dimanche 25 novembre 2018

Deleuze aujourd'hui : entrer dans "Logique du sens" / Jean-Clet Martin




Comme pour le cinéma que Deleuze rapproche de manière si inattendue de Bergson, Logique du sens est un ouvrage qui associe les concepts de la philosophie à l’écriture de Lewis Carroll. A l’écriture biblique, que Kierkegaard renouvelle en payant de sa vie, Deleuze substitue une écriture faite de merveilles, une écriture de naissance dont le conte, dont la fiction ou la nouvelle forment des récits possibles : ceux d’une jeune fille, ceux d’Alice. Une confrontation curieuse dont Deleuze fait part à Jean Piel en lui proposant un article sur l’écrivain anglais. Article qui, dit-il, «  a pris une si grande taille, et s’est développé de manière à faire un livre, pas exactement sur Lewis Carroll, mais sur la logique du sens en général »[1]. Dans une seconde lettre à Jean Piel, Deleuze lui soumet l’ouvrage qui devrait porter le titre « Logique du sens », avec en sous-titre De Lewis Carroll aux stoïciens »[2].
     Le livre que nous avons composé sous le titre de « Multiplicités », procède d’une intention analogue peut-être en en appelant à Plotin, à son orientalisme pour relancer des hypostases formant autant de séries. Et nous le verrons Deleuze ne manquera pas de se référer à Plotin pour éclairer ce qu’il en est de l’Aion qu’on traduit souvent par « éternité ». En tout cas, dans le livre de Deleuze, ce n’est pas seulement le motif de l’éternité qui se trouble mais c’est la référence aux Stoïciens qui disparaît sous la facture de l’édition finalement adoptée par Minuit en 1969. Le sous-titre cependant réapparait, mis entre parenthèses d’ailleurs, dans l’avant-propos définitif du livre… Ces parenthèses forment ici une zone particulière, une zone flottante qui n’appartient pas vraiment au texte mais qui peut s’y inclure sur le mode d’un aparté. Un lieu de transit, de comparaison, de rapprochement ou de raccordement que le cinéma pourrait appeler sans doute un « faux raccord ». Ce qui ne serait pas très loin d’ailleurs de ce que nous entendons par hypostases sachant que, pour Plotin, le rapport entre ces dernières n’est jamais direct ni même génétique. Entre les hypostases, ce n’est pas même l’émanation d’une source qui fait la relation mais une espèce de retournement sur soi, une procession à l’envers comme en une espèce de flash-back ontologique ou encore de miroir dont l’image serait celle du rétroviseur[3].
      Quoi qu’il en soit pour le moment de ces parenthèses, on voit déjà que, appliquées au sous-titre, Logique du sens en fera une forme d’agencement anecdotique, d’autant que le livre entier confère à l’anecdote un statut philosophique. L’anecdote comme par exemple celle d’Empédocle devant le volcan,  promet des associations qui n’appartiennent plus à l’ordre de la raison. Elle rend les rajouts possibles avec toute la puissance d’une jonction qui se passe du verbe être. L’anecdote, on le verra, n’est pas dominée par le verbe « être » mais par la préposition « et » qui permet le prolongement d’une intrigue, d’une dramatisation. Ce sont des « prépositions », des « positions périphériques » à toute ontologie et qu’on anticipe par de curieux raccourcis. Voici donc que les liens n’auront plus rien de chronologique puisqu’il est dit d’emblée que le mouvement ne se fera pas « Des stoïciens à Lewis Carroll », mais bel et bien de « De Lewis Carroll aux Stoïciens » quand le respect de l’ordre voudrait plutôt qu’on respectât la chronologie. Cette inversion montre, pour le moins, que ce sera depuis Carroll qu’il faudra comprendre ou relire les stoïciens et non pas l’inverse, refusant ainsi d’imposer à Carroll une soumission à l’histoire de la philosophie, libéré pour bien d’autres fonctions.
L’ordre des influences et le respect des successions se constituent ici à rebours de la manière habituelle de lire comme s’il était question d’une espèce de « fondation en retour », une manière de repenser le cours de l’histoire de la philosophie à partir déjà de certains intérêts non-philosophiques. Une « procession », un procès par hypostases dont les effets sont ceux d’une marche arrière, d’un retournement surprenant. C’est en tout cas à « une nouvelle image du philosophe » qu’il faudra s’attendre comme cela est annoncé par la première page de L’avant-propos, une image qui marque une rupture dans le Sens, en l’occurrence par « la constitution paradoxale de la théorie du sens »[4] qui fera suite au maître ouvrage de Deleuze : il s’agit de Différence et répétition ici ramassé et prolongé en ouvrant sans doute la rencontre possible avec Guattari, sans parler du style des ouvrages à venir prévenant déjà l’intérêt de Deleuze pour le montage cinématographique, pour la logique des signes qui témoigne non plus d’un cours serein mais de l’enchaînement brutal des images, à la fois dans leur mouvement comme sur le versant de leur temps particulier, hypostatiques par essence. Les signes sont ce qui clignote entre les hypostases, circulant d’un plan à l’autre.
