1. Qu’est-ce qui a conduit le philosophe que vous êtes à écrire un
livre sur Borges ?
JCM / Au fil de ma lecture de
Foucault et Deleuze, auxquels on pourrait associer Derrida, la figure de Borges
s’est imposée à moi de façon majeure. Je veux dire que Borges apparaît
rapidement comme la proposition d’une autre façon de penser. Il crée une
« image de la pensée » capable de nous entraîner vers de nouveaux
problèmes dont le labyrinthe fait partie - et peut-être l’idée d’un
univers multiple, d’un « plurivers »,
un mot de William James, l’auteur préféré de son père dont Borges connaissait
par cœur la bibliothèque. D’autres auteurs vont croiser son chemin. Borges est
né un an avant la mort de Nietzsche. Cela m’a frappé parce que ce dernier
constitue une référence incontournable dans les philosophies de l’existence,
notamment celle de Jaspers et d’une manière plus polémique celle de Heidegger.
Au point que dans les années soixante l’œuvre de Nietzsche explose et donnera
lieu à un livre remarquable de Deleuze, Nietzsche et la philosophie.
Mais il me semble qu’au même moment se produit un événement notable
quoiqu’assez peu commenté. Le voici : Foucault dans Les Mots et
les choses ouvre toute son analyse par Borges, par une référence
étrange à une Encyclopédie chinoise à partir de laquelle on ne
peut plus penser un espace commun, un lieu de rencontre ou même un support
(comme une table sur laquelle ranger des éléments disparates). La table est
elle-même fêlée. Curieusement, un des premiers séminaires de Derrida sur la
déconstruction de Heidegger se réfère lui aussi à Borges. Cela se produit
autour de la métaphore et je crois que la manière dont Borges envisage la
métaphore (notamment par sa compréhension des Kennigars) ne
quittera plus les lectures philosophiques de Derrida, attentif à ce qui tombe
dans les marges ou le double fond métaphorique subi par les philosophes comme à
leur insu. Deleuze, pour sa part, consacre tout un chapitre ou une série
de Logique du sens à Borges. Il s’agit de la courte fiction
sur la bifurcation, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent dont
Gilles, sur lequel j’avais le plus travaillé, explore l’étrange
distorsion temporelle, la nouvelle image du temps qu’elle propose en mordant
sur l’éternité.
2. Votre ouvrage est sous-titré « Une biographie de l’éternité » mais, plus qu’une
biographie, votre livre n’est-il pas une sorte de puzzle d’une œuvre qui
porterait le nom de Borges et dont chaque pièce serait ce que vous appelez une « bifurcation » ?
JCM / Oui, comme dit, la
bifurcation devient essentielle dans son mode de pensée. Et ce qui est
intéressant sous ce puzzle, c’est qu’il s’agit d’un puzzle qui a perdu
justement son modèle. Normalement un puzzle est une image découpée, à
reconstituer à partir d’un original. Mais dans l’univers de Borges il n’y a que
des fragments qu’on recolle sans disposer de l’original. Ce serait un peu comme
si on retrouvait les tessons d’une amphore mais que nous manquait toute
imagination possible sur la forme de ce récipient, avec le sentiment qu’il ne
vaut sans doute pas la peine de restaurer l’original perdu mais de
fabriquer autre chose à partir de ses fragments. C’est en tout cas, je crois,
ce qui arrive dans le récit consacré par Borges à Uqbar dont L’encyclopédia Britannica reproduit un
fragment. Une formule qui va envahir soudainement toute la réalité. De manière
certes dramatique mais, dans d’autres récits, cette créativité du fragment
manifeste un véritable coup de génie, notamment dans la réécriture du Quichotte
par Pierre Ménard. Dans la fiction de Borges, celui-ci se propose
de réécrire le texte de Cervantès sans le recopier ni disposer de l’original.
