dimanche 17 février 2019

Labyrinthes de Borges / Entretien





1. Qu’est-ce qui a conduit le philosophe que vous êtes à écrire un livre sur Borges ?
JCM / Au fil de ma lecture de Foucault et Deleuze, auxquels on pourrait associer Derrida, la figure de Borges s’est imposée à moi de façon majeure. Je veux dire que Borges apparaît rapidement comme la proposition d’une autre façon de penser. Il crée une « image de la pensée » capable de nous entraîner vers de nouveaux problèmes dont le labyrinthe fait partie - et peut-être l’idée d’un univers multiple, d’un « plurivers », un mot de William James, l’auteur préféré de son père dont Borges connaissait par cœur la bibliothèque. D’autres auteurs vont croiser son chemin. Borges est né un an avant la mort de Nietzsche. Cela m’a frappé parce que ce dernier constitue une référence incontournable dans les philosophies de l’existence, notamment celle de Jaspers et d’une manière plus polémique celle de Heidegger. Au point que dans les années soixante l’œuvre de Nietzsche explose et donnera lieu à un livre remarquable de Deleuze, Nietzsche et la philosophie. Mais il me semble qu’au même moment se produit un événement notable quoiqu’assez peu commenté. Le voici : Foucault dans Les Mots et les choses ouvre toute son analyse par Borges, par une référence étrange à une Encyclopédie chinoise à partir de laquelle on ne peut plus penser un espace commun, un lieu de rencontre ou même un support (comme une table sur laquelle ranger des éléments disparates). La table est elle-même fêlée. Curieusement, un des premiers séminaires de Derrida sur la déconstruction de Heidegger  se réfère lui aussi à Borges. Cela se produit autour de la métaphore et je crois que la manière dont Borges envisage la métaphore (notamment par sa compréhension des Kennigars) ne quittera plus les lectures philosophiques de Derrida, attentif à ce qui tombe dans les marges ou le double fond métaphorique subi par les philosophes comme à leur insu. Deleuze, pour sa part, consacre tout un chapitre ou une série de Logique du sens  à Borges. Il s’agit de la courte fiction sur la bifurcation, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent dont Gilles, sur lequel  j’avais le plus travaillé, explore l’étrange distorsion temporelle, la nouvelle image du temps qu’elle propose en mordant sur l’éternité.
2. Votre ouvrage est sous-titré « Une biographie de l’éternité » mais, plus qu’une biographie, votre livre n’est-il pas une sorte de puzzle d’une œuvre qui porterait le nom de Borges et dont chaque pièce serait ce que vous appelez une « bifurcation » ?
JCM / Oui, comme dit, la bifurcation devient essentielle dans son mode de pensée. Et ce qui est intéressant sous ce puzzle, c’est qu’il s’agit d’un puzzle qui a perdu justement son modèle. Normalement un puzzle est une image découpée, à reconstituer à partir d’un original. Mais dans l’univers de Borges il n’y a que des fragments qu’on recolle sans disposer de l’original. Ce serait un peu comme si on retrouvait les tessons d’une amphore mais que nous manquait toute imagination possible sur la forme de ce récipient, avec le sentiment qu’il ne vaut sans doute pas la peine de restaurer l’original perdu mais de fabriquer autre chose à partir de ses fragments. C’est en tout cas, je crois, ce qui arrive dans le récit consacré par Borges à Uqbar dont L’encyclopédia Britannica reproduit un fragment. Une formule qui va envahir soudainement toute la réalité. De manière certes dramatique mais, dans d’autres récits, cette créativité du fragment manifeste un véritable coup de génie, notamment dans la réécriture du Quichotte par Pierre Ménard. Dans la fiction de Borges, celui-ci se propose de réécrire le texte de Cervantès sans le recopier ni disposer de l’original. Faisant cela, il ne fait que poursuivre l’intention de Cervantès dont le récit s’interrompt d’ailleurs au milieu du chapitre VIII au motif qu’il manque des pages sur l’original arabe qu’il recopie et qu’il va les retrouver plus tard dans une déchetterie de vieux papiers  -mais en une forme illisible sans traducteur. La poursuite du récit bifurque vis-à-vis de l’original et d’une certaine manière requiert la même compétence que celle invoquée par Ménard : recomposer ce qui est illisible, retrouver la trame sans navette… Cette composition en gigogne se retrouve également dans « Les Ruines circulaires » où celui qui rêve de créer un homme est lui-même rêvé par un autre qui le précède, le rêve s’enveloppant en couches d’oignon.  On est ici mis en face d’une logique qui ne s’organise plus de manière narrative, selon les règles de la narration classique, soumises au temps, mais plutôt à travers des sauts, un franchissement brutal, sans continuité. Et justement la métaphore pour Borges témoigne de ce pouvoir de traverser les écarts qu’elle tient ensemble, les extrêmes qu’elle va renouer mais sans pouvoir réparer la bifurcation. Un peu sans doute comme des faux-raccords au cinéma dont Borges était amateur. C’est évidemment encore d’autres modes d’écriture que Borges cherche à interroger et à expérimenter à travers cet art de longer des bifurcations.
3. Dans ses Entretiens sur la poésie et la littérature, l’écrivain évoque la philosophie et désigne Schopenhauer comme étant pour lui LE philosophe. Celui pour lequel il a voulu apprendre l’allemand. Mais ne pensez-vous pas que la poésie, les poètes, ont été pour Borges plus important que les philosophes ?
JCM / Borges lit Quevedo, Carriego et d’autres auteurs évidemment difficiles à cerner par un philosophe. C’est par la poésie qu’il entre justement dans ce procès de la métaphore que j’évoquais et dont Borges use jeune déjà en suivant le projet de l’ultraïsme, une poésie coloriste, voire pointilliste. Mais à la lecture des poèmes de Borges, je dois dire que, sans préjuger de leur traduction, il me semble que l’éternité (que j’évoquais par le titre de mon essai) se réalise précisément dans ces rythmes rouges, dans ces formes brisées adoptées par le poème qu’il tente de son propre côté en tant que poète. Des zébrures qui culminent dans L’Or des tigres. Le titre de mon ouvrage reprend d’ailleurs celui que Borges avait d’abord retenu puis abandonné pour Histoire de l’éternité. On voit par ce titre comment une brève construction associe des inconciliables, l’éternité étant à l’opposé de l’histoire et l’éternité étant précisément sans biographie. C’est le pari poétique de Borges que de tracer pour l’éternité un parcours peut-être à la manière de Valéry, immobile à grands pas. Parcours d’un bibliothécaire dans un monde où tout est déjà écrit… sauf son parcours… On retrouve ces paradoxes dans tous les poèmes de Borges, des inconséquences que même la logique de Russell aurait eu du mal à concevoir.  Notamment les poèmes sur la rose éternelle Une rose jaune ou encore La Fleur de Coleridge. On dirait un jeu de cartes dont les figures ne proviennent pas de nous mais qu’on relance de manière nouvelle à chaque tirage ou encore les pas du tango qui plongent dans une histoire universelle. Une histoire qui n’est plus celle de l’individu. Histoire plutôt infâme dans laquelle subsistent, de manière métaphorique, les premiers coups de couteau qui ont accompagné la naissance du tango. Cet univers onirique est évidemment une des raisons principales qui font de Schopenhauer le philosophe préféré de Borges lequel n’hésite pas cependant à lire Whitehead et Nietzsche comme en témoignent certaines références. Le monde de Schopenhauer en tous cas est un monde comme « volonté et représentation ». Il est un rêve qui rêve de lui-même, sans Dieu pour l’authentifier. Par là, on entre en effet dans le labyrinthe, à la recherche de son sens et des chemins qui permettent de nous orienter au milieu de l’infini. La bibliothèque de Babel n’est pas loin. Mais c’est là une traversée du chaos beaucoup plus courageuse et affirmative que la perspective finalement nihiliste de Schopenhauer qui s’abolit dans le néant.
4. Vous évoquez Bertrand Russell qui effectivement a été important pour Borges. On voit combien la logique est un outil de création de la fiction chez lui. Ne faut-il pas aussi y attacher une forme de géométrie, dominée par la notion de symétrie (qui provient de sa fascination pour les miroirs) ? Quand on pense au labyrinthe chez Borges, on le voit constitué d’angles droits plus que de courbes…

