 2/ une tragédie classique
qui expulse les spectateurs en contemplateurs extérieurs et divisant le monde
de l’art – le public distancié et individualisé en nait ; 3/ une restauration
des mythes collectifs dans la tragédie future et le retour à l’unité – mutation
du public en collectif réconcilié avec soi-même et l’œuvre. Pour éviter la
projection de cette scansion dans une histoire linéaire, voire dialectique à
la mode hégélienne, puisons des exemples dans notre monde ; cela pourrait
correspondre, respectivement, aux travaux de Richard Strauss (1864- 1949 ; Elektra, 1903) ou d’Antonin Artaud
(1896-1948), de Bertolt Brecht (1898-1956) et d’une grande partie de l’idéologie
actuelle de la « participation » en art.
Précisons encore : le
paradoxe de ce travail de Nietzsche, sur le plan du public et du spectateur,
est qu’il abandonne le point de vue du beau strictement esthétique et moderne,
celui du spectateur – défini classiquement par la distance, l’aura et le
jugement – sur l’œuvre, parce que ce point de vue laisse le spectateur,
contemplateur, à l’extérieur de l’œuvre. Et il se consacre au principe qui
gouverne la production de l’œuvre parce qu’il abolit les distances. Mais ce contournement
le reconduit au spectateur, cette fois sous la forme du public conçu comme intérieur
à l’œuvre (le chœur), pris dans la communauté dionysiaque que le spectacle
engendre. Globalement parlant, pour Nietzsche, il n’est de véritable devenir
œuvre de l’œuvre que lorsque le public s’y intègre en s’y transformant,
lorsqu’il s’élève de sa subjectivité abolie à une individualité supérieure en
donnant vie publique à l’œuvre. Si l’artiste est l’humain qui devient œuvre
d’art, l’œuvre d’art n’est elle-même déployée que si elle donne forme au
spectateur, à l’auditeur ou au public, qui alors se produit comme œuvre, en
abolissant sa subjectivité, entendue au sens de l’esthétique du beau.
Public et auditeur artistes
Faire
des auditeurs des artistes, ce serait donc la thématique de la tragédie. Elle
est spécifiquement attique. Elle pousse F. Nietzsche à cette « hypothèse
métaphysique » (IV, p. 29 : zu der metaphysischen Annahme) des pulsions déployée
dans une esthétique en quelque sorte politique et historique, une esthétique
élargie de la tragédie qui nous renvoie une « image plus vraie, plus réelle et
plus complète de l’existence que ne le fait l’homme civilisé dans sa
propension à se croire l’unique réalité » (VIII, p. 47 : [Es bildet] das Dasein wahrhaftiger, wirklicher, vollständiger [ab] als
der gemeinhin sich als einzige Realität achtende Culturmensch). Ce qui y est en jeu, c’est l’appartenance de chacun à
une communauté supérieure dont le chant et la danse constituent le modèle, et
dont la propriété, relativement à la question du public, est de dissoudre
celui-ci, si on l’entend au sens moderne du terme (un public séparé de l’œuvre
et morcelé en lui-même). Qu’en est-il de ces pulsions dans la tragédie ?
F. Nietzsche le précise :
« Ces deux impulsions si différentes
marchent de front, mais la plupart du temps en conflit ouvert, s’excitant
mutuellement à des productions toujours nouvelles et de plus en plus
vigoureuses afin de perpétuer en elles ce combat des contraires [...] jusqu’à ce
qu’enfin, par un geste métaphysique miraculeux de la « volonté » hellénique,
elles apparaissent accouplées l’une à l’autre, et dans cet accouplement, en
viennent à engendrer l’œuvre d’art à la fois dionysiaque et apollinienne, la tragédie
attique » (I, p. 17)
Et qu’en
est-il de la tragédie attique ? En parler revient à évoquer Dionysos. Cette
tragédie est représentée par les mystères, les mythes, la pythie, Archiloque et la
culture dorique, Pythagore, Héraclite – auquel F. Nietzsche emprunte l’idée d’une
sagesse du Silène conçue comme sagesse mortifère prônant l’avantage de n’être pas
né ou de périr sous peu –, et ces
œuvres incontournables qui, d’Eschyle à Sophocle, énoncent autre chose que des
images avenantes : plutôt le rire de Démocrite, les pulsions titanesque,
le meurtre, la barbarie, la démesure, la
tristesse, les obstacles soudains, les ironies du hasard, les attentes pleines
d’inquiétudes. Bref, tout ce qui n’est pas solaire mais rangé par les
apolliniens du côté du mal, et qui monte du fond le plus intime de l’humain et
de l’ivresse. « Lors de l’approche puissante du printemps qui traverse la
nature entière et la secoue de plaisir, s’éveillent ces émotions dionysiaques
qui, à mesure qu’elles gagnent en intensité, abolissent la subjectivité jusqu’au
plus total oubli de soi » (I, p. 20).
