Contrairement à Hegel, dont Foucault devait à Jean Hyppolite la
parfaite connaissance, Foucault envisage l'histoire comme une multiplicité de dimensions,
délimitée par une archive[1]. Une archive très
hétérogène, sans aucune dialectique capable d'en nouer les bords. Et c'est chaque
époque qui se localise au travers d'une archive de ce genre. Quelle archive
pour un temps ? Où la repérer et comment l’isoler ?
Une archive en tout cas apparaît soudainement, selon certaines
ruptures caractéristiques. Elle est une construction fortement hétérogène, une hétérogenèse
d'éléments étrangers qui entrent dans une congruence très difficile à cerner. Pour
faire comprendre de quoi il s'agit, Foucault emprunte un exemple à la
dactylographie. La suite des lettres sur le clavier ne répond en effet à aucun
dictionnaire. « AZERT » n’est pas un mot. Il est un agencement de
signes qui n’ont pas de sens par eux-mêmes, qui ne relèvent pas même de l’interprétation.
Il n’y a rien à comprendre sous une telle répartition. Un peu sans doute à la
manière d’un nom propre qui comporte quelque chose de géographique comme je
l’ai indiqué dans l’étude des noms au moyen âge, redevables de lieux, du culte
des « reliques », de leur déplacement dans l’espace féodal, affiliées
à la réputation d’un Saint, à des vitae
qui les concernent. L’expression d’un style, d’un mode d’existence pour lequel
il n’y a pas de catégories génériques ni de grands genres comme on en retrouvera encore chez Badiou entre poème, amour, politique ou mathème…
AZERT est l’énoncé d’un certain rapport, d’un type de
fonctionnement pratique relativement à une géographie donnée, exprimée dans un
mécanisme, une machine très différente en Angleterre, en Allemagne, en France…
Et ce n’est pas anodin. AZERT ne pouvait se concevoir selon une autre
succession dans la langue française sachant que le clavier, différent de celui
de la langue anglaise, tient compte de l’écart des doigts de la main par
rapport aux occurrences des lettres et à la fréquence de leur emploi. Une
institution politique peut-elle se concevoir sous cette forme? C’est en tout cas une affaire de
dextérité et d’efficace. On aura compris que cette suite n’est pas un pur
hasard, un pur non-sens, mais une forme d’organisation, une figure qui tient
compte de paramètres totalement hétérogènes, ceux de la physiologie, de
l’ouverture angulaire de la main en même temps que de l’alphabet, de la
distribution des lettres qui caractérise une langue singulière. Il s’agit par
conséquent d’un montage, avec des formes de raccords à inventer, variables
d’une région à une autre en raison de l’importance donnée à la droite ou à la
gauche, au sens de succession des unités qui se lisent par exemple de manière
verticale au Japon, etc.
De même, dans l’ordre de l’histoire, on peut dégager le modèle
selon lequel une époque fonctionne dans l’entrecroisement de ses flux
hétérogènes, dans l’articulation de ses formes de pouvoir, de résistance, d’exclusion
et de découpages par lesquelles s’organise ce qu’on peut énoncer ou voir à un
moment donné. On peut isoler dans l’histoire des constructions particulières
que Foucault formalisera par une archive.
C’est ce que j’ai fait au demeurant pour le moyen âge sous le nom d’ « ossuaire »,
comprenant que ce sont là des reliques, des ossements saints qui viennent
s’agencer avec des éléments d’architecture, religieux, mais encore des maladies
et des formes thaumaturgiques sur lesquelles s’édifiait un pouvoir[2]. L’espace roman est un
territoire de fiefs dont la dépendance suit la même logique fragmentaire, une
logique visible encore sur l’inégalité du mur roman, sur ses fortifications
fractales...
A la manière d’AZERT comme montage dactylographique, il y a en effet
des montages de pouvoirs dont par exemple l’ossuaire au moyen âge pouvait faire
voir les raccords et les énoncés correspondants: une certaine « anatomie »
politique à la naissance de la modernité, différente en tout cas de l’héritage
Grec, Latin ou Arabe et par conséquent assez éloignée du souci de soi dont Foucault avait reçu la conformation par sa
lecture et son retour aux philosophes de l’antiquité. Il me semble que c’est
un autre agencement qui définit l’occident à partir de l’an mil, une formule,
un dispositif dont je décris très précisément les grandes forces en jeu dans Ossuaires – une anatomie du moyen âge roman
pour une configuration singulière qui ne doit pas grand-chose à la pharmacie
Grecque (Pharmakon), ni à la diététique ou à l’animalité fondative de Rome. Ce que Derrida avait compris de ce livre auquel il avait consacré une séance de son séminaire. Et Une déconstruction de l’Occident dédiée
à Derrida entre également dans ce programme quels que soient les désaccords entre lui et Foucault concernant la question de la folie comme agencement de la raison.