JCM / Russell en effet sait raconter des histoires notamment celle du barbier qui ne rase que les hommes du village qui évidemment ne se rasent pas eux-mêmes. Mais si ce barbier se rase lui-même, ça ne va pas puisqu’il accepte les clients qui ne peuvent le faire eux-mêmes. Or en refusant de se raser lui-même, il va entrer dans la catégorie de ses clients… et sera obligé de se raser lui-même… C’est horrible ce dilemme. Et c’est cette histoire tout à fait littéraire qui oblige Frege, véritable mathématicien, à jeter au panier un livre sur lequel il a travaillé des années, simplement en recevant cette petite lettre de Russell au contenu apparemment anodin. C’est très borgésien cette histoire… On voit du coup le statut de la fiction devenir réel et redoutable. Un outil de création comme vous dites si bien. En tout cas une histoire qui divise tout dans une forme paradoxale. Et rien ne va droit dans ce monde. S’ouvre des angles ou des singularités. Un angle propose en effet deux droites. Laquelle choisir ? Laquelle emprunter. Le labyrinthe n’est pas fait d’une ligne sinueuse, ni d’une courbe, mais de droites qui se divisent s’écartent. Quelque part - c’est je crois dans « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent » - Borges nous livre une proposition difficile à comprendre. Le labyrinthe dit-il est fait d’une seule ligne droite qui va à l’infini. En fait, c’est une droite qui se fourche, se divise, forme un écart, un angle. On obtient ainsi une géométrie étrange parce qu’elle ne cesse de se scinder et de se redoubler, avec des règles qui se modifient à chaque angle. Il y a donc bien une symétrie, mais dans le miroir, cette symétrie est sans cesse faussée, louche. Le miroir est finalement une image symétrique mais qui inverse la gauche et la droite. Supposons que ce miroir comporte des fissures ou qu’il se compose de brisures, alors il se modifie en un kaléidoscope. Et c’est là-dedans que Borges nous entraîne comme fait le mathématicien Riemann, lui qui recompose l’espace avec des petits fragments, de petits bouts du plan… C’est l’image du monde que Borges met en œuvre et, en chemin, il y a de quoi se perdre…


