Depuis le
début de notre lecture de Derrida, nous nous sommes tenus sur une limite fort
poreuse, avec la volonté de reconduire la pensée à son bord, à la périphérie
des empreintes, des traces qu’elle reçoit comme pour secouer sa finitude. Et
cette frontière est celle de l’aporie. A/porie au sens d’un cul de sac, d’une
négation de la porosité, mais moyennant une impasse qui montre en creux un
passage. On est ainsi aux avant-postes, aux postes-frontières qui semblent « se laisser emporter au-delà des
limites de la vérité »[1]. L’architecture de la
finitude est forcément confinée aux
frontières. Un con-finement qui est d’une finesse inquiétante pour toute
rhétorique de la frontière. Sur cette limite, on touche à des événements qui
n’appartiennent pas aux ensembles si par ensemble nous entendons un espace qui
se clôture sur lui-même. Au contraire, s’y mettent en jeu des éléments qui
témoignent d’une autre région, un témoignage dont l’inclusion est étrange en ce
qu’il «n’appartient pas simplement à l’ensemble dont il témoigne »[2]. Voici donc sur toute
frontière des tracés qui tout en se fermant au dehors témoignent déjà du désert
qui croît, un sable qui forme une excroissance ou un supplément qui ne leur
appartient plus, qui ne relève pas de leur compte, de leur index, de leur livre
consignant les passages. L’aporie se dessine ainsi comme une dislocation, une
contradiction, une antinomie qu’on ne saurait dialectiser.
Il s’agit
en tout cela d’une certaine fracture, peut-être un seuil assorti d’une arrivée,
comme une arrivée d’air qui n’est ni dedans ni dehors, puisqu’elle est toujours
entre, au milieu, dans l’interstice. Et tous les livres que nous avons croisés,
entre Condillac et Kant, Kant et Heidegger, tous ces écrits se sont vus affectés
par une telle aporie, parfois physiquement, dans la manière même dont ils
s’ouvrent et se donnent à lire. Vous pouvez le vérifier sur tous les documents
dont vous disposez chez vous, rarement un livre ne comporterait aucune préface,
ni avant-propos ou tout autre seuil qui, d’une certaine manière, arrache
l’auteur comme le lecteur à l’unité de son propos. La préface est un texte
étrange. Pourquoi prévenir de ce qui n’est pas encore venu ? Comment
annoncer une vérité que rien encore n’a réalisée puisque nous sommes dans le
préliminaire ? N’écrit-on pas une préface au moment où le livre est censé
s’être achevé, comme à la fin ? Mais pour en revenir tout de même au
commencement ? Au commencement, on se tient sur la frontière du signe, sur un frontispice vide, en attente de l'événement. Le philosophe, quand il se met à
écrire, ne peut s'en tenir à rien de certain. Descartes lui-même le reconnaît
dans la seconde Méditation quand il
se présente comme celui qui se noie, sans fond pour prendre appui, ni
possibilité de se maintenir à la surface. On est donc dans le moment de la
métaphore, de la métaphore pour commencer, fût-ce en se référant à un système
réputé rationnel… Toute réflexion philosophique ne s’ouvre que par un
écart : une préface qui montre la fragilité de l’entreprise. Cette
fragilité indique du même coup que la matière abordée n’a pas été accomplie et
qu’il faut revenir un peu en avant, avant le propos pour en rendre compte. Mais
aussi pour le décaler, pour le porter en dehors de son sujet, à la périphérie
de sa thématique et assurer son entrée. Ce faisant, on le confrontera à d’autres
tentatives, d’autres essais, extérieurs au propos,
« avant-proposés ».
Aucun
livre ne se donne sans disséminer le lieu de son origine, sans le décaler en
amont vers une face aveugle, une introduction qui n’introduit peut-être jamais
très bien sachant que son objet ne peut être posé sans déborder du cadre, sans
produire un parergon, une espèce de
cache qui voile l’entrée, qui diffère l’accès par des préliminaires. Dans un
tel geste vous ne pouvez rien anticiper avec une entière certitude. Peut-on
d’ailleurs comprendre une préface comme celle que Hegel plante au-devant de
ses livres ? L’écriture du livre est
rarement absolue. Elle est en lutte avec des parasites, des éléments qui
annoncent et, en même temps, déportent les intentions, les objets traités. Il
est possible que dans chaque préface, le Traité
annoncé se voit déconstruit et montre les angles les plus fragiles de sa
construction. La préface, préventive, est une faille, une entrée pour l’auteur, pour le
lecteur, vers une région placée hors de son texte, peut être aussi hors de sa
vie, comme si on pénétrait par-là dans une zone placée de l’autre côté du
miroir, mais sans avoir les armes ni les échelles pour s’y déplacer[3]. Et souvent le lecteur néglige les préambules. Il ne les lit pas quand l’auteur déjà lui donne le
sentiment d’annoncer l’essentiel, d’effacer aussitôt l’entrée en matière par le
corps du texte. Le préambule alors « tombe comme une écorce vide et un
déchet formel, moment de la sécheresse ou du bavardage »[4].
