jeudi 7 février 2019

Derrida au seuil de la finitude / Jean-Clet Martin







Depuis le début de notre lecture de Derrida, nous nous sommes tenus sur une limite fort poreuse, avec la volonté de reconduire la pensée à son bord, à la périphérie des empreintes, des traces qu’elle reçoit comme pour secouer sa finitude. Et cette frontière est celle de l’aporie. A/porie au sens d’un cul de sac, d’une négation de la porosité, mais moyennant une impasse qui montre en creux un passage. On est ainsi aux avant-postes, aux postes-frontières qui semblent  « se laisser emporter au-delà des limites de la vérité »[1]. L’architecture de la finitude est forcément confinée aux frontières. Un con-finement qui est d’une finesse inquiétante pour toute rhétorique de la frontière. Sur cette limite, on touche à des événements qui n’appartiennent pas aux ensembles si par ensemble nous entendons un espace qui se clôture sur lui-même. Au contraire, s’y mettent en jeu des éléments qui témoignent d’une autre région, un témoignage dont l’inclusion est étrange en ce qu’il «n’appartient pas simplement à l’ensemble dont il témoigne »[2]. Voici donc sur toute frontière des tracés qui tout en se fermant au dehors témoignent déjà du désert qui croît, un sable qui forme une excroissance ou un supplément qui ne leur appartient plus, qui ne relève pas de leur compte, de leur index, de leur livre consignant les passages. L’aporie se dessine ainsi comme une dislocation, une contradiction, une antinomie qu’on ne saurait dialectiser.
Il s’agit en tout cela d’une certaine fracture, peut-être un seuil assorti d’une arrivée, comme une arrivée d’air qui n’est ni dedans ni dehors, puisqu’elle est toujours entre, au milieu, dans l’interstice. Et tous les livres que nous avons croisés, entre Condillac et Kant, Kant et Heidegger, tous ces écrits se sont vus affectés par une telle aporie, parfois physiquement, dans la manière même dont ils s’ouvrent et se donnent à lire. Vous pouvez le vérifier sur tous les documents dont vous disposez chez vous, rarement un livre ne comporterait aucune préface, ni avant-propos ou tout autre seuil qui, d’une certaine manière, arrache l’auteur comme le lecteur à l’unité de son propos. La préface est un texte étrange. Pourquoi prévenir de ce qui n’est pas encore venu ? Comment annoncer une vérité que rien encore n’a réalisée puisque nous sommes dans le préliminaire ? N’écrit-on pas une préface au moment où le livre est censé s’être achevé, comme à la fin ? Mais pour en revenir tout de même au commencement ? Au commencement, on se tient sur la frontière du signe, sur un frontispice vide, en attente de l'événement. Le philosophe, quand il se met à écrire, ne peut s'en tenir à rien de certain. Descartes lui-même le reconnaît dans la seconde Méditation quand il se présente comme celui qui se noie, sans fond pour prendre appui, ni possibilité de se maintenir à la surface. On est donc dans le moment de la métaphore, de la métaphore pour commencer, fût-ce en se référant à un système réputé rationnel… Toute réflexion philosophique ne s’ouvre que par un écart : une préface qui montre la fragilité de l’entreprise. Cette fragilité indique du même coup que la matière abordée n’a pas été accomplie et qu’il faut revenir un peu en avant, avant le propos pour en rendre compte. Mais aussi pour le décaler, pour le porter en dehors de son sujet, à la périphérie de sa thématique et assurer son entrée. Ce faisant, on le confrontera à d’autres tentatives, d’autres essais, extérieurs au propos, « avant-proposés ».
Aucun livre ne se donne sans disséminer le lieu de son origine, sans le décaler en amont vers une face aveugle, une introduction qui n’introduit peut-être jamais très bien sachant que son objet ne peut être posé sans déborder du cadre, sans produire un parergon, une espèce de cache qui voile l’entrée, qui diffère l’accès par des préliminaires. Dans un tel geste vous ne pouvez rien anticiper avec une entière certitude. Peut-on d’ailleurs comprendre une préface comme celle que Hegel plante au-devant de ses livres ? L’écriture du livre est rarement absolue. Elle est en lutte avec des parasites, des éléments qui annoncent et, en même temps, déportent les intentions, les objets traités. Il est possible que dans chaque préface, le Traité annoncé se voit déconstruit et montre les angles les plus fragiles de sa construction. La préface, préventive, est une faille, une entrée pour l’auteur, pour le lecteur, vers une région placée hors de son texte, peut être aussi hors de sa vie, comme si on pénétrait par-là dans une zone placée de l’autre côté du miroir, mais sans avoir les armes ni les échelles pour s’y déplacer[3]. Et souvent le lecteur néglige les préambules. Il ne les lit pas quand l’auteur déjà lui donne le sentiment d’annoncer l’essentiel, d’effacer aussitôt l’entrée en matière par le corps du texte. Le préambule alors « tombe comme une écorce vide et un déchet formel, moment de la sécheresse ou du bavardage »[4].