5. À propos du rêve vous écrivez ceci dans Borges une biographie de l’éternité : « Ce qui est, au plus haut point, n’est pas ce qui a été perçu par moi, mais c’est moi qui suis pour avoir eu à accueillir des images qui me constituent (…) ». Le rêve crée le rêveur et non l’inverse. Cependant dans une conférence sur le rêve, Borges insiste d’abord sur les étymologies des mots qui disent « rêve » ou « cauchemar » dans différentes langues et qui conduisent ici à la présence d’un démon, là (chez Shakespeare) à celle de la « jument de la nuit » : les langues portent-elles en elles des passages vers le « plurivers » que vous évoquiez ?

JCM / Vous avez raison. Le rêveur est enveloppé par le rêve. Je rêve souvent ce que je ne voulais pas rêver. Et c’est la figure du cauchemar ! Ça ne peut venir de moi, ces images où je suis poursuivi, démoli, mis en danger et dont je veux m’écarter, au point d’ailleurs de me réveiller, pris d’horreur. D’où proviennent ces formes monstrueuses ? On dirait que le « Je », le « Je rêve » est dépassé par des contenus qu’il ne domine pas du tout. Et que le rêveur reçoit des images d’un autre temps qu’il ne crée pas mais qu’il va chercher quelque part : un lieu qui est tout autant un pays conduisant nulle part. C’est suffisamment étrange pour avoir inquiété Jung, très différent de ce point de vue de Freud qui « familialise » trop l’inconscient. Il y a chez Jung, que Borges lit durant son séjour en Suisse, l’idée d’archétype, et l’inconscient devient chez lui un labyrinthe collectif, des images qui viennent de très loin dans la mémoire humaine comme autant de traumatismes collectifs. Où se déposent toutes ces histoires étranges, ces récits mythiques. Ce sont des juments de nuit… Magnifique idée, la jument étant en cavale, passe d’un monde à un autre, d’une langue à l’autre. On pourrait dire encore que le rêve est un balai de sorcière pour nous conduire entre des univers qui bifurquent, des univers de sens tout à fait pluriels. Je crois que chez Jung, justement, ce sont les métaphores qui portent encore ces mondes défunts. La métaphore comporte des genres comme la catachrèse dont on oublie parfois le sens premier, lequel y subsiste pourtant de manière inconsciente, sous la forme d’une image en sourdine. Le mot « langue », en effet, lorsque je l’utilise contient deux sens celui de l’organe rouge auquel je ne pense pas et celui, plus linguistique, de nos formes discursives. La métaphore est un caillou usé ou un angle du labyrinthe dont nous avons oublié le sens initial… Elle forme l’élément de la bibliothèque à Babel, une fourche entre les livres écrits et les miroirs qui les refigurent…

