La philosophie est inséparable
d’une manière de s’orienter. Rembrandt présente le philosophe en méditation. A
côté de lui, un escalier énorme nous invite à passer à l’étage supérieur. L’axe
de la pensée a toujours suivi cette inflexion du dépassement, effort de gravir
une pente et de se libérer d’un monde dont nous ne savons finalement pas
grand-chose. Platon, dans la République déjà, dépeint une caverne où règnent
les ombres, le reflet. La philosophie serait ainsi une éclaircie, une montée
progressive vers la lumière ou encore une évasion partie à la rencontre de ce
qui transcende notre horizon limité. La pensée se définit par l’acte de monter,
descendre n’étant pas envisagé en tant que mouvement possible pour elle… Qu’est-ce alors que s’orienter dans la pensée
?
Cette question, posée par Kant,
dans un essai du même nom, mérite d’être reprise sans cesse pour rendre
sensible l’espace qu’emprunte la pensée et le penseur. Je dis le penseur parce
que la tradition picturale nous donne bien des exemples, tous très
intéressants, dont le sujet porte précisément sur cette orientation, sur ce
chemin de pensée. Rodin, sous ce rapport, nous présente le penseur placé aux
portes de l’enfer. On dirait, devant cette Chute, que nous ne sommes plus dans le
même âge, ni soulevés par le même régime d’évidences. Il semblerait que Rodin
soit davantage attentif à la Porte qui se multiplie, se déforme, se gaufre de
motifs superposés plutôt qu’à sa possible ouverture, un peu comme s’il n’était
plus question de la franchir ni de quitter la caverne. Bien plus, le penseur
reste passif, inactif, assis sur un rocher, empreint de détresse, le regard
tourné vers le sol. Que s’est-il produit dans l’histoire de l’humanité pour que
la pensée se courbe ainsi vers elle-même, plie l’échine et se penche en une
figure voutée, comme si le penseur devait supporter une détresse sans issue,
nu, taillé dans une matière sombre et froide ? Comment expliquer cette
passivité, cet attrait devant l’impuissance qui nous affecte de manière constitutive
?
Un siècle plus tôt pourtant David
nous donnait encore la vision de Socrate, assis sur un sofa avant d’affronter
la mort, devant ses disciples avec lesquels il s’entretient de l’immortalité de
l’âme. Sur son torse sans plis, aucun poil n’est visible, rien qu’une immaculée
musculature qui n’autorise nul relâchement. Socrate pointe du doigt le ciel où
la philosophie découvre l’ascension, la vérité de ce qui n’est pas encore visible, redevable d’une
contrée plus qu’humaine. Entre ces deux images, l’une héroïque et l’autre
passive, quelque chose de considérable s’est produit qui ne porte pas seulement
la marque de Nietzsche dont nous devions apprendre la mort de Dieu. Il y a eu,
en France, des expériences cruciales, celle de Delacroix qui renoue avec Dante,
celle de Baudelaire qui fait l’expérience du mal, de fleurs qui poussent dans
les recoins sombres, au point de revendiquer, au travers de ce spleen, un
nouvel infini pour le penseur. Non plus celui des océans, des espaces immenses,
mais celui de l’ennui de l’âme, des tourments en lesquels elle s’infléchit
jusqu’aux ressources de l’inconscient. Alors la pensée s’abime en elle-même
comme devenue étrangère quand Rimbaud devait laisser se déchaîner tous les sens
au point d’affirmer que « Je est un autre ».