Il semblerait qu’avec Hegel la préface touche à une prolongation, joue un prologue qui lui confère une vie propre. Elle est une boucle qui relance, qui fait tout recommencer, comme si la lecture du livre devenait infinie. Ce sont des circulations que, par exemple Borges a prises pour paradigme. Chez Borges, Homère, dépassant son grand âge, oublie qu’il est l’auteur de L’odyssée. Il est comme un survivant amnésique qui, ayant perdu son moi, découvre ce livre et va le relire comme un autre, le traduire, le préfacer dans une langue étrangère. L’auteur devient traducteur et y rajoute des préliminaires. Borges, au demeurant, n’écrivait-il pas un Livre des préfaces ? Il y envisage en tout cas la préface comme le vertige même de celui qui écrit, celui qui revient au point de départ après un détour spectral, un voyage hors de la mémoire. Borges imagine un Homère qui s’extrait du temps, Homère hors d’âge. Il est si vieux qu’il est devenu méconnaissable. Il atteint ainsi une autre vie, sortie de ses gonds, moins subjective sans doute, plus abstraite déjà. C’est précisément de cette manière que Hegel rédige La phénoménologie de l’esprit ou que Nietzsche rajoute des préfaces à ses livres, découvrant non plus qui il est, mais ce qu’il est devenu. Ses préfaces sont écrites depuis un homme désincarné qui vient de l’avenir, qui s’annonce déjà peut-être comme point de vue du « surhomme ». Il s’agit d’un supplément de vie, une vie acquise sur la vie. Ce qu’on peut qualifier de survie dans une espèce de messianisme sans véritable messie reconnaissable…  Dionysos contre la Christ crucifié dit-il, deux personnages qui sont de toute manière dans un temps qui n’a jamais été présent, qui reviennent et ressuscitent autrement.
Le livre, son écriture, est une machine à résurrection qui tourne sur elle-même, quand le « prologue est déjà au-delà de lui-même, emporté dans le mouvement qui se tient devant lui et qui ne paraît le suivre que pour l’avoir en vérité précédé »[5]. Rien ne peut finir dans un tel cercle, dans une circularité qui se relance et se décale à chaque retour. La préface apparaît comme un déchet, une déjection de l’essentialité philosophique, mais en ce dépôt « chaque page de la préface se décolle d’elle­-même et se divise aussitôt : hybride ou biface »[6]. Elle est une machine où s’affirme le retour, ou se rejoue encore une certaine négativité. Mais il s’agit d’une négativité un peu spéciale, la négativité qui se nie elle-même pour conquérir chaque fois un niveau plus étendu. Alors on touche à une étendue comme en écho, qui relève de l’Idée, couchée sur papier, mais en même temps ouverte comme une carte dans laquelle le territoire s’infinitise. 
Parler ainsi est-ce si loin de la Logique de Hegel ?  On ne saurait contester que le cercle de la Logique prête à d’autres cercles assez comparables. Parvenu à la fin de son livre, fermant sur elle la Phénoménologie de l’esprit, Hegel recommence. Il recommence par le commencement. Il entre sur le seuil d’un autre temps, d’un tour qui reprend tout comme une « machine privée de sens et de vie », structurée par un automatisme spirituel. « Ce n’est plus qu’une répétition machinale et creuse, sans lien interne avec le contenu qu’elle prétend annoncer »[7]. Toujours la forme court après le contenu sans le rejoindre, s’en pouvoir s’en remplir, redevable d’une différence inévitable. Et c’est cet écart qui relance la machine encyclopédique en un tour supplémentaire qui n’arrivera jamais à joindre les deux protagonistes, à leur assigner une fin commune. L’un courant après l’autre, le mouvement de la pensée ne peut que reprendre. Aucune pensée ne peut se reposer en elle-même et s’assurer des « clôtures de la bibliothèque » qui « tournent sur leurs gonds »[8]. La vérité de la pensée ne sera que la loi de son mouvement interminable, celui d’une infinité mauvaise par essence, accidentelle par nécessité. La contingence, l’aporie sont bien au cœur des systèmes les plus logiques, des œuvres qui se veulent pourtant les plus complètes. En s’achevant, elles s’appuient en effet sur des limites qui montrent forcément plus d’une face. Et c’est ainsi que toute philosophie qui prend racine dans la contingence de son exposition ne peut que vouloir sa propre excroissance, se poursuivre et se prolonger dans une vie à venir. Cela aussi et toujours veut et nomme ce que Derrida devait entendre par « déconstruction ».

Jean-Clet Martin
cf le dernier chapitre de "Leçons sur Derrida - Déconstruire la finitude", Ellipses 2015



[1] Derrida, Finis in Apories, Paris, Galilée, 1996, p. 15.
[2] Ibid, p. 25. Nous sommes ici devant une excroissance de l’événement, une inclusion exclusive de l’événement que Badiou fait déborder  autrement dans L’Etre et l’événement, Paris, Seuil, 1988.
[3] Sur le tain du miroir cf. La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 39.
[4] Derrida, La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 15.
[5] Ibid., p. 16.
[6] Ibid., p. 17.
[7] Ibid., p. 21.
[8] Ibid., p. 61.

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