       On pourrait évidemment se demander d’entrée de jeu ce que les stoïciens viennent faire dans cette analyse des signes. Pourquoi eux, relus de surcroît depuis Carroll ? Deleuze ne s’explique pas directement sur un tel choix, si ce n’est qu’avec eux « commencent un nouveau philosophe et un nouveau type d’anecdotes »[5]. L’anecdote, dont Kierkegaard lui aussi fait un usage presque systématique, plus ironique, moins humoristique, procède en effet par association latérale, de biais, et comme en extension. La logique, loin de cette dimension anecdotique, s’inscrit classiquement dans une construction du sens qui opère par jugement. Juger, c’est par exemple lier à un sujet tout autre chose qu’on nommera un prédicat. Ce « sujet » peut d’ailleurs être tout autant un « objet » plutôt qu’un pôle d’action : cette chaise que je juge petite, cet arbre plus grand qu’un autre. Un constat comparatif, une forme d’évaluation effectuée non par la chaise ou l’arbre mais dans la représentation… Alors le passage des représentations se fait dans un médium qui « évoque », « symbolise ». La « représentation » construit une scène qui réduit, un relais qui amortit les angles de la multiplicité, les signes étant pour ainsi dire secondaires, purement rhétoriques. Or, on sait avec Hegel qu’évaluer serait une piètre situation pour la philosophie et notamment pour la logique qui la sous-tend[6]. Dans la veine de Hegel, le jugement n’est plus seulement une évaluation. Il concerne un lien qui, au lieu de se faire dans la représentation, est déjà dans la chose, un peu comme un aimant relie des pôles positif et négatif et que, en le brisant en deux, se reconstituent les mêmes polarités au cœur du fragment obtenu. Deleuze, d’une autre manière, cherche à renouveler cette liaison. Mais, tout en renversant le platonisme, en court-circuitant la logique aristotélicienne et en prenant ses distances avec Hegel. Il s’agira alors pour Deleuze de remonter vers des paradoxes, des coins dans la logique qui ont été signalés en effet par les stoïciens.
         Ce que Deleuze partage avec les Stoïciens c’est que quelque chose puisse arriver à l’être sans que cet événement soit seulement un attribut, attribué dans un jugement. Et, par conséquent, cette liaison spéciale requiert une nouvelle logique, une nouvelle forme de propositions. Sous une telle Logique les substantifs et les adjectifs se mettent à fondre, ne peuvent rien laisser attendre. Ce qui va s’imposer, au contraire, ce sont des liens transversaux, des voies de passage exprimées par des verbes qui n’ont rien à voir avec moi, ni avec les attributs que j’associe de manière secondaire aux choses en les comparant depuis une représentation. Les signes se libèrent ainsi pour eux-mêmes indépendamment de leur soumission aux raccourcis de la grammaire.
Il y a des processus, des procédés, voir une procession qui sont rendus par un verbe peu enclin à se laisser enfermer dans l’exercice de l’attribution. Ce sont des verbes qui n’attribuent rien de définitif, des formes infinitives qui marquent un devenir : grandir, verdir, rougir… C’est comme si, entre un sujet et un prédicat, rien ne se passait d’essentiel et qu’il fallait recourir à des transformateurs, à des flux et des signes propres aux stoïciens. On voit bien que la proposition « Il pleut », n’aura rien à voir avec l’action d’un sujet, « Il » faisant davantage état d’un processus impersonnel que d’une forme subjective[7]. Une individuation orageuse qui nous incline à conférer un nom propre aux ouragans (ouragan Georges, ouragan Pascal). De même, « verdir », ce n’est pas l’affaire d’une proposition, ni d’un état de chose fixé par le verbe être. C’est une dramatisation, un drame du second groupe ou du troisième groupe. Pleuvoir, verdir ne sont pas des actions comparables à penser ou manger. Avec eux, on voit se remodeler complètement l’idée de proposition. « Il pleut » exprime, du coup, une transformation dans une situation, un rassemblement de particules, une concrescence envahissante, voire comme Deleuze dira plus tard un passage de la nature[8] dont la personne, la troisième personne forme la singularité. On comprend, par ce type de singularisation, que la proposition est intéressante non pas comme jugement mais comme expression, comme valence qui oscille entre des exprimables. Deleuze nous fait transiter ainsi d’une rhétorique du jugement vers une enquête relative à l’expression. Et on voit bien qu’on n’est pas très loin alors de l’expression chez Spinoza ou Plotin, une expression qui nous fait passer d’un terme à un autre selon une relation très spéciale, loin du verbe être. L’expression est une forme de rapport dans la différence, une forme de consistance dans la multiplicité qui joue des raccords difficiles à hiérarchiser. Entre l’Un, l’Intelligence et l’Ame, Plotin construit en effet un lien qu’on ne peut attribuer à ce qui précède, mais plutôt à ce qui procède. Le rapport des hypostases se fait comme par en bas, à partir de le chute. Il s’agit d’une brisure de symétrie qui ne provient pas d’en haut. Ce que veut dire du reste le concept d’immanence.