Faisant cela, il ne fait que poursuivre l’intention de Cervantès dont le récit
s’interrompt d’ailleurs au milieu du chapitre VIII au motif qu’il manque des
pages sur l’original arabe qu’il recopie et qu’il va les retrouver plus tard
dans une déchetterie de vieux papiers -mais en une forme illisible sans
traducteur. La poursuite du récit bifurque vis-à-vis de l’original et d’une
certaine manière requiert la même compétence que celle invoquée par
Ménard : recomposer ce qui est illisible, retrouver la trame sans navette…
Cette composition en gigogne se retrouve également dans « Les Ruines
circulaires » où celui qui rêve de créer un homme est lui-même
rêvé par un autre qui le précède, le rêve s’enveloppant en couches
d’oignon. On est ici mis en face d’une logique qui ne s’organise plus de
manière narrative, selon les règles de la narration classique, soumises au
temps, mais plutôt à travers des sauts, un franchissement brutal, sans
continuité. Et justement la métaphore pour Borges témoigne de ce pouvoir de
traverser les écarts qu’elle tient ensemble, les extrêmes qu’elle va renouer
mais sans pouvoir réparer la bifurcation. Un peu sans doute comme des
faux-raccords au cinéma dont Borges était amateur. C’est évidemment encore
d’autres modes d’écriture que Borges cherche à interroger et à expérimenter à
travers cet art de longer des bifurcations.
3. Dans ses Entretiens sur la poésie et la littérature,
l’écrivain évoque la philosophie et désigne Schopenhauer comme étant pour lui
LE philosophe. Celui pour lequel il a voulu apprendre l’allemand. Mais ne
pensez-vous pas que la poésie, les poètes, ont été pour Borges plus important
que les philosophes ?
JCM / Borges lit Quevedo,
Carriego et d’autres auteurs évidemment difficiles à cerner par un philosophe.
C’est par la poésie qu’il entre justement dans ce procès de la métaphore que
j’évoquais et dont Borges use jeune déjà en suivant le projet de l’ultraïsme,
une poésie coloriste, voire pointilliste. Mais à la lecture des poèmes de
Borges, je dois dire que, sans préjuger de leur traduction, il me semble que
l’éternité (que j’évoquais par le titre de mon essai) se réalise précisément
dans ces rythmes rouges, dans ces formes brisées adoptées par le poème qu’il
tente de son propre côté en tant que poète. Des zébrures qui culminent
dans L’Or des tigres. Le titre de mon ouvrage reprend d’ailleurs
celui que Borges avait d’abord retenu puis abandonné pour Histoire de
l’éternité. On voit par ce titre comment une brève construction associe des
inconciliables, l’éternité étant à l’opposé de l’histoire et l’éternité étant
précisément sans biographie. C’est le pari poétique de Borges que de tracer pour
l’éternité un parcours peut-être à la manière de Valéry, immobile à
grands pas. Parcours d’un bibliothécaire dans un monde où tout est déjà
écrit… sauf son parcours… On retrouve ces paradoxes dans tous les poèmes de
Borges, des inconséquences que même la logique de Russell aurait eu du mal à
concevoir. Notamment les poèmes sur la rose éternelle Une rose
jaune ou encore La Fleur de Coleridge. On dirait un jeu de
cartes dont les figures ne proviennent pas de nous mais qu’on relance de
manière nouvelle à chaque tirage ou encore les pas du tango qui plongent dans
une histoire universelle. Une histoire qui n’est plus celle de l’individu.
Histoire plutôt infâme dans laquelle subsistent, de manière métaphorique, les
premiers coups de couteau qui ont accompagné la naissance du tango. Cet univers
onirique est évidemment une des raisons principales qui font de Schopenhauer le
philosophe préféré de Borges lequel n’hésite pas cependant à lire Whitehead et
Nietzsche comme en témoignent certaines références. Le monde de Schopenhauer en
tous cas est un monde comme « volonté et représentation ». Il est un
rêve qui rêve de lui-même, sans Dieu pour l’authentifier. Par là, on entre en
effet dans le labyrinthe, à la recherche de son sens et des chemins qui
permettent de nous orienter au milieu de l’infini. La bibliothèque de
Babel n’est pas loin. Mais c’est là une traversée du chaos beaucoup
plus courageuse et affirmative que la perspective finalement nihiliste de
Schopenhauer qui s’abolit dans le néant.
4.
Vous évoquez Bertrand Russell qui effectivement a été important pour Borges. On
voit combien la logique est un outil de création de la fiction chez lui. Ne
faut-il pas aussi y attacher une forme de géométrie, dominée par la notion de
symétrie (qui provient de sa fascination pour les miroirs) ? Quand on pense
au labyrinthe chez Borges, on le voit constitué d’angles droits plus que de
courbes…
JCM / Russell en effet sait raconter des histoires
notamment celle du barbier qui ne rase que les hommes du village qui évidemment
ne se rasent pas eux-mêmes. Mais si ce barbier se rase lui-même, ça ne va pas
puisqu’il accepte les clients qui ne peuvent le faire eux-mêmes. Or en refusant
de se raser lui-même, il va entrer dans la catégorie de ses clients… et sera
obligé de se raser lui-même… C’est horrible ce dilemme. Et c’est cette histoire
tout à fait littéraire qui oblige Frege, véritable mathématicien, à jeter au
panier un livre sur lequel il a travaillé des années, simplement en recevant
cette petite lettre de Russell au contenu apparemment anodin. C’est très
borgésien cette histoire… On voit du coup le statut de la fiction devenir réel
et redoutable. Un outil de création comme vous dites si bien. En tout cas une
histoire qui divise tout dans une forme paradoxale. Et rien ne va droit dans ce
monde. S’ouvre des angles ou des singularités. Un angle propose en effet deux
droites. Laquelle choisir ? Laquelle emprunter. Le labyrinthe n’est pas
fait d’une ligne sinueuse, ni d’une courbe, mais de droites qui se divisent s’écartent.