Il semblerait
qu’avec Hegel la préface touche à une prolongation, joue un prologue qui lui
confère une vie propre. Elle est une boucle qui relance, qui fait tout
recommencer, comme si la lecture du livre devenait infinie. Ce sont des
circulations que, par exemple Borges a prises pour paradigme. Chez Borges,
Homère, dépassant son grand âge, oublie qu’il est l’auteur de L’odyssée. Il est comme un survivant
amnésique qui, ayant perdu son moi, découvre ce livre et va le relire comme un autre, le
traduire, le préfacer dans une langue étrangère. L’auteur devient traducteur et y
rajoute des préliminaires. Borges, au demeurant, n’écrivait-il pas un Livre des préfaces ? Il y envisage
en tout cas la préface comme le vertige même de celui qui écrit, celui qui
revient au point de départ après un détour spectral, un voyage hors de la
mémoire. Borges imagine un Homère qui s’extrait du temps, Homère hors d’âge. Il
est si vieux qu’il est devenu méconnaissable. Il atteint ainsi une autre vie, sortie
de ses gonds, moins subjective sans doute, plus abstraite déjà. C’est
précisément de cette manière que Hegel rédige La phénoménologie de l’esprit ou que Nietzsche rajoute des préfaces
à ses livres, découvrant non plus qui il est, mais ce qu’il est devenu. Ses
préfaces sont écrites depuis un homme désincarné qui vient de l’avenir, qui s’annonce
déjà peut-être comme point de vue du « surhomme ». Il s’agit d’un supplément de vie, une vie
acquise sur la vie. Ce qu’on peut qualifier de survie dans une espèce de
messianisme sans véritable messie reconnaissable… Dionysos contre la Christ crucifié dit-il,
deux personnages qui sont de toute manière dans un temps qui n’a jamais été
présent, qui reviennent et ressuscitent autrement.
Le livre,
son écriture, est une machine à résurrection qui tourne sur elle-même, quand le
« prologue est déjà au-delà de lui-même, emporté dans le mouvement qui se
tient devant lui et qui ne paraît le suivre que pour l’avoir en vérité
précédé »[5].
Rien ne peut finir dans un tel cercle, dans une circularité qui se relance et
se décale à chaque retour. La préface apparaît comme un déchet, une déjection
de l’essentialité philosophique, mais en ce dépôt « chaque page de la
préface se décolle d’elle-même et se divise aussitôt : hybride ou
biface »[6].
Elle est une machine où s’affirme le retour, ou se rejoue encore une certaine
négativité. Mais il s’agit d’une négativité un peu spéciale, la négativité qui
se nie elle-même pour conquérir chaque fois un niveau plus étendu. Alors on
touche à une étendue comme en écho, qui relève de l’Idée, couchée sur papier,
mais en même temps ouverte comme une carte dans laquelle le territoire
s’infinitise.
Parler ainsi est-ce si loin de la Logique de Hegel ? On ne saurait contester que le cercle de la Logique prête à d’autres cercles assez
comparables. Parvenu à la fin de son livre, fermant sur elle la Phénoménologie de l’esprit, Hegel
recommence. Il recommence par le commencement. Il entre sur le seuil d’un autre
temps, d’un tour qui reprend tout comme une « machine privée de sens et de
vie », structurée par un automatisme spirituel. « Ce n’est plus
qu’une répétition machinale et creuse, sans lien interne avec le contenu
qu’elle prétend annoncer »[7]. Toujours la forme court
après le contenu sans le rejoindre, s’en pouvoir s’en remplir, redevable d’une
différence inévitable. Et c’est cet écart qui relance la machine encyclopédique
en un tour supplémentaire qui n’arrivera jamais à joindre les deux protagonistes,
à leur assigner une fin commune. L’un courant après l’autre, le mouvement de la
pensée ne peut que reprendre. Aucune pensée ne peut se reposer en elle-même et
s’assurer des « clôtures de la bibliothèque » qui « tournent sur leurs gonds »[8].
La vérité de la pensée ne sera que la loi de son mouvement interminable, celui
d’une infinité mauvaise par essence, accidentelle par nécessité. La contingence,
l’aporie sont bien au cœur des systèmes les plus logiques, des œuvres qui se
veulent pourtant les plus complètes. En s’achevant, elles s’appuient en effet sur des
limites qui montrent forcément plus d’une face. Et c’est ainsi que toute
philosophie qui prend racine dans la contingence de son exposition ne peut que
vouloir sa propre excroissance, se poursuivre et se prolonger dans une vie à
venir. Cela aussi et toujours veut et nomme ce que Derrida devait entendre par
« déconstruction ».
Jean-Clet Martin
cf le dernier chapitre de "Leçons sur Derrida - Déconstruire la finitude", Ellipses 2015
[1]
Derrida, Finis in Apories, Paris, Galilée, 1996, p. 15.
[2]
Ibid, p. 25. Nous sommes ici devant une excroissance de l’événement, une
inclusion exclusive de l’événement que Badiou fait déborder autrement dans L’Etre et
l’événement, Paris, Seuil, 1988.
[3]
Sur le tain du miroir cf. La dissémination,
Paris, Seuil, 1972, p. 39.
[4]
Derrida, La dissémination, Paris,
Seuil, 1972, p. 15.
[5] Ibid., p. 16.
[6] Ibid., p. 17.
[7] Ibid., p. 21.
[8]
Ibid., p. 61.

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