vendredi 11 janvier 2019

L'histoire après Foucault / Jean-Clet Martin






Contrairement à Hegel, dont Foucault devait à Jean Hyppolite la parfaite connaissance, Foucault envisage l'histoire comme une multiplicité de dimensions, délimitée par une archive[1]. Une archive très hétérogène, sans aucune dialectique capable d'en nouer les bords. Et c'est chaque époque qui se localise au travers d'une archive de ce genre. Quelle archive pour un temps ? Où la repérer et comment l’isoler ?
Une archive en tout cas apparaît soudainement, selon certaines ruptures caractéristiques. Elle est une construction fortement hétérogène, une hétérogenèse d'éléments étrangers qui entrent dans une congruence très difficile à cerner. Pour faire comprendre de quoi il s'agit, Foucault emprunte un exemple à la dactylographie. La suite des lettres sur le clavier ne répond en effet à aucun dictionnaire. « AZERT » n’est pas un mot. Il est un agencement de signes qui n’ont pas de sens par eux-mêmes, qui ne relèvent pas même de l’interprétation. Il n’y a rien à comprendre sous une telle répartition. Un peu sans doute à la manière d’un nom propre qui comporte quelque chose de géographique comme je l’ai indiqué dans l’étude des noms au moyen âge, redevables de lieux, du culte des « reliques », de leur déplacement dans l’espace féodal, affiliées à la réputation d’un Saint, à des vitae qui les concernent. L’expression d’un style, d’un mode d’existence pour lequel il n’y a pas de catégories génériques ni de grands genres comme on en retrouvera encore chez Badiou entre poème, amour, politique ou mathème… 
AZERT est l’énoncé d’un certain rapport, d’un type de fonctionnement pratique relativement à une géographie donnée, exprimée dans un mécanisme, une machine très différente en Angleterre, en Allemagne, en France… Et ce n’est pas anodin. AZERT ne pouvait se concevoir selon une autre succession dans la langue française sachant que le clavier, différent de celui de la langue anglaise, tient compte de l’écart des doigts de la main par rapport aux occurrences des lettres et à la fréquence de leur emploi. Une institution politique peut-elle se concevoir sous cette forme? C’est en tout cas une affaire de dextérité et d’efficace. On aura compris que cette suite n’est pas un pur hasard, un pur non-sens, mais une forme d’organisation, une figure qui tient compte de paramètres totalement hétérogènes, ceux de la physiologie, de l’ouverture angulaire de la main en même temps que de l’alphabet, de la distribution des lettres qui caractérise une langue singulière. Il s’agit par conséquent d’un montage, avec des formes de raccords à inventer, variables d’une région à une autre en raison de l’importance donnée à la droite ou à la gauche, au sens de succession des unités qui se lisent par exemple de manière verticale au Japon, etc.
De même, dans l’ordre de l’histoire, on peut dégager le modèle selon lequel une époque fonctionne dans l’entrecroisement de ses flux hétérogènes, dans l’articulation de ses formes de pouvoir, de résistance, d’exclusion et de découpages par lesquelles s’organise ce qu’on peut énoncer ou voir à un moment donné. On peut isoler dans l’histoire des constructions particulières que Foucault formalisera par une archive. C’est ce que j’ai fait au demeurant pour le moyen âge sous le nom d’ « ossuaire », comprenant que ce sont là des reliques, des ossements saints qui viennent s’agencer avec des éléments d’architecture, religieux, mais encore des maladies et des formes thaumaturgiques sur lesquelles s’édifiait un pouvoir[2]. L’espace roman est un territoire de fiefs dont la dépendance suit la même logique fragmentaire, une logique visible encore sur l’inégalité du mur roman, sur ses fortifications fractales... 
A la manière d’AZERT comme montage dactylographique, il y a en effet des montages de pouvoirs dont par exemple l’ossuaire au moyen âge pouvait faire voir les raccords et les énoncés correspondants: une certaine « anatomie » politique à la naissance de la modernité, différente en tout cas de l’héritage Grec, Latin ou Arabe et par conséquent assez éloignée du souci de soi dont Foucault avait reçu la conformation par sa lecture et son retour aux philosophes de l’antiquité. Il me semble que c’est un autre agencement qui définit l’occident à partir de l’an mil, une formule, un dispositif dont je décris très précisément les grandes forces en jeu dans Ossuaires – une anatomie du moyen âge roman pour une configuration singulière qui ne doit pas grand-chose à la pharmacie Grecque (Pharmakon), ni à la diététique ou à l’animalité fondative de Rome. Ce que Derrida avait compris de ce livre auquel il avait consacré une séance de son séminaire. Et Une déconstruction de l’Occident dédiée à Derrida entre également dans ce programme quels que soient les désaccords entre lui et Foucault concernant la question de la folie comme agencement de la raison.