La tragédie attique – pensons
ici à la nuit dionysiaque d’Œdipe bien sûr, mais n’oublions pas le
principe de l’analyse nietzschéenne : ce sont aussi les pandémies médiévales de
la Saint-Jean, l’extase de l’Hymne à la joie de Ludwig van Beethoven et les chants populaires recueillis
dans Des Knaben Wunderhorn (Le Cor enchanté de l’enfant), ces
Lieder réécrits, à l’époque, par Achim von Arnim (1781-1831 ; VI) –, la
tragédie attique, donc, fait sourdre la toute puissance sexuelle de la nature en poussant
chacun à perdre la conscience apollinienne de son individualité. Ce n’est pas
un spectacle. On en trouve la vraie existence dans l’image du satyre et de ses
possessions constantes :
«
C’était un être inspiré, exalté, que la proximité du dieu transportait
d’extase, un compagnon de souffrance, aussi, en qui se répétait la passion
sublime du dieu, le messager d’une sagesse venue du plus profond de la nature
elle-même et l’emblême de cette toute-puissance sexuelle de la nature que le
Grec avait depuis toujours considérée avec stupeur et respect » (VII, p. 47 :
[ein]
begeisterter Schwärmer, den die Nähe des Gottes entzückt, [ein] mitleidender
Genosse, in dem sich das Leiden des Gottes wiederholt, [ein]
Weisheitsverkünder aus der tiefsten Brust der Natur heraus, [ein] Sinnbild der
geschlechtlichen Allgewalt der Natur, die der Grieche gewöhnt ist mit
ehrfürchtigem Staunen zu betrachten).
Mais
surtout, cette tragédie – qui périt lorsque l’esprit de la musique est
dissout par Apollon et que la distance l’instaure en spectacle – ouvre la porte
aux mythes fondateurs de la culture requis par toute cité, sous forme de
personnages pulsionnels. Elle fait place au mythe en le traitant comme un
rapport intrinsèque au fond de souffrance de l’humain : la mort, le déclin, la déchéance.
Paradoxalement, elle découvre ou recouvre l’abîme, l’inquiétude douloureuse, la
vérité du monde, en promouvant un corps collectif dans lequel circulent des
visions, des images contaminant réciproquement les individus.
La
question du chœur
La
question du chœur devient alors décisive, non seulement parce qu’elle est le
cœur de la tragédie, mais parce qu’elle déplace entièrement la notion de «
public ». Effectivement, si l’on prend en compte la conception esthétique
moderne et contemporaine du public, telle que la décrit F. Nietzsche, soit un
ensemble de personnes individuelles engagées face à l’œuvre d’art et objet
d’une visée par l’œuvre, il faut comprendre que ce qui intéresse presque
scandaleusement (VIII, p. 49 : fast anstössig) le philosophe dans la tragédie
antique, de par son interprétation « métaphysique » (V, VII), c’est qu’elle abolit
un tel public et une telle conception du public (VII, p. 45), en
soustrayant son analyse au rationalisme ambiant et à la dénonciation
socratique des mythes. L’art tragique, qui ouvre droit au vertige dionysiaque
collectif, instaure une communauté de jouissance dans laquelle aucun public ne
se différencie en pôle autonome. En dissolvant l’expérience artistique
individuelle d’une certaine manière, elle sort chacun de soi, et instaure un «
auditeur-artiste » (XXII, p. 123), co-créateur collectif de l’œuvre. Elle
dessine par conséquent un autre modèle esthétique susceptible d’inspirer à nos
modernes créateurs l’éventualité d’une renaissance de la tragédie, retournant
alors les déterminations sociales, culturelles et politiques de l’époque à
laquelle le public des spectateurs du présent est soumis.
L’exercice
tragique est profondément sublime, selon Nietzsche. Il déjoue la moralité imposée
au public du présent – a fortiori si on le remettait en selle. Il rend l’activité
artistique et esthétique à la dynamique du jeu entre les pulsions capables de
déchaîner « l’ivresse et l’enthousiasme » (VI, p. 39 : zu trunkner
Begeisterung). Par l’audition du jeu de la flûte et du cri de l’épouvante,
il déclenche les pulsions d’une manière institutionnalisée. Il rend Dionysos
visible. La tragédie attique, le dithyrambe célèbrent le « conflit insoluble »
(III, p.