Quelque part - c’est je crois dans « Le
Jardin aux sentiers qui bifurquent » - Borges nous livre une
proposition difficile à comprendre. Le labyrinthe dit-il est fait d’une seule
ligne droite qui va à l’infini. En fait, c’est une droite qui se fourche, se
divise, forme un écart, un angle. On obtient ainsi une géométrie étrange parce
qu’elle ne cesse de se scinder et de se redoubler, avec des règles qui se
modifient à chaque angle. Il y a donc bien une symétrie, mais dans le miroir,
cette symétrie est sans cesse faussée, louche. Le miroir est finalement une
image symétrique mais qui inverse la gauche et la droite. Supposons que ce
miroir comporte des fissures ou qu’il se compose de brisures, alors il se
modifie en un kaléidoscope. Et c’est là-dedans que Borges nous entraîne comme
fait le mathématicien Riemann, lui qui recompose l’espace avec des petits fragments,
de petits bouts du plan… C’est l’image du monde que Borges met en œuvre et, en
chemin, il y a de quoi se perdre…
5.
À propos du rêve vous écrivez ceci dans Borges
une biographie de l’éternité : « Ce qui est, au plus haut point,
n’est pas ce qui a été perçu par moi, mais c’est moi qui suis pour avoir eu à
accueillir des images qui me constituent (…) ». Le rêve crée le rêveur et
non l’inverse. Cependant dans une conférence sur le rêve, Borges insiste
d’abord sur les étymologies des mots qui disent « rêve » ou
« cauchemar » dans différentes langues et qui conduisent ici à la
présence d’un démon, là (chez Shakespeare) à celle de la « jument de la nuit » : les langues portent-elles en
elles des passages vers le « plurivers » que vous évoquiez ?
JCM / Vous avez raison. Le rêveur est enveloppé par
le rêve. Je rêve souvent ce que je ne voulais pas rêver. Et c’est la figure du
cauchemar ! Ça ne peut venir de moi, ces images où je suis poursuivi,
démoli, mis en danger et dont je veux m’écarter, au point d’ailleurs de me
réveiller, pris d’horreur. D’où proviennent ces formes monstrueuses ? On
dirait que le « Je », le « Je rêve » est dépassé par des
contenus qu’il ne domine pas du tout. Et que le rêveur reçoit des images d’un
autre temps qu’il ne crée pas mais qu’il va chercher quelque part : un
lieu qui est tout autant un pays conduisant nulle part. C’est suffisamment
étrange pour avoir inquiété Jung, très différent de ce point de vue de Freud
qui « familialise » trop l’inconscient. Il y a chez Jung, que Borges
lit durant son séjour en Suisse, l’idée d’archétype, et l’inconscient devient
chez lui un labyrinthe collectif, des images qui viennent de très loin dans la
mémoire humaine comme autant de traumatismes collectifs. Où se déposent toutes
ces histoires étranges, ces récits mythiques. Ce sont des juments de nuit… Magnifique idée, la jument étant en cavale, passe
d’un monde à un autre, d’une langue à l’autre. On pourrait dire encore que le
rêve est un balai de sorcière pour nous conduire entre des univers qui
bifurquent, des univers de sens tout à fait pluriels. Je crois que chez Jung,
justement, ce sont les métaphores qui portent encore ces mondes défunts. La
métaphore comporte des genres comme la catachrèse
dont on oublie parfois le sens premier, lequel y subsiste pourtant de manière
inconsciente, sous la forme d’une image en sourdine. Le mot
« langue », en effet, lorsque je l’utilise contient deux sens celui
de l’organe rouge auquel je ne pense pas et celui, plus linguistique, de nos
formes discursives. La métaphore est un caillou usé ou un angle du labyrinthe
dont nous avons oublié le sens initial… Elle forme l’élément de la bibliothèque
à Babel, une fourche entre les livres écrits et les miroirs qui les refigurent…
6.