Il y a donc des configurations pratiques d’éléments disparates qui entrent dans un montage qu’on peut formuler sur le modèle du clavier dactylographique ou encore de l’ossuaire, de  l'asile, de la construction panoptique de la prison... D’autres formulations s’imposent en fonction de l’époque considérée, comme on peut le voir pour la machine à vision que constitue pour Foucault le tableau de Velasquez[3]. Et on dira que les temps contemporains optent également pour des formes de visibilités davantage redevables  d’un réseau informatique, d’une « puce numérique » comme nouvel agencement pratique ou encore d’une formation comme celle de l’image virtuelle… C’est ma conviction foucaldienne initiale. Elle est comme la figure d’un kaléidoscope ou d’un cube aux éléments modulables. Et l’agencement de cette variété Foucault l’appelle précisément une archive lorsque l’analyse sait la localiser et y reconnaître l’ensemble des rapports de force qui s’y stabilisent pour un temps. 
Michel Foucault est par conséquent l’auteur d’une histoire qui tente de faire l’archéologie de tous ces montages, ces dispositifs en archive que nos sociétés auront modulés en fonction d’intérêts assez difficiles à concevoir et qu’il s’agira d’actualiser dans des institutions qu’on ne peut pas approcher simplement selon un modèle générique. L’histoire de la sexualité en témoigne et résiste aux grandes partitions dont nous avions l’habitude, très lointaines d'ailleurs des formes de l'amour. Pour revenir à l’exemple d’ AZERT ou d’OSSUAIRE, ce ne sont pas des formes définissables dans l’ordre d’une encyclopédie. Leur construction est très éloignée également d’une analyse explorée en termes de « mentalité » comme se fut le cas de Duby ou même des sciences compréhensives qui caractérisent les méthodes historiographiques. Fort de cette démarche, il n’était évidemment pas anodin que je poursuive après Ossuaires une enquête en direction de Figures des temps contemporains ou encore de Constellation de la philosophie. Manquent cependant à cette suite l’étude que j’avais projetée d’abord, puis abandonnée, concernant la Renaissance suivie de la Révolution française dont on trouve néanmoins une trace dans le premier chapitre d’ Asservir par la dette pour rendre compte de la mutation de ce qu’on nommera « mondialisation »[4].
Ces études s’inscrivent en tout cas dans l’idée foucaldienne, très constructiviste, réalisée sous le concept si fécond d’archive. Une archivistique foucaldienne  dans le découpage qu’elle donne à voir en termes d’image de la pensée dont je devais détailler encore les articulations subtiles dans Comprendre Foucault[5]. Michel Foucault, en effet, se livre à l’examen de strates historiques complexes sans recourir à une analyse causale ou à une interprétation de signes conçus de manière symbolique. Il ne s’agit par d’une compréhension telle que Ricœur en produit le modèle mais bien d’une forme de prise, de préhension dont Deleuze montre également la variété, la plasticité dans l’analyse du Pli à l’époque Baroque[6]. Il y a pour qualifier les époques des complexions qui ne correspondent à aucune intention significative, appareil de capture plus que clôture du sens. Elles échappent encore me semble-t-il à l’idée de "monde", ce monde tel que Jean-Luc Nancy le découvre de manière créatrice, proche puisqu’il s’agit d’un « sens qui va en tous sens », d’un singulier-pluriel que son œuvre appréciable également impulse mais auquel je préfère le nom de plurivers
L’histoire en tout cas ne relève plus de l’ordre du sens dans sa formulation herméneutique. Elle se ventile en une hétérogenèse d’éléments immédiatement pratiques qui dominent une époque en y dessinant une disposition d’événements dont les uns s’excluent et les autres se composent autour d’une foyer, d’un nœud qu’il convient de repérer. C’est ainsi que L’histoire de la folie montrera comment le fou produit un dispositif dans une société qui se rationalise par la délimitation d’un Autre, une figure qui ne sera plus tant le sorcier ou le Saint mais le fou. En passant de l’âge théologique à l’âge classique, les repérages se modifient et les configurations pratiques se plient autour de nouvelles singularités, très différentes, devenues méconnaissables.
Nul doute que la figure des temps contemporains convoque une image de la pensée dans laquelle l’homme ne se reconnaîtra plus, affrontant la mort de sa figure centrale selon une partition qui reste à écrire et dont, il me semble, la science-fiction dessine des traits étonnants sous la forme post-humaine de ses hybridations monstrueuses à laquelle il fallait bien consacrer une étude capable d’en dégager la logique[7]. Où il s’agit de parier l’existence d’une autre configuration des facultés humaines, d’une autre vie à partir d’une multiplicité de vérités dont l’archive suit une ligne d’affrontement inévitable. Nous n’avons pas le choix et le retour en arrière n’est jamais acté en aucun moment de notre histoire, aussi dramatiques qu’en soient les mutations.

Jean-Clet Martin 



[1] Cf., L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969
[2] Ossuaires – une anatomie du moyen âge roman, Payot, 1995
[3] C’est l’ouverture du livre pour déterminer l’image de l’âge classique dans Les mots et les choses, Gallimard, 1966.
[4] Cette analyse de l’économie politique est sortie chez Max Milo en 2017.
[5] Livre publié chez Max Milo en 2014.
[6] Temps et récit de Ricoeur suit cette mise en intrigue du sens et Deleuze opte pour une méthode très différente dans Le Pli, Minuit, 1988.
[7] Une logique que j’ai publiée aux « Impressions nouvelles » sous le signe de Hegel pour le déroulé d’une histoire conceptuelle renouvelée : Logique de la science-fiction, 2018.

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