        Cette façon de penser, très nouvelle selon Deleuze, produit un véritable bouleversement de la logique, bouleversement que Hegel avait tout de même annoncé en s’intéressant à la contradiction mais qui n’atteint peut-être pas encore la forme du paradoxe qui intéressait Kierkegaard et tout autrement Russell dont le barbier devait s’intégrer dans l’ensemble de ceux qui se rasent eux-mêmes et, en même temps, dans ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes… Du point de vue du sens, il fallait sortir des catégories rigides : n’être ni dans l’une ni dans l’autre, ni en haut ni en bas, mais là bas, indéterminé, sous la forme d’une surface. On pourra par conséquent entendre dans cet écart une direction, un mouvement de sauter qui passe par les bords, mouvement excessif et envahissant. Les paradoxes sont des formes d’expression qui, sorties de toute situation, inassimilables, nous forcent du coup à bouger, à les longer, à suivre ou tracer le mouvement sans aboutir à un terme. Ils s’ouvrent dira Deleuze par le « milieu » au lieu de se fermer sur une clôture[9]. Ils nécessitent un traitement particulier, très spécial. Ce n’est pas seulement que la proposition puisse manifester l’association effectuée par un sujet actif, ni seulement vérifier une indication passant par l’apprentissage comme font des jugements synthétiques. La proposition entre en mouvement de bien d’autres manières. Elle est capable d’autre chose, elle fait encore mieux que manifester ou indiquer. Elle est capable d’en appeler à un exprimé si lointain qu’il se passe très bien de nous. Logique du sens de Deleuze pose la question suivante : « y a-t-il quelque chose qui ne se confond ni avec les termes de la proposition, ni avec l’objet ou l’état de chose qu’elle désigne, ni avec le vécu (…), ni avec les concepts ou même les essences signifiées ? »[10]. Autrement dit, le sens n’est-il pas d’une autre nature qu’une simple visée indicative ? Quelque chose de plus neutre mais tout autant d’incisif, de directionnel (le sens vectoriel) autant que dimensionnel (le sens significatif) ?
      Il est possible que cette dimension de la proposition qui nous détourne du jugement, de l’indication, de la dénotation autant que de la référence, conduise à ce que Husserl devait qualifier d’expression. Qu’est ce que ça exprime, une proposition, une fois dit que ce n’est plus le jugement qui la domine ? De quel mouvement participent la fonction témoin, le démon, ce démon que Maxwell introduisit dans la matière comme la visualisation étrange d’une constance ou au contraire d’une inconstance ? « Verdir » par exemple peut-il témoigner d’un affect de peur, d’angoisse, de malaise ? Verdir en tout cas n’a pas grand-chose à voir en effet avec moi, ni même avec un objet qui est d’ailleurs en train de subir une modification. Butor, condisciple de Deleuze, peut-être s’y connaissait en modifications, en changements, affectés d’un mode dont on voit qu’il aura à échapper à toute essence, l’essence se trouvant malmenée par une telle modulation. Il y a des changements difficiles à dire dans la carcan figé de la langue, des expressions qui flottent selon d’étranges hypostases à la surface des mots. La proposition se voit dès lors ouverte, prise dans des relais qui ne cessent de la porter plus loin hors d’elle-même, chaque désignation fluant vers une autre, dans une forme qui est celle de la prolifération, de l’essaimage, du saut entre hypostases hétérogènes.
         Voici que « pourrir » n’appartient jamais à un objet comme une de ses qualités… Cela ne peut qu’échapper à la pomme qui perd en effet sa substance. Brûler, de même, ne sera pas un jugement mais l’expression d’un processus paradoxal. Certes, le verbe qui est ainsi infinitisé n’existe pas vraiment en dehors de la proposition qui l’exprime. Il n’est qu’un témoin impersonnel. Il exprime une décomposition ou une recomposition, un glissement sémantique qui n’est pas seulement métaphorique, qui se divise en suivant les radicelles d’un rhizome. Dans la proposition, l’infinitif perturbe toute substantification. Il ne se réduit jamais à l’énoncé, témoignera d’une objectivité bien différente de celle de la grammaire propositionnelle. Il est, dira Deleuze, le signe d’un événement. Et des signes de ce genre, Deleuze va les découvrir plus tard au cinéma tout en relisant Peirce. Voici que Carroll et Peirce forment les deux vecteurs de la Logique du sens sur une surface stoïcienne…
On voit donc, par tout ce mouvement infinitif, que l’événement n’appartient pas à la proposition de manière essentielle mais ne peut que s’y inclure de manière disjonctive. Il la déporte et la détourne, produit un paradoxe dans le jugement. Logique du sens nous entraîne ainsi vers une frontière des propositions et des choses, « une réorientation de toute la pensée » qui conduit la langue en dehors d’elle-même, en dehors de la rationalité que désigne l’auxiliaire être. Il s’agit, dans ce paradoxe, de faire sortir la langue de ses gonds : une bifurcation à la faveur de laquelle « il n’y a plus ni profondeur, ni hauteur » mais seulement un glissement, une réorientation que Deleuze appellera finalement une surface[11]. Surface bigarrée, complexe comme le visage d’Albertine dans l’œuvre de Proust ou celui de Siddhârta dans l’œuvre de Hesse dont nous étions partis.
           « Surface » n’est pas seulement « face ». Siddhârta, on s’en rappellera, a perdu pour ainsi dire sa face, au bénéfice de ce qui la survole et la multiplie de l’intérieur. Elle est quelque chose de plus feutré, réalisant des effets surlinéaires ou feuilletés. Il y a, si l’on comprend bien, une surface des choses et une surface des mots qui forment un plan singulier, une séquence, une section commune ou une singularité dans une hypostase. En géométrie, par exemple, certains segments n’appartiennent ni au cerceau, ni au sol sur lequel celui-ci va rouler, mais relèvent d’une surface commune où leur différence s’estompe sans pour autant pouvoir s’effacer. Il y aura toujours un écart qui rend le mouvement de la roue possible. Deleuze dans toute son œuvre s’intéresse fortement au calcul différentiel. Il existe, en effet, une petite portion du cerceau, une surface qui n’est de l’ordre ni du cercle ni d’une portion du sol et qui n’appartient à aucun terme de la relation. C’est que sur ce point, sur ce milieu singulier, sol et cerceau forment tous deux une tangence, un point de tangence qui est aussi un point de bascule ou de bifurcation, voire un signe. Ce milieu singulier précisément est le lieu des infinitifs, des passages, des processions.
