Le temps est venu peut-être de formuler l’intelligence du
concept de Multiplicité. C’est que la diversité, la variété, voire le chaos, ne
seraient rien sans une traversée qui en extrait une démarche singulière. Dans
le chaos prend forme du singulier. Il n’est pas que dispersion et
déconstruction. Il s’agit d’une chance unique
conjuguant un être prolixe autant qu’une pensée variée. Dire, comme Sartre le
fait encore, que le monde est strictement absurde, c’est encore trop concéder à
l’homme qui lui aurait donné sens, tout provenant de lui, de sa seule création[1].
Il y a des singularités sous bien d’autres modalités à découvrir que celles qui
se mesurent à l’interprétation, à la lecture bien trop humaine que cette
dernière propose en guise de partition des choses. La singularité, consistante
par elle-même, est le pendant essentiel du concept de multiplicité, chaque
chose se produisant sous un effort singulier et par conséquent s’affirmera
aussi dans son aspect irremplaçable autant qu’incomparable.
Le concept de multiplicité a bien sûr trouvé une forte
résonance dans la philosophie contemporaine, notamment entre Deleuze et Derrida
qui ont cherché, chacun par des moyens dissemblables, à abandonner la croyance
selon laquelle tout dans le réel devait s’avérer convergent ou se soumettre à un
fondement d’une trop grande généralité, issu de la raison humaine. Etait ce
déjà le cas de Heidegger qui, partant d’une « différence
ontologique », refusait de soumettre l’Etre
à la domination unitaire et utilitaire de l’homme ? D’une certaine
manière, Heidegger tient à affirmer la différence d’une dimension fondamentale
qui résiste à l’unité forcée du règne humain, un règne essentialisé selon lui
par la métaphysique. Il soutient l’hypothèse d’une ontologie préservée. Mais il
s’agit là d’une réserve étrange soustraite à nos calculs et habitudes, une zone
mise à l’abri de nos spéculations et qui ne se laisserait jamais ramener à
l’usage instrumental de la raison, elle qui n’a au final d’autre préoccupation
que l’exploitation planétaire des ressources et énergies pour servir les
besoins de l’homme.
Mais, à vrai dire, l’idée de multiplicité n’est pas la
recherche d’une terre restée vierge et qui aurait échappé à la main basse faite
sur toutes les richesses de la nature, usurpées en totalité sous l’intérêt de
notre volonté, de notre liberté cruelle qui ne trouve de satisfaction qu’à tout
soumettre à notre bien, à la vison d’un homme qui ne connaît que lui-même et sa
volonté. La philosophie contemporaine, qui s’est exprimée entre Deleuze,
Derrida, Foucault, Lyotard et d’autres, ne croit plus en une nature généreuse
qui se serait mystérieusement retranchée indemne et immaculée, offerte au
regard d’une révélation capable de nous sauver de la maîtrise violente que les
civilisations occidentales en particulier auraient exercée sur une origine
virginale et comme perdue. Il n’y a, du reste, aucune terre vierge qui se
maintiendrait en son authenticité sous les affres d’une exploitation réduisant
tout ce qui se présente à la captation de notre appropriation, à la capture des
ressources, soumises à l’usage d’une seule espèce, d’un genre dominant
s’imposant, comme dirait Descartes, en « maître et possesseur de la nature ».
L’idée de multiplicité veut dire plutôt qu’il n’y a pas
d’exception authentique, ni de fondement parfaitement intacte, même si une
forme peut s’extraire du chaos selon la chance d’une unité, la perfection d’une vie dont le tirage vaut comme affirmation
capitale, celle de l’existant bien plus fragile du reste que l’ontologie qui le
tient peut-être en otage. Il n’y a pas d’ontologie capable de renouer avec un
fond indemne, une nature en retrait de tout. S’il y a des problèmes écologiques
graves, il faut en conséquence trouver les mots justes. Mais il n’y a jamais eu
de nature à « sauver », de planète à « protéger ». Ce sont
là des slogans curieusement repris par la publicité de sociétés pétrolifères et
de l’industrie automobile, comme si la terre pouvait se réduire à un thermostat
et se tenait fragilement en notre pouvoir. Les fins de l’homme ne font pas la
fin du monde. Et nos finalités, même dans notre souci de vérité, de
restauration ontologique, n’ont aucun rapport avec la nature. Il n’y a du reste
aucune nature si nous supposons par là une figure immuablement posée à l’abri
de la domination que nous exercerions sur elle de manière secondaire et
dérivée.
La nature a connu des catastrophes météoriques, telluriques
et volcaniques auxquelles la vie aura échappé, elle qui prend des formes
multiples et entre dans des mutations dont l’ontologie ne connaît rien. La vie
dans ses poussières, dans ses restes les plus pauvres trouve des expressions
formidables et foisonnantes, des évolutions créatrices différées dont la
philosophie, qui balise notre parcours depuis le début, peut suivre les
bifurcations et intensifier les carrefours. Toutes ces forces vives, qui ne
font pas une seule nature mais s’en échappent pour en récréer de nouvelles,
n’obéissent guère à la voie d’une ontologie fondamentale mais à celle d’une
exploration de l’Evénement, de ce qui
arrive en propre, d’une métamorphose inattendue inscrite au cœur le plus
sordide de la destruction, de l’extinction qui n’est jamais sans restes, de
l’éradication qui n’est jamais sans libérer quelque fragment vital.
C’est le moindre atome de vie, le moindre corpuscule, qui
crie sa singularité et se montre chargé d’un avenir imprévisible, d’un ensemble
de mondes possibles qui n’attendent pas même une heure, une occurrence
favorable, mais qui vont la créer au moment même de la disparition de l’ancien
monde qui les tenait captifs en son tissu. Une telle exploration vitale était à
l’œuvre dans l’attention que nous avions portée aux plurivers fortement irréductibles à tout univers. C’est encore
l’occasion pour nous aujourd’hui d’affirmer notre passion des multiplicités. Une philosophie qui ni ne
commence chez les grecs ni ne se clôt maintenant, mais qui trouve des
précurseurs dont le système n’a jamais consisté en un achèvement. Ni d’ailleurs
en aucune manière de clore une fois pour toute l’histoire des récits par une
vérité dernière.

Jean-Clet Martin
Multiplicités, Kimé, 2018, Ouverture.
[1] Sartre, L’existentialisme est un humanisme,
Editions Nagel, 1970, p. 37-38.
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