6. Borges était peu friand de romans, allant jusqu’à déclarer que Moby Dick, Ulysse, entre autres, appartiennent à la poésie. Mais ces romans, avec La Divine Comédie, les Mille et Une Nuits, Don Quichotte ne constituent-ils pas les fondations de sa pensée ? Pour le dire autrement, Michel Surya évoque les philosophe-écrivain qui vont de la philosophie vers la littérature, Borges n’est-il pas un écrivain-philosophe qui par la littérature nous conduit à la philosophie ?

JCM / J’en suis convaincu. C’est du reste le sens même de mon essai et, au-delà de cette biographie conceptuelle de Borges, cette proposition résonne avec tout ce que j’ai écrit plus tard, notamment Plurivers ou encore Logique de la science-fiction… Les grands livres auxquels se réfère Borges ne ressemblent en tout cas que fort peu au roman du XIXe siècle tel qu’il est pratiqué en France. Ce sont plutôt des formes gigantesques, des mythographies du monde qui ne racontent pas une histoire de famille ou une histoire personnelle. Les titres que vous évoquiez sont de véritables lignes d’univers. Mille et Une Nuits n’est pas un récit bouclé sur soi. Il accueille l’infini, ouvre un épisode de plus qui se contient lui-même comme une carte dans la carte. C’est pourquoi le titre ne forme pas un compte rond. Il y a quelque chose de surnuméraire là-dedans, mille et une, mille qui ne peut s’arrêter à mille et que Borges appelle L’Aleph. Dans cette forme particulière d’écriture qui englobe l’infini au sein d’un petit moment fini, on ne peut que rencontrer la philosophie, celle de Hegel autant que celle de Schopenhauer pour lequel l’absolu se fait là, devant le coin d’un mur rose ou sous la marche d’un escalier qui nous fascine, chaque fois sous un autre éclairage. Borges propose à la philosophie des personnages conceptuels. Il nous entraîne à modifier, comme toute philosophie, notre vision du réel avec la force traumatique qui convient, avec la puissance de détruire par la littérature ce que nous prenions pour une forme littérale achevée. Avec Borges, le roman est débordé de partout parce que la littérature, pratiquée dans L’Aleph, devient pour ainsi dire non-littérale. Les cadres de la pensée et de l’écriture implosent pour libérer de nouveaux univers à travers une vitesse et une accélération qui forcent une allure inconnue dans l’enchaînement des idées.

7. Les mythologies, la logique poussée à son extrême et le labyrinthe ne conduisent-ils par à une métaphysique de la littérature chez Borges ?

JCM / Je crois, en effet, en un renouveau de la métaphysique. Borges d’ailleurs lui-même disait que la métaphysique n’est qu’une branche de la science-fiction. Ce n’est plus la métaphysique des classiques, celle qui montait vers Dieu, culminait dans le Moi, ou affirmait l’unité de son Monde. Des mondes, en effet, il y en a une multiplicité. Quant au « moi », on sait que Borges en cultivait de nombreux entre L’autre, le même… Ce serait l’occasion d’une discussion intéressante mais difficile à conduire dans le cadre d’un entretien. Je crois cela dit explorer à fond, dans mon ouvrage précisément, cette métaphysique quitte à songer à un Dieu multiforme qui se confonde avec la bibliothèque de Babel elle-même selon une espèce de panthéisme ou d’immanentisme fort puissant. Il me semble, si vous voulez, que la métaphysique de Borges prend acte de la mort des grands principes que je viens d’évoquer et qui, depuis Kant, ne constituent plus vraiment l’objet d’une expérience possible, siège d’une illusion inévitable. La métaphysique borgésienne tient au contraire à de petites choses qui nous font précisément passer ailleurs, ici même ! Un robinet qui goutte, un Sablier dont les grains deviennent presque liquides, un escalier, une pièce de monnaie comme dans la petite fiction sur Le Zahir. Ce sont des moments qui viennent trouer le temps pour une éternité spéciale que Proust et d’autres avaient déjà abordée mais de manière moins radicale me semble-t-il à l’occasion par exemple de la petite phrase de Vinteuil, voire d’une Asperge comme ce fut le cas de Manet… C’est dans l’œuvre du poète argentin que se décline cette métaphysique sous « le fugace, frêle et éternel » évoqué par le poème L’instant. Là, ce qui intéresse Borges, se sont les images qui forment la crête du temps, des instantanés qui flottent dans la durée comme pour la figer dans des figures proches de Parménide. Pour illustrer cette métaphysique, on pourrait dire que le temps coule comme fait un fleuve. Jamais on ne s’y baignera deux fois disait pour sa part Héraclite. Et pourtant, dans cette logique liquide s’installent des tourbillons, des formes à la surface qui sont pour ainsi dire immuables, miroirs persistant aux mêmes points du fleuve, devant tel étranglement ou tel rocher. C’est Parménide qui rejoue sur le dos d’Héraclite, de sa physique du devenir, une métaphysique de ce qui ne passera pas. Des tourbillons de ce genre, ce sont des formules que l’écrivain argentin découvre selon toutes les occurrences de son œuvre, composant comme des pointes d’éternité sur des nappes de temps plus où moins étendues. Mais là, on entre dans un sujet redoutable qui nous entraînerait vers la cosmologie de Borges. C’est tout à fait excitant…