Quelque chose donc s’est produit
dans l’espace de la pensée, dans la façon de nous orienter au sein de la
pensée, se rendant visible dans les figurations de l’art. Non pas seulement un
soupçon, un âge sceptique, mais l’idée réformée de ce que nous pouvons encore
penser, de ce que nous sommes capables d’embrasser du fond du puits en lequel
nous avons sombré. Et il y a eu, sous cette possibilité infinie du pensable, un
moment critique dont Kant permet de comprendre au mieux la crise. Ce moment est
le moment esthétique capable de fermer les portes autant à l’infini qu’au
chaos. Kant est bien conscient de notre descente aux enfers. Nos facultés sont
capables du pire. Nous sentons plein de choses et selon de multiples manières
au point de devoir limiter ce divers chaotique pour ne pas nous laisser envahir
d’illusions incurables. L’esthétique est ce moment capital qui nous apprend que
toutes les intuitions, toutes les perceptions s’ordonnent de façon conjointes,
congruentes, se recoupent selon des catégories précises que la Critique de la
raison pure va délimiter comme pour constituer une île bien fermée aux affres
d’un navigateur en perte de territoire.
Critiquer la raison dans son
usage pur, c’est affirmer qu’il y a des limites, que ce que nous sentons,
imaginons, pensons, ce n’est pas forcément le réel. Rien n’est réel dans nos
sensations, ni dans nos représentations. Kant, contre un réalisme effréné, nous
engage à modérer nos ardeurs selon ce qu’il nomme l’ « idéalisme transcendantal
». Cela veut dire que, à tout prendre pour argent comptant, la raison engendre
des monstres et se met à délirer en d’inévitables illusions, prenant ses
vessies pour des lanternes. Les choses en soi, nous n’en savons rien, la raison
pure n’en a aucune idée, ni l’imagination dans ses prétentions visionnaires.
Elle peut simplement profiler un monde, hasarder un accord convenable de nos
facultés. Et cela réclame un travail, une association des sensations, une
synthèse de l’expérience perceptive dont l’espace et le temps ne sont qu’une
toile de fond sur laquelle projeter nos représentations. Peut-on espérer mieux
et plus ? Sous cet accord esthétique entre toutes nos facultés, sous ce montage
bien huilé que Kant va organiser, n’y a-t-il pas quelque cadavre à exhumer ?
Que penser du Cri de Munch ou du Chant de la terre de Mahler qui font
l’expérience de la dissonance, de l’inesthétique comme si d’autres accords
étaient possibles ? Que penser de l’animal, de l’œil d’une mouche et de sa
merveilleuse puissance de sensation ? N’y avait-il pas d’autres issues à
creuser que celles que Kant configure dans les trois Critiques et dont Hegel
dénonce le caractère abstrait ? Que dire de l’expérience esthétique de
Kierkegaard éprouvant la difficulté d’aimer ? Que nous inspire cet autre stade
si inesthétique traversant l’ultime horreur du Christ, entouré de criminels, ou
encore d’Abraham armé d’un couteau pour trancher la gorge de son propre fils ?
Quelles sont ces limites, ces frontières que nous qualifions par le mal[1] ?
Ce sont ces expériences de la
modernité que je cherche à penser depuis quelques temps et selon plusieurs
formes en reprenant le motif mythique de la Chute ou de l’Enfer. La philosophie
n’est pas seulement un usage réglé de nos facultés gouvernées par le bon sens
ou le sens commun. Elle est une expérience cruelle qui va au cœur des ténèbres,
renouant avec ce « boyau obscur » que Deleuze avait retrouvé dans les formes
les plus extrêmes de la sensation. Nous l’avons donc rejoint dans cette
incursion qu’il considère comme un empirisme radical en lui associant d’autres
territoires, religieux ou mystiques. Au lieu de nous échapper par le haut, par
la morale ou la splendeur des mathématiques, nous avons cherché à creuser vers
les ténèbres que la philosophie avait toujours soupçonnées au moment où Platon,
dans le Parménide, s’inquiète du statut des choses les plus viles et les plus
basses, les plus abjectes et dégoûtantes. Et si leur correspondait en effet une
Idée, un versant eidétique et comme splendide ? Comment ne pas voir que nous ne
sommes que boue, organismes en déconfiture et comment ne pas créer, à partir de
là, quelque idée qui vaille la peine d’être exhumée?
Jean-Clet Martin

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