25 : ein unlösbarer Conflict) entre
pulsions. Ce sont des tragédies du chœur qui ne se jouent pas devant
un public. Il n’y a pas de public, ou le public et le chœur sont une seule et même
chose. Tels se présentent Œdipe (parricide, inceste, sphinx), le Prométhée d’Eschyle (IX), mais
aussi le Prométhée de
Johann Wolfgang Goethe (1749-1832), voire l’Hamlet
de
Shakespeare (1564-1616), toutes œuvres d’art qui désarticulent notre «
adoration stupéfaite de l’art » (II, p.
24 : unsere
[...] staunende [...] Anbetung), rappellent que les dieux sont créées par
les humains et que cette option culturelle assujettit réciproquement les dieux
et les humains, et que l’humain peut s’élever au titanesque, au pressentiment
d’un crépuscule des dieux. Ces ouvrages artistiques, qui sont des tragédies du
chœur, obligent à assumer la différence entre la tragédie originelle (l’unité) réduite
au chœur (exposant la pulsion esthétique sans public ni personnages) et la tragédie
dans laquelle, par division, le chœur dialogue avec un personnage (faisant
place à un public), voire la tragédie tardive dans laquelle plusieurs
personnages engagent des joutes oratoires qui ruinent alors la dynamique
tragique, d’autant que le public ne participe plus à quoi que ce soit mais se complait
à la contemplation du jeu des héros.
Dans la tragédie attique, le chœur ne représente pas
un spectateur idéal, car si le chœur participe du drame, il ne peut en être
spectateur. Il ne représente pas non plus le peuple opposé à la scène royale,
comme le croyait Aristote, ou la conscience du peuple, comme l’affirme Hegel
(VII). Il est toute la tragédie imitant les forces vives de la nature. Il est
la transe, l’extase, l’orgiasme barbare, sans distance et possédé (VIII). Et la
tragédie n’est rien d’autre que ce chœur. Chœur, public et spectateur, c’est
tout un. Ce n’est pas le monde de la scène et du quatrième mur. Le chœur – « [le]
symbole des masses tout entières en proie à l’émotion dionysiaque » (VIII, p.
51 : das
Symbol der gesammten dionysisch erregten Masse) – se projette sur le
spectateur qu’il est lui-même comme foule possédée. Il n’est pas un spectacle
à regarder avec distance. Chacun est inclus dans ses cris et surtout dans ses
deux cris tragiques de terreur et de pitié véritables – « le grand Pan est
mort » et « la tragédie est morte » (XII, p. 72 : der grosse Pan ist todt, die
Tragödie ist todt!).
Mais la tragédie est toujours déjà sur le déclin, menacée
par la domination exclusive d’Apollon, celle des mots sur la musique et celle
d’une figure de satyre en pâtre pomponné et factice. La tragédie classique ne
respecte plus l’équilibre requis par l’ancienne : « La tragédie grecque, ce
n’est pas autre chose que le chœur dionysiaque ne cessant de se décharger dans
un monde apollinien d’images constamment renouvelées » (VIII, p. 50). Dans le théâtre
classique, grec ou moderne, par exemple, le chœur n’y agit plus. Il est devenu
spectacle. La tragédie est dans son déclin. Cet art est mort et laisse un «
vide immense » (XI, p. 63 : eine ungeheure [...] Leere). C’est d’ailleurs
Euripide – inspiré par Socrate brisant le pouvoir de la musique afin de mettre
en place sa dialectique, refusant le destin en luttant contre lui par la
connaissance, corrigeant la nature qui produit des puissances inégales en lui
imposant de produire de l’égal – qui en est responsable. Avec lui le public prend
place dans le théâtre (XI, p. 63 et 65 : der Zuschauer [ist] von Euripides
auf die Bühne gebracht worden). Les nouvelles œuvres transportent
sans doute le spectateur mais ne l’abolissent justement pas. Dans cette
nouvelle forme, la tragédie déclenche le processus pulsionnel mais de manière organisée
en le contrôlant. Elle manifeste donc Dionysos en le maitrisant. Dionysos est
encore actif mais désamorcé.
Nietzsche et Wagner
Si elles réévaluent entièrement l’approche du monde
grec pratiquée au XIXe siècle et la manière
de penser les changements culturels, de telles considérations ne sont pas conçues
pour la gloire de la connaissance. Elles portent des conséquences pratiques. Et
les relire de nos jours, c’est encore poser des questions aux travaux
artistiques et esthétiques, contemporains. En particulier, en ce qui concerne
ce pandémonium qu’est « le public ».
Mais d’abord, afin de saisir pleinement la démarche du
philosophe, il convient d’entendre son projet dans son présent. Nietzsche
redessine la question du public par le biais d’un avenir rétrospectif !