          Sur une telle surface, les choses échangent des souffles, des particules, brassent des expressions communes. Nous voici donc engagés sur la surface du miroir, accompagnant Alice vers de curieux moments de tangence. Des moments ou plutôt des événements qui entrent dans des expressions multiples et qui surnagent comme à la limite des « états de choses » autant que « des qualités du sujet ». Et même, pourrait-on rajouter, des états de conscience puisqu’Alice bascule d’un monde à l’autre sans rester strictement la même. C’est très difficile à saisir, mais sur une telle surface les causes s’estompent, perdent pour ainsi dire leur légalité. « Pourrir », « verdir », « guérir » sont des formes actives ou réactives qui ne relèvent plus vraiment de la causalité mais d’un saut, d’une mutation, d’un passage différentiel comme la courbe devient tangente sur l’un de ses points. Un devenir dont la cause n’est repérable dans aucun des deux éléments en présence. On y notera donc un ensemble d’effets libérés de toute détermination, des effets qu’on ne peut plus caser dans une proposition de type causale. Il s’agirait plutôt d’un cas limite, d’une casuistique de l’énoncé que Deleuze appellera « un effet de surface »[12].
           Les stoïciens, justement, distinguent 1/ les « états de chose » qui concernent les « corps » sous les liens de causalité capables de les associer et 2/ les « événements » qui forment des « incorporels », des mélanges assez surprenants, différents, des « effets » imprévisibles, comme émergents, passés de l’autre côté du miroir pour reprendre cette image qui implique bien un passage à la limite. Dans la première série, celle des choses et des corps, se nouent des relations qui s’établissent en profondeur et qui demandent qu’on creuse, dévoile, interprète, juge… Il s’agit d’une physique des quantités, des qualités, etc.  Dans la seconde, on entre dans le règne des surfaces qui supposent qu’on les parcourt avec d’autres vitesses et de manière pour ainsi dire nomade, appelant une forme d’empirisme supérieur[13]. Une expérimentation qui se joue selon une autre multiplicité, d’autres terrains encore, ceux peut-être des « essences de modes » étudiées par Spinoza ou encore des âmes telles que Plotin les singularise. Comment alors éprouver, comment expérimenter un tel plan de jointure ?


        C’est là la question qui nourrit toute l’œuvre de Deleuze. Eprouver les événements, cela ressemble à une tangence, à une éraflure ou une blessure dira souvent Deleuze en se référant à Bousquet[14]. La blessure n’est pas du corps. Elle provient du dehors. Elle est une entaille, une trace dont on dirait qu’elle le précède, qu’elle l’attendait. Une forme de saillie, d’insémination qui n’a rien d’organique mais qui témoigne d’une rencontre après laquelle tout entre en mutation. Une rencontre produisant des effets inédits dans un milieu où se produisent des émergences, des échanges étranges et paradoxaux, un peu comme Derrida peut-être dans sa requête des spectres et fantômes. Ou mieux peut-être : la blessure est comme la marque d’une idée, d’un diagramme germinatif d’après lequel les corps se capturent et entrent en concrescence. Transmission de code qui fait la trame de la vie. Elle n’est pas loin de former ainsi un tatouage, un sceau inscrit sous une « essence » d’après laquelle vont se ranger d’infinies parties coextensives. Deux ordres en un : idée autant que corps, intension autant qu’extension, multiplicités continues et discrètes. C’est Leibniz mieux que Spinoza qui montre peut-être comment la géométrie croise des points intenses et des parties extensives : le centre du cercle d’abord sans étendue se projette sur une périphérie immense et contournée. Voici donc des événements -comme la circonférence qui roule sur une portion tangente, ni ronde ni plane, parfaitement dynamique mais parfaitement neutre… De ces séquences, de ces séries, on dira non pas qu’elles existent ou subsistent à la manière des substances, encore bien trop profondes, trop situées ; on dira qu’elles insistent, s’effectuent presque hors de l’être, de manière devenue aérienne, flottante, hypostatique.
        La chose est certes difficile à comprendre. On est dans l’échange. Echange de morphèmes, de morphologies en interaction. Et déjà au creux de la matière. Même au niveau cellulaire. Comment la cellule s’ouvre-elle et d’où, de quelle empreinte, tatouage avait-elle reçu le message qui l’informe ? Quel messager ? On dit aujourd’hui qu’il s’agit d’une petite bande où tout est écrit, en creux. Et ce support appelé « ARN messager » n’est pas très loin d’un réceptacle. De telles rencontres ont les retrouve projetées sur des « surfaces écraniques ». Notamment au cinéma, sur un écran qui reçoit des projections d’abord miniaturisées, d’infimes morphologies (des morphai dirait Plotin) contenues en intensité au sein d’une pellicule diaphane… Les corps ne sont-ils pas foncièrement le reflet de la lumière, l’empreinte qu’elle laisse dans la matière et qui se complique en elle ? Que se passe-t-il sur l’écran dont la toile blanche n’a évidemment pas changée après le film ?