Il y a donc des configurations pratiques d’éléments disparates qui
entrent dans un montage qu’on peut formuler sur le modèle du clavier
dactylographique ou encore de l’ossuaire, de l'asile, de la construction panoptique de la prison... D’autres
formulations s’imposent en fonction de l’époque considérée, comme on peut le
voir pour la machine à vision que constitue pour Foucault le tableau de
Velasquez[3]. Et on dira que les temps
contemporains optent également pour des formes de visibilités davantage
redevables d’un réseau informatique, d’une
« puce numérique » comme nouvel agencement pratique ou encore d’une formation comme celle de l’image virtuelle…
C’est ma conviction foucaldienne initiale. Elle est comme la figure d’un
kaléidoscope ou d’un cube aux éléments modulables. Et l’agencement de cette
variété Foucault l’appelle précisément une archive lorsque l’analyse sait la
localiser et y reconnaître l’ensemble des rapports de force qui s’y stabilisent
pour un temps.
Ces études s’inscrivent en tout cas dans l’idée foucaldienne, très
constructiviste, réalisée sous le concept si fécond d’archive. Une archivistique foucaldienne dans le découpage qu’elle donne à voir en
termes d’image de la pensée dont je devais détailler encore les articulations
subtiles dans Comprendre Foucault[5].
Michel Foucault, en effet, se livre à l’examen de strates historiques complexes
sans recourir à une analyse causale ou à une interprétation de signes conçus de
manière symbolique. Il ne s’agit par d’une compréhension telle que Ricœur en
produit le modèle mais bien d’une forme de prise, de préhension dont Deleuze
montre également la variété, la plasticité dans l’analyse du Pli à l’époque
Baroque[6]. Il y a pour qualifier les
époques des complexions qui ne correspondent à aucune
intention significative, appareil de capture plus que clôture du sens. Elles
échappent encore me semble-t-il à l’idée de "monde", ce monde tel que Jean-Luc Nancy le découvre de manière créatrice, proche puisqu’il s’agit d’un « sens qui va en tous
sens », d’un singulier-pluriel que son œuvre appréciable également impulse mais auquel je préfère le nom de plurivers.
L’histoire en tout cas ne relève plus de l’ordre du sens dans sa
formulation herméneutique. Elle se
ventile en une hétérogenèse d’éléments immédiatement pratiques qui dominent une
époque en y dessinant une disposition d’événements dont les uns s’excluent et
les autres se composent autour d’une foyer, d’un nœud qu’il convient de
repérer. C’est ainsi que L’histoire de la folie montrera comment le fou produit
un dispositif dans une société qui se rationalise par la délimitation d’un
Autre, une figure qui ne sera plus tant le sorcier ou le Saint mais le fou. En passant de l’âge
théologique à l’âge classique, les repérages se modifient et les configurations
pratiques se plient autour de nouvelles singularités, très différentes, devenues méconnaissables.
Nul doute que la figure des temps contemporains convoque une image
de la pensée dans laquelle l’homme ne se reconnaîtra plus, affrontant la mort
de sa figure centrale selon une partition qui reste à écrire et dont, il me
semble, la science-fiction dessine des traits étonnants sous la forme
post-humaine de ses hybridations monstrueuses à laquelle il fallait bien
consacrer une étude capable d’en dégager la logique[7]. Où il s’agit de parier l’existence
d’une autre configuration des facultés humaines, d’une autre vie à partir d’une
multiplicité de vérités dont l’archive suit une ligne d’affrontement
inévitable. Nous n’avons pas le choix et le retour en arrière n’est jamais acté
en aucun moment de notre histoire, aussi dramatiques qu’en soient les mutations.
Jean-Clet Martin
[1] Cf., L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969
[2] Ossuaires – une anatomie du moyen âge roman,
Payot, 1995
[3] C’est l’ouverture
du livre pour déterminer l’image de l’âge classique dans Les mots et les choses, Gallimard, 1966.
[4] Cette
analyse de l’économie politique est sortie chez Max Milo en 2017.
[5] Livre
publié chez Max Milo en 2014.
[6] Temps et récit de Ricoeur suit cette
mise en intrigue du sens et Deleuze opte pour une méthode très différente dans Le Pli, Minuit, 1988.
[7] Une logique
que j’ai publiée aux « Impressions nouvelles » sous le signe de Hegel
pour le déroulé d’une histoire conceptuelle renouvelée : Logique de la science-fiction, 2018.

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