Borges était peu friand de romans, allant jusqu’à déclarer que Moby Dick, Ulysse, entre autres, appartiennent à la poésie. Mais ces romans,
avec La Divine Comédie, les Mille et Une Nuits, Don Quichotte ne constituent-ils pas les fondations de sa pensée ?
Pour le dire autrement, Michel Surya évoque les philosophe-écrivain qui vont de
la philosophie vers la littérature, Borges n’est-il pas un écrivain-philosophe
qui par la littérature nous conduit à la philosophie ?
JCM / J’en suis convaincu. C’est du reste le sens
même de mon essai et, au-delà de cette biographie conceptuelle de Borges, cette
proposition résonne avec tout ce que j’ai écrit plus tard, notamment Plurivers ou encore Logique de la science-fiction… Les grands livres auxquels se réfère
Borges ne ressemblent en tout cas que fort peu au roman du XIXe siècle tel
qu’il est pratiqué en France. Ce sont plutôt des formes gigantesques, des
mythographies du monde qui ne racontent pas une histoire de famille ou une
histoire personnelle. Les titres que vous évoquiez sont de véritables lignes
d’univers. Mille et Une Nuits n’est
pas un récit bouclé sur soi. Il accueille l’infini, ouvre un épisode de plus qui se contient lui-même comme
une carte dans la carte. C’est pourquoi le titre ne forme pas un compte rond.
Il y a quelque chose de surnuméraire là-dedans, mille et une, mille qui ne peut s’arrêter à mille et que Borges appelle L’Aleph. Dans cette forme particulière
d’écriture qui englobe l’infini au sein d’un petit moment fini, on ne peut que
rencontrer la philosophie, celle de Hegel autant que celle de Schopenhauer pour
lequel l’absolu se fait là, devant le coin d’un mur rose ou sous la marche d’un
escalier qui nous fascine, chaque fois sous un autre éclairage. Borges propose
à la philosophie des personnages conceptuels. Il nous entraîne à modifier,
comme toute philosophie, notre vision du réel avec la force traumatique qui
convient, avec la puissance de détruire par la littérature ce que nous prenions
pour une forme littérale achevée. Avec Borges, le roman est débordé de partout
parce que la littérature, pratiquée
dans L’Aleph, devient pour ainsi dire
non-littérale. Les cadres de la
pensée et de l’écriture implosent pour libérer de nouveaux univers à travers
une vitesse et une accélération qui forcent une allure inconnue dans
l’enchaînement des idées.
7.
Les mythologies, la logique poussée à son extrême et le labyrinthe ne
conduisent-ils par à une métaphysique de la littérature chez Borges ?
JCM / Je crois, en effet, en un renouveau de la
métaphysique. Borges d’ailleurs lui-même disait que la métaphysique n’est
qu’une branche de la science-fiction. Ce n’est plus la métaphysique des
classiques, celle qui montait vers Dieu,
culminait dans le Moi, ou affirmait
l’unité de son Monde. Des mondes, en
effet, il y en a une multiplicité. Quant au « moi », on sait que
Borges en cultivait de nombreux entre L’autre,
le même… Ce serait l’occasion d’une discussion intéressante mais difficile
à conduire dans le cadre d’un entretien. Je crois cela dit explorer à fond,
dans mon ouvrage précisément, cette métaphysique quitte à songer à un Dieu
multiforme qui se confonde avec la bibliothèque de Babel elle-même selon une
espèce de panthéisme ou d’immanentisme fort puissant. Il me semble, si vous
voulez, que la métaphysique de Borges prend acte de la mort des grands
principes que je viens d’évoquer et qui, depuis Kant, ne constituent plus vraiment
l’objet d’une expérience possible, siège d’une illusion inévitable. La
métaphysique borgésienne tient au contraire à de petites choses qui nous font
précisément passer ailleurs, ici même ! Un robinet qui goutte, un Sablier dont les grains deviennent
presque liquides, un escalier, une pièce de monnaie comme dans la petite
fiction sur Le Zahir. Ce sont des
moments qui viennent trouer le temps pour une éternité spéciale que Proust et
d’autres avaient déjà abordée mais de manière moins radicale me semble-t-il à
l’occasion par exemple de la petite phrase de Vinteuil, voire d’une Asperge
comme ce fut le cas de Manet… C’est dans l’œuvre du poète argentin que se
décline cette métaphysique sous « le fugace, frêle et éternel » évoqué
par le poème L’instant. Là, ce qui
intéresse Borges, se sont les images qui forment la crête du temps, des
instantanés qui flottent dans la durée comme pour la figer dans des figures
proches de Parménide. Pour illustrer cette métaphysique, on pourrait dire que
le temps coule comme fait un fleuve. Jamais on ne s’y baignera deux fois disait
pour sa part Héraclite. Et pourtant, dans cette logique liquide s’installent
des tourbillons, des formes à la surface qui sont pour ainsi dire immuables, miroirs
persistant aux mêmes points du fleuve, devant tel étranglement ou tel rocher.