          Ces corps qui bougent sur l’écran impassible n’appartiennent pas du tout au panneau réflecteur où les ombres ne cessent de se modifier en surface. Rien ne change dans l’écran, mais tous se transforme pour ainsi dire à la frontière. Phénomène du miroir dont Plotin fait la métaphore pour dire la rencontre des hypostases, le passage de l’une à l’autre, le mouvement rétro-projeté de leur procession. Bien sûr les corps ne font pas de cinéma. Mais on ne peut ignorer que la moindre cellule se réplique à partir d’une empreinte, d’une trace, d’une image dont un ARN offre le support. La morphologie des corps est issue d’une estampille qui sera filtrée par eux comme autant de «simulacres entrant dans un simulacre »[15]. Une procession de fantômes dont nous avions rencontré la richesse à l’occasion de notre ouvrage sur Le corps de l’empreinte… A la surface de la matière, il en va comme des patterns du moiré fortement étudiés par la géométrie comme image processing. Tout un ensemble de figures qui ne réside ni dans le tissu, ni dans le fils mais au milieu, entre les pans qui se recouvrent selon les trous de la maille. Ce n’est pas dans le rideau, mais à l’interstice des plis que s’élèvent tous ces schémas étranges. Il en va comme de cette procession de spectres à laquelle d’ailleurs Hesse dans Siddhârta porte une attention qui confine à l’hallucination. De tels événements sont des réalisations incorporelles. Ils se produisent en surface, à la limite des corps et du langage.
           Il y a ainsi une forte complexion de signes entre Plotin, Proclus, les stoïciens relativement aux incorporels qui se jouent à la périphérie des corps. Les stoïciens, nous apprend Deleuze, ont le mieux compris ce type de surfaces, surfaces orientales arpentées également par Carroll, mais plus fortement encore par la sémiotique de Peirce découverte par Deleuze au Cinéma. Et Deleuze ne s’arrête pas là, introduisant au cinéma comme un intrus qui n’a rien à y faire. Il ne sera pas sans en appeler à Plotin, on le verra, pour mieux comprendre ces embryons formels, ces morphai. Il y a en tout cas quelque chose comme un milieu qui ne se comporte pas selon le rapport causal des corps. Le « juste milieu » est une entité stoïcienne, une ouverture qui se pratique à l’intervalle, une pragmatique entre courbe et tangente, entre un cerceau qui roule et le sol inégal. Les stoïciens cherchent des voies de passage non pour joindre les extrêmes mais plutôt pour les assouplir, créer du jeu comme Sénèque d’ailleurs qui joue à la jointure des extrêmes, au milieu de l’oxymore dans regorgent toutes ses Lettres volantes. Et cette expérience intermédiaire constitue le cas d’Alice devenue simulacre, entité par laquelle la promenade est menée vers le milieu, entre les contradictoires, quand plus aucune substance ne tient debout et que la réconciliation ne peut subsister, induisant plutôt des devenirs, d’étranges extensions et renversements[16]. De larges séquences qui s’ouvrent non plus depuis des termes mais à partir des relations. Et cet art de relier ce qui ne l’est pas par les causes, cet art est l’œuvre d’une fourche, d’une singularité peuplant les multiplicités, formelles autant que matérielles.
       Suivre la chute des images dans les corps à partir d’une position d’abord incorporelle, cela nécessité des outils spécifiques, une contemplation singulière. Ce sont en effet les propositions qui permettent le relevé des signes et des diagrammes. Et, les propositions, dans cet ensemble hypostatique, forment des séries. Les séries sont occupées non plus par des points ordinaires mais parcourues de points remarquables, des points qui ne se contentent pas de se prolonger mais qui marqueront une bifurcation. Ainsi, pour Deleuze, chaque verbe marque l’action d’un point de ce genre.  Chaque infinitif est remarquable et pour ainsi dire surprenant. Toute série, en ce sens, est occupée par des singularités qui se relient à d’autres, de façon à former un réseau, un tissu. Mais, pour autant, si les relations peuvent se prolonger plus loin que les corps, si elles se libèrent des corps, on ne saurait parler à cet égard d’une « ontologie relationnelle ». La relation n’est pas exactement de l’ordre de l’être. Proche des simulacres, elle ne se laisse pas substantiver. Faut-il alors comme le fait Hegel, en parler comme d’un néant ? En vérité, les relations, irréductibles aux termes reliés, relèvent de ce que Deleuze appelle « le dehors », « l’extra-être ». Il n’y a pas que l’être, même si toute la philosophie de Deleuze souscrit à l’univocité[17]. Un drap est univoque mais peut recevoir de nombreux plis, se chiffonner de manière multiple. Entre les plis qui se recouvrent, se dessinent des lignes qui sont comme des séries séparées par le dehors. Ce qui fait qu’un pli présente un jeu, une morphologie plastique, un enveloppement ou une implication.