8. Quand il évoque le bouddhisme dans ses Conférences et qu’il parle de la transmigration, on pense aussi à ce qu’il dit ailleurs (Conversations sur la poésie et la littérature) sur l’Esprit-saint qui dicterait à chacun le livre à écrire. Pour lui, la littérature serait-elle une religion ?

JCM / Il y a quelque chose comme une transmigration de l’âme visée par tout grand auteur. Borges cite à cet égard une formule de Whitman : «Moi âgé de quarante trois ans en l’an 1883 des Etats Unis, je te cherche, toi, dans un siècle ou dans beaucoup de siècles, Toi, qui n’est pas né, je te cherche. Tu es en train de me lire, et maintenant c’est moi qui suis invisible ». Extraordinaire collapsus qui fait se croiser des temps différents dans un présent élargi. S’agit-il d’une forme de réincarnation par le lecteur ? Une espèce d’adaptation du Bouddhisme ? En tout cas, le Bouddhisme entre en confluence avec cette métaphysique des petites choses. Mais s’agit-il encore d’une religion ? Il me semble que ce qui intéresse Borges dans le Bouddhisme, c’est la dimension contemplative, la vision d’un jardin, d’un patio où chaque fourmi affirme son unicité, vaut comme unicum… Très belle vision parfois mystique de ce que chaque composition persiste dans une mémoire universelle, celle que Funes est capable d’incarner. Il y aurait ainsi un grand livre de la nature qui dicte à chacun sa partition, son Chiffre ou son code, son petit écrit sur l’échiquier de la génétique autant que de la littérature. Ce serait comme le dessin d’un Dieu. Dans une brève fiction L’écriture du Dieu Borges cherche sa manifestation au travers du motif immuable tracé sur la peau d’une panthère qui se transmet sur toutes les générations de l’animal selon une éternité vitale. Il y a sans doute plein de Dieux chez Borges et ce sont des Dieux baroques dont chacun compose une manière particulière de lire le Livre, l’articulation des quatre éléments qui forment la dictée du réel. Même la vision du Christianisme nous pousse à croire en une espèce d’éternel retour, un tourbillon dans lequel les choses se redistribuent et reviennent. Dans Les trois versions de Judas le messie, celui qui va revenir, ce n’est pas Jésus, mais au contraire Judas qui aura véritable endossé le calvaire et les insultes de l’humanité, bouc émissaire qui serait le véritable messager de la divinité. On est dans une religion créole, celle encore qui se décline dans La rencontre, texte publié sous l’ensemble qui porte pour titre Le rapport de Brodie où se mêlent des archétypes Aztèques au verbe des Evangiles de sorte que le visiteur d’une famille indigène sera crucifié le lendemain matin sur la croix, celle qu’il leur avait décrite en parlant du Sauveur. Voici une singulière répétition du calvaire d’un inconnu dont la souffrance aura été aussi absolue que celle que le christianisme retenait comme son événement fondateur… Il y a finalement un Christ qui sommeille en chacun de nous dès que nous sommes irrémédiablement perdus dans la grande bibliothèque du réel avec l’idée d’en débrouiller le sens, morts certes avant de l’avoir reconnu…

Thierry Guichard / Jean-Clet Martin
entretien d'abord publié dans Le matricule de anges n°195



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