C’est Parménide qui rejoue sur le dos d’Héraclite, de sa physique du devenir,
une métaphysique de ce qui ne passera pas. Des tourbillons de ce genre, ce sont
des formules que l’écrivain argentin découvre selon toutes les occurrences de
son œuvre, composant comme des pointes d’éternité sur des nappes de temps plus
où moins étendues. Mais là, on entre dans un sujet redoutable qui nous entraînerait
vers la cosmologie de Borges. C’est tout à fait excitant…
8.
Quand il évoque le bouddhisme dans ses Conférences
et qu’il parle de la transmigration, on pense aussi à ce qu’il dit ailleurs
(Conversations sur la poésie et la
littérature) sur l’Esprit-saint qui dicterait à chacun le livre à écrire.
Pour lui, la littérature serait-elle une religion ?
JCM / Il y a quelque chose comme une transmigration
de l’âme visée par tout grand auteur. Borges cite à cet égard une formule de
Whitman : «Moi âgé de quarante trois ans en l’an 1883 des Etats Unis, je
te cherche, toi, dans un siècle ou dans beaucoup de siècles, Toi, qui n’est pas
né, je te cherche. Tu es en train de me lire, et maintenant c’est moi qui suis invisible ».
Extraordinaire collapsus qui fait se croiser des temps différents dans un
présent élargi. S’agit-il d’une forme de réincarnation par le lecteur ?
Une espèce d’adaptation du Bouddhisme ? En tout cas, le Bouddhisme entre
en confluence avec cette métaphysique des petites choses. Mais s’agit-il encore
d’une religion ? Il me semble que ce qui intéresse Borges dans le
Bouddhisme, c’est la dimension contemplative, la vision d’un jardin, d’un patio
où chaque fourmi affirme son unicité, vaut comme unicum… Très belle vision parfois mystique de ce que chaque
composition persiste dans une mémoire universelle, celle que Funes est capable d’incarner. Il y
aurait ainsi un grand livre de la nature qui dicte à chacun sa partition, son Chiffre ou son code, son petit écrit sur
l’échiquier de la génétique autant que de la littérature. Ce serait comme le
dessin d’un Dieu. Dans une brève fiction L’écriture
du Dieu Borges cherche sa manifestation au travers du motif immuable tracé
sur la peau d’une panthère qui se transmet sur toutes les générations de
l’animal selon une éternité vitale. Il y a sans doute plein de Dieux chez
Borges et ce sont des Dieux baroques dont chacun compose une manière
particulière de lire le Livre, l’articulation des quatre éléments qui forment
la dictée du réel. Même la vision du Christianisme nous pousse à croire en une
espèce d’éternel retour, un tourbillon dans lequel les choses se redistribuent
et reviennent. Dans Les trois versions de
Judas le messie, celui qui va revenir, ce n’est pas Jésus, mais au
contraire Judas qui aura véritable endossé le calvaire et les insultes de
l’humanité, bouc émissaire qui serait le véritable messager de la divinité. On
est dans une religion créole, celle encore qui se décline dans La rencontre, texte publié sous
l’ensemble qui porte pour titre Le
rapport de Brodie où se mêlent des archétypes Aztèques au verbe des
Evangiles de sorte que le visiteur d’une famille indigène sera crucifié le
lendemain matin sur la croix, celle qu’il leur avait décrite en parlant du
Sauveur. Voici une singulière répétition du
calvaire d’un inconnu dont la souffrance aura été aussi absolue que celle que
le christianisme retenait comme son événement fondateur… Il y a finalement un
Christ qui sommeille en chacun de nous dès que nous sommes irrémédiablement perdus dans la
grande bibliothèque du réel avec l’idée d’en débrouiller le sens, morts certes
avant de l’avoir reconnu…
Thierry Guichard / Jean-Clet Martin
entretien d'abord publié dans Le matricule de anges n°195

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