       L’immanence deleuzienne ne saurait donc se figer, elle retrouve dans les images, dans les incorporels, une logique qui concerne les Idées, les morphai tombés dans la matière. Les corps et les événements incorporels relèvent en tout cas d’un même plan, mais les uns forment une profondeur, les autres une surface faite d’ourlets, de recouvrements, de formes qui supposent en elles quelque chose qui se feutre, qui prend de l’épaisseur et que Deleuze va appeler « le dehors » ou encore « l’a-travers » quand ce n’est pas l’Aiôn[18]. Aiôn, difficile à rendre dans notre langue, est souvent traduit par éternité. Mais ce mot marque surtout le point de séparation, ou encore une espèce de ligne labyrinthique à partir de laquelle la matière reçoit des signes, des informations hypostatiques, comme en un « miroir de Dionysos ». L’expression de Jean Pépin nous ouvre en effet non pas tant la forme apollinienne plutôt que la chute d’intensité lumineuse : lumière qui se diffracte et se lacère en mille reflets qui ne montrent plus leur origine. Un miroir qui gagne en largeur, qui traduit l’intensité en extension quand la lumière s’affaiblit, de nuit s’obscurcit et se diffracte selon toutes les poussières les plus minces. Et, avant de se différencier, elles tenaient toutes ensemble dans l’intemporalité d’Aiôn.
            Deleuze y revient dans un cours de 1984 portant sur « La vérité et le temps »  pour saisir ce que veut dire l’Aiôn partout développé chez Plotin, l’Aiôn pris sous une espèce d’éternité, au point où l’éternité commence à ouvrir des portes sur le temps[19]. Au sein de l’Aiôn on était encore sous une phase ou une stase en laquelle tout se distinguait formellement, par intensité, comme vers la pointe d’une épingle convergent des lignes dans l’univocité. Les puissances qui les prolongent se trouvent enveloppées en une telle hypostase, germinativement repliées, diagrammatiquement compactées. Mais, lisant le cours de Deleuze, il nous faut comprendre ceci : « qu’elles soient les unes dans les autres ne les empêche pas de se distinguer » ! Non pas à la façon de la craie ou de la table qui tombent l’une hors de l’autre de manière extrinsèque. On peut se distinguer autrement, comme nous l’avons vu avec Plotin que Deleuze retrouve ici. Cette distinction fonctionne par degrés. Dans l’Aiôn, dans l’état replié de l’Intelligence, tout coexiste par degrés. Et cet ensemble chargé, dense, tient compacté toutes ses parties dans un même maintenant, dans une forme resserrée qui, en s’élargissant, en s’étirant hors de l’Aiôn, dans la diffraction de la matière, va engendrer le temps. Nous touchons par là au plus difficile, au plus incompréhensible de tous les mouvements envisagés par Deleuze dans Logique du sens lorsqu’il se réfère à l’Aiôn. Là, le sens s’enveloppe, fait des tours et noue des relations qui relèvent de la plus grande multiplicité, de la plus grande difficulté à penser. Et ce terme est évidemment séminal dans l’œuvre de Plotin, retrouvant des réactualisations chez Spinoza, Schelling ou encore Bergson.
           On touche peut-être ici à la limite de la compréhension de Deleuze par lui-même, une limite que les œuvres à venir vont clarifier autant que faire se peut. Entre les corps et les âmes, entre l’extension et l’intention… Est développée une ligne en miroir sur laquelle se reflètent aussi bien la matière que la mémoire, le passé que le futur : écran cinématographique recueillant, dans le présent, l’insistance d’un « flash-back » ou l’étrange reflet d’une « anticipation ». Le miroir d’Alice, comme l’écran cinématographique, le miroir de Dionysos ne sont pas seulement une surface qui mêle des côtés, ils montrent également une ligne de temps, une ligne qui brise le temps en un passé et un futur. Des passés et des futurs sortis de toute chronologie, comme réfléchis en un cristal. Non pas qu’il s’agisse ici de la matière de l’écran. Nous l’avons déjà dit, l’écran en lui-même n’est rien sans la « matière des images » elle-même, survolée par des signes dont le tremblé, le bougé sont strictement incorporels, totalement lumineux. Deleuze, afin de se faire comprendre, invoque un exemple célèbre, celui du flux, du flatus vocis pour rendre compte de l’indépendance des qualités sonores par rapport aux corps qui les produisent, mais qui les attendaient dans un langage qui ne vient pas d’eux, des logoi témoignant d’une autre hypostase. Autant de signes qu’il retrouvera, en tout cas, dans L’image-temps par la question du son au cinéma, tout aussi incorporel que l’image elle-même[20].
          Logique du sens, sur le versant de ce qui se nomme Aiôn (que personne ne se risque à traduire), vise un interstice, l’aération du sens, l’air si difficile à respirer et qui brasse les temps autant que les espaces. « Un peu d’air, sinon j’étouffe » se plaisait à dire Deleuze dans ses moments de crise philosophique, évoquant « l’oxygène de la possibilité »[21]. De ce puits d’air qui passe entre les corps, il faut tout attendre.  Il s’agit bien-sûr non seulement d’un interstice mais d’un instant, un instant qui est comme une fente pour laisser place à ce qui n’est pas présent, aux événements qui tirent vers le passé autant que vers le futur, grand mouvement d’aération qui permet au temps de se dérouler, à l’espace de se mouvoir. Peut-être comme une fente dans une ombrelle nous donne l’occasion de rêver, de deviner l’autre côté, d’appréhender des signes qui sont annonciateurs d’un changement, des signes qui laissent basculer le futur dans le passé et revenir le passé dans le futur. Nous voici parvenus à la pointe de Logique du sens qui renoue avec tout le système Deleuzien non sans un dernier recours à Leibniz.