Certes, il est question des Grecs, mais il est aussi question d’une nouvelle
culture artistique, et d’une configuration historique nouvelle des
jeux des pulsions (dionysiaque et apollonienne) modernes. D’un côté donc,
Euripide. Il exclut finalement la tragédie de son horizon en faisant passer le
monde prosaïque sur la scène et en renvoyant
le spectateur de la scène aux gradins, de telle sorte qu’il voit sur la scène son
propre double (XI, p. 64). Il fait parler le public mais dans la sophistique de
la médiocrité bourgeoise. Au lieu du chœur antique maintenu, il fait naître le
chœur des spectateurs (XI, p. 64 : der
Chor der Zuschauer). Il n’y a donc plus que des comédies sur la
scène : la vie commune, familière, quotidienne, sur laquelle tous peuvent se faire
un jugement. Le public, déconnecté de l’œuvre, est conduit à philosopher en se
donnant la forme d’un espace public culturel qui cultive un faux-semblant de
culture, de pensée et de cité. C’est une situation de divorce complet entre
l’œuvre et le public. Ensemble, les théories esthétiques et ce public prennent
alors pour de l’art des œuvres qui ne sont rien que le mime plat du monde (XI,
p. 64).
Pour
autant, de l’autre, le spectateur contemporain, quel
qu’il soit, ne devrait jamais perdre la conscience d’avoir en face de lui une œuvre
d’art et non une réalité empirique (XII, p. 70). Puisque la tragédie est
perdue, puisque le chœur est spectacularisé, le public devrait apprendre à garder
sa distance avec le spectacle, en conservant son potentiel d’identification
avec le fond dionysiaque de toutes choses. Il devrait apprendre à se placer à
la fois dedans et dehors (de l’œuvre), entre Dionysos et Apollon. C’est la
condition pour que le spectacle subsiste sans toutefois perdre le sens du
devenir. C’est là que, pour F. Nietzsche, la musique de R. Wagner entre à
nouveau en scène, renouant avec le dionysiaque, réveillant son esprit sans
imiter pour autant la tragédie grecque. La musique y prend la place du chœur,
elle n’a pas besoin du spectacle et d’un public contemplatif. Par elle, et
notamment par les immenses mouvements symphoniques produisant suffocation et anéantissement
de l’existence individuelle (encore Isolde), l’artiste retrouve l’unité de
l’affirmatif et de la création, tout en prétendant renouer avec l’originaire et
les mythes susceptibles de forger une vraie communauté de jouissance et
d’affirmation. Il rend à la musique son pouvoir dionysiaque et au public la
possibilité de rentrer à nouveau dans une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk,
selon les
termes de R. Wagner) capable de célébrer l’humain réconcilié avec son humanité.
Grâce à elle, l’auditeur reconnait sa capacité productive et artistique. Il
entre dans le mouvement de constitution d’une forme de sociabilité artistique.
L’exercice du spectateur et celui de l’artiste coïncident. Il n’est plus
spectateur de l’œuvre, mais spectateur dans l’œuvre.
Sans doute, pour l’heure, en 1872, l’artiste peut-il
favoriser l’accord des humains et des civilisations avec l’existence. Il n’est
cependant pas certain, nous pouvons désormais en juger, de loin, que R. Wagner réussisse
quoi que ce soit. Du moins les doutes de F. Nietzsche vis-à-vis de sa musique,
postérieurs à l’écrit ici analysé, indiquent un certain recul progressif de cet
enthousiasme de la part du philosophe.
Christian Ruby
Bibliographie
Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, Die Geburt der
Tragödie, 1872, Œuvres I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, dir. Marc de Launay, 2000.
Notons que le titre est suivi de deux sous-titres différents selon les dates de
publication (1872) et de republication (1886) : À partir de l’esprit de la
musique (Aus dem Geiste der Musik) ou Hellénité et pessimisme (Griechenthum
und Pessimismus). Nous donnons les références dans cette édition, en
indiquant le chapitre et la pagination entre parenthèses en même temps que,
parfois, le texte dans sa langue originale (en accès libre sur :
L’auteur : Christian Ruby est philosophe, chargé de cours
à l’ESAD-TALM, site de Tours. Il est membre de l’ADHC (association pour le
développement de l’Histoire culturelle), de l’ATEP (association tunisienne
d’esthétique et de poiétique), du collectif Entre-Deux (Nantes, dont la
vocation est l’art public) ainsi que de l’Observatoire de la liberté de
création. Il travaille avec le FRAC Centre Val-de-Loire et est membre de la
commission Recherches du ministère de la Culture.
Derniers ouvrages
parus : Abécédaire des arts et de la
culture, Toulouse, Éditions L’Attribut, 2015 ; Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel,
Toulouse, Éditions L’Attribut, 2017 ; « Criez, et qu’on crie ! » Neuf notes sur le cri d’indignation
et de dissentiment, Bruxelles, La lettre volée, 2019.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire