Comme pour le cinéma que Deleuze rapproche de manière si
inattendue de Bergson, Logique du sens
est un ouvrage qui associe les concepts de la philosophie à l’écriture de Lewis
Carroll. A l’écriture biblique, que Kierkegaard renouvelle en payant de sa vie,
Deleuze substitue une écriture faite de merveilles, une écriture de naissance
dont le conte, dont la fiction ou la nouvelle forment des récits possibles :
ceux d’une jeune fille, ceux d’Alice. Une confrontation curieuse dont Deleuze
fait part à Jean Piel en lui proposant un article sur l’écrivain anglais. Article
qui, dit-il, « a pris une si grande taille, et s’est développé de manière
à faire un livre, pas exactement sur Lewis Carroll, mais sur la logique du sens
en général »[1]. Dans une
seconde lettre à Jean Piel, Deleuze lui soumet l’ouvrage qui devrait porter le
titre « Logique du sens »,
avec en sous-titre De Lewis Carroll aux
stoïciens »[2].
Le livre que nous avons composé sous le titre de
« Multiplicités », procède d’une intention analogue peut-être en en
appelant à Plotin, à son orientalisme pour relancer des hypostases formant
autant de séries. Et nous le verrons Deleuze ne manquera pas de se référer à
Plotin pour éclairer ce qu’il en est de l’Aion
qu’on traduit souvent par « éternité ». En tout cas, dans le livre de
Deleuze, ce n’est pas seulement le motif de l’éternité qui se trouble mais
c’est la référence aux Stoïciens qui disparaît sous la facture de l’édition
finalement adoptée par Minuit en 1969. Le sous-titre cependant réapparait, mis
entre parenthèses d’ailleurs, dans l’avant-propos définitif du livre… Ces
parenthèses forment ici une zone particulière, une zone flottante qui
n’appartient pas vraiment au texte mais qui peut s’y inclure sur le mode d’un
aparté. Un lieu de transit, de comparaison, de rapprochement ou de raccordement
que le cinéma pourrait appeler sans doute un « faux raccord ». Ce qui
ne serait pas très loin d’ailleurs de ce que nous entendons par hypostases sachant que, pour Plotin, le
rapport entre ces dernières n’est jamais direct ni même génétique. Entre les
hypostases, ce n’est pas même l’émanation d’une source qui fait la relation
mais une espèce de retournement sur soi, une procession à l’envers comme en une
espèce de flash-back ontologique ou encore de miroir dont l’image serait celle
du rétroviseur[3].
Quoi qu’il en soit pour le moment de ces parenthèses, on
voit déjà que, appliquées au sous-titre, Logique
du sens en fera une forme d’agencement anecdotique, d’autant que le livre
entier confère à l’anecdote un statut philosophique. L’anecdote comme par exemple
celle d’Empédocle devant le volcan,
promet des associations qui n’appartiennent plus à l’ordre de la raison.
Elle rend les rajouts possibles avec toute la puissance d’une jonction qui se
passe du verbe être. L’anecdote, on le verra, n’est pas dominée par le verbe
« être » mais par la préposition « et » qui permet le
prolongement d’une intrigue, d’une dramatisation. Ce sont des
« prépositions », des « positions périphériques » à toute
ontologie et qu’on anticipe par de curieux raccourcis. Voici donc que les liens
n’auront plus rien de chronologique puisqu’il est dit d’emblée que le mouvement
ne se fera pas « Des stoïciens à Lewis