         On se souviendra que Leibniz avait fait appel à l’expression pour conjoindre les différents points de vue, les différentes perspectives entre toutes les monades, toutes les séries qui enveloppaient ou, pour le moins, se partageaient un même monde d’après une distinction formelle. Il y a chez Leibniz une communication des points de vue qui passe par l’expression : l’entr’expression des monades. De vous à moi, d’une perspective à une autre, nous ne devons admettre aucune influence mais seulement des résonances, peut-être des passages ou encore des « préhensions ». Il n’y a pas causalité mais correspondance, communication sérielle. C’est très tôt déjà que Deleuze se réfère à Leibniz pour cette concordance des séries. Leibniz, en effet, propose un modèle qui n’est pas strictement stoïcien mais qui, proche de Plotin, se passe de toute contradiction. Il s’agit d’un modèle de convergence. Logique du sens, cherche en effet l’élaboration d’une sémiotique qui ne soit pas celle de la contradiction : comment échapper à la contradiction ? Comment prendre ses distances avec Hegel qui avait conçu lui aussi une Logique du sens ?
       Il faut pouvoir établir, selon Deleuze, que les événements qui fusent entre les séries et qui miroitent de l’une à l’autre ne sont guère des catégories abstraites, comme les éléments morts de la prédication. Il faut imaginer plutôt des liens vivants. Le sens ne relève donc pas de propositions imposées de l’extérieur mais de modèles de convergence pour des divergences plus étendues que les contradictions. Il existe par conséquent des propositions convergentes qui expriment les hétérogénéités les plus graves, les devenirs qui les affectent, une correspondance vitale plus large que l’harmonie. Et les processus qui permettent d’en rendre compte sont toujours chez Deleuze éthologiques ou éthiques, du moins topologiques. C’est là que Leibniz, comme les stoïciens, se trouvent à chaque fois soumis à Spinoza, Spinoza auteur d’une « éthique » pour ainsi dire « éthologique ».
         L’éthologie intervient régulièrement dans l’œuvre de Deleuze. Essentiellement sous le nom de Von Uexküll, de Conrad Lorenz. On se souviendra, pour le moment, de l’exemple célèbre de la tique, du  monde de la tique dans sa convergence avec la forêt immense et comme nocturne. Devenir une tique, c’est soudainement se retrouver dans le monde de Plotin où la lumière s’est éteinte et qu’il nous faut trouver une contemplation, devenir voyants. Au niveau de Logique du sens, l’exemple invoqué, le processus « éthique » n’est pas encore celui de la tique ou de la guêpe, dans leur correspondance avec un milieu, mais celui du papillon dont les commentateurs ont peu parlé. Il s’agit d’un exemple emprunté à Canguilhem tel que celui-ci en fait usage dans Le normal et le pathologique. Qu’est-ce que l’éthologie, dans ses larges plages de silence a à voir avec le problème du sens ? Que viennent faire ici les papillons dans une question relative aux propositions ? C’est que, comme nous l’avons vu pour le calcul différentiel, Deleuze cherche une zone intermédiaire, un milieu entre courbe et tangente, un écart qui n’appartienne ni à l’une ni à l’autre mais témoigne de quelque chose de quasi-incorporel, un quasi-incorporel où se brassent les événements et qu’on retrouve bien ailleurs, notamment dans la musique, et tout autant sous l’idée de milieu telle que l’éthologie en invoque la formule, telle que Mille Plateaux également va en développer les harmoniques et les dysharmoniques. Le papillon forme ainsi une proposition, un énoncé vital qui joue avec les milieux, au moment d’une distinction qui n’est pas encore vraiment extensive, à la naissance d’une distinction, quand s’ouvrent ses ailes, et que surgissent des découpages, ceux d’une feuille ou d’une branche.
          D’où viennent ces curieux passages de la feuille à l’aile qui prend exactement le même aspect ? Comment le papillon entre dans le monde et comment comprendre ses couleurs ? Sa couleur est elle causée par un autre corps qui influe sur lui de manière mécanique ? Comment expliquer qu’il puisse blanchir ou noircir ? Ne se comporte-t-il pas de la même façon qu’une proposition vivante ?[22] Voilà qu’on retrouve l’infinitif et, avec lui, le problème des surfaces stoïciennes telles que lues par la logique curieuse de Lewis Carroll, dans un empilement des références devenues elles-mêmes sérielles sous la plume de Deleuze qui les multiplie à souhait (Cicéron, Plotin, Leibniz, Spinoza, Canguilhem, les papillons, les copulata…). Il y a une effraction du monde dans chaque proposition et, dans chaque proposition, la composition d’un milieu, la composition des événements qui y entrent et en sortent comme ferait un cinéma de spectres : les ailes du  papillon, leur écran mobile[23].


          Blanchir, noircir, grisonner, autant de devenir pour certaines espèces de papillons sans que, d’un état à l’autre, il soit question de contradiction. Ce qui se produit en longeant ces infinitifs n’a rien à voir par exemple avec une hormone dont dépendrait la variation du prédicat gris. C’est l’inverse qui se produit. C’est l’hormone qui est appelée, commandée, captée par l’effet à accomplir, par la surface à conquérir. Et qu’exprime une telle transformation, incorporelle dans son principe, plus large que l’organisme, si ce n’était davantage de sécurité quant au milieu où se fondre ? Noircir pour le papillon consiste à nouer des milieux différents, survivre dans une forêt nouvelle et plus sombre : un événement pur affirme Deleuze qui n’est pas inscrit dans la profondeur des corps, mais dans la rencontre activant telle ou telle hormone, appelant des potentialités nouvelles, forçant l’organisme à se modifier : se cacher, invigorer, mimétiser… Voici une série de liens dont l’agencement excède les synthèses du jugement et les formes classiques de la proposition. Ce sont des contemplations à la manière dont Plotin saisit la contemplation déjà dans la moindre particule. En ce sens, même pour le papillon, il y a des devenirs qui surpassent les relations de causes entre organes. Ce sont des relations quasi-idéelles et presque noématiques dans leurs distinctions avec lesquelles l’animal dessine des rapports de compatibilités et d’incompatibilités, des relations capables finalement de changer de monde.  Où ailleurs que chez les stoïciens et chez Plotin chercher tous ces copulata, ces confatalia ou inconfatalia, ces conjuncta et disjuncta ?[24]
          Et ce n’est pas pour rien que Deleuze procède par séries dans cet univers fait de distinctions intenses. Elles sont comme une « fibre optique » capable de condenser une infinité de routages quelle que soit sa finesse. L’ouvrage en compte trente-quatre et deux appendices. On notera qu’aucun titre de série n’est donné en majuscule. Il y a, par cet usage des minuscules, une volonté de rendre le plan mobile, comme s’il ne fallait pas ponctuer mais ouvrir, laisser la série se prolonger. L’ensemble forme pour cela même un réseau, des enchevêtrements et des nœuds, des formes d’expression mutuelles qui culminent sans doute dans la 24e série relative à la communication. Et l’histoire de la philosophie elle-même se construit par une communication où une contagion entre des langues étrangères l’une à l’autre comme celle de Plotin dont nous ne pouvons nous rappeler que moyennant une mémoire très particulière, avec des difficultés de traduction, ne serait ce que pour le concept d’Aiôn que Deleuze saisit à partir de Plotin.

Jean-Clet Martin
(pour un développement de ce texte cf Multiplicités, Kimé, 2018)



[1] Deleuze, Lettres et autres textes, Paris, Minuit, 2015, p. 33.
[2] Ibid. p. 34.
[3] Jean Trouillard, La Procession plotinienne, Puf, 1954. p. 14 sur la dislocation et p. 82 concernant le motif de la discontinuité. D’une hypostase à l’autre se joue une forme d’involution de chacune pour retrouver en elle l’altérité si hétérogène des différents niveaux qui nous font sauter entre elles, p. 58. Une procession par laquelle singulariser cette multiplicité p. 78.
[4] Deleuze, Logique du sens, Avant-propos, p. 7, Paris, Minuit, 1969.
[5] Logique du sens, Dix neuvième série, p. 155.
[6] Hegel, Encyclopédie  des sciences philosophiques II, Vrin, 2004, p. 464
[7] Série vingt et une, De l’événement, p. 178.
[8] Le pli, Leibniz et le baroque, Minuit, 1988.
[9] Vingt-deuxième série, Porcelaine et volcan à propos de la fêlure, p. 181.
[10] Troisième série, « de la proposition », p. 31.
[11] Dix huitième série, p. 155. On retrouvera en un sens analogue une promotion des « espaces lisses » que Mille Plateaux va opposer aux « espaces striés ».
[12] « Des effets de surface » titre de la deuxième série de Logique du sens, consacrée à des paradoxes effrayants p. 13.
[13] Il s’agit de ce que Deleuze appellera empirisme transcendantal tout au long de Différence et répétition, un empirisme qui fait signe vers une expérimentation toujours inexpérimentée, risquée, qui n’est jamais réglée, impossible à aborder a posteriori.
[14] Vingt-deuxième série, p. 183.
[15] La métaphore du miroir est une constance dans l’œuvre de Plotin et se joue dans une discussion avec Proclus, Enn., III, 6, notamment 13, 50-53.  C’est Jean Pépin qui analyse au mieux cette étrange relation dans Plotin et le miroir de Dionysos, Revue Internationale de Philosophie, Vol. 24, n°92, 1970, pp 304-320. On lira également sur les morphai le livre de Bernard Collette-Ducic, Plotin et l’ordonnance de l’être, Vrin, 2007, p. 121.
[16] Trente-troisième série, Des aventures d’Alice, p. 273.
[17] Vingt-cinquième série, De l’univocité, p. 208.
[18] Vingt-troisième série, De l’Aiôn, p. 190.
[19] Deleuze, Cours du 20/03/84, http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=338
[20] Logique du sens. p. 196.
[21] Appendice II, p.370.
[22] Vingt-quatrième série, De la communication des événements, p. 200.
[23] Nous avons développé cette logique du papillon tout au long du Corps de l’empreinte, Paris, Kimé, 2004.
[24] Ibid. p. 200-201.

4 commentaires:

  1. Clair, limpide, et plein de lumière pour lire La logique du sens. J'admire du cœur. Merci beaucoup. Hiro ( traducteur de Derrida de Benoît Peeters)

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    1. Merci à vous pour cette remarque qui vient du cœur.

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    2. Bonjour,

      Je tiens à vous dire que votre texte est magnifique (clair, limpide et plein de lumière en effet), je suis très admiratif. Après avoir lu Deleuze de manière disparate, je pense me lancer dans la lecture de ses deux premiers livres d'ici peu.

      Bien à vous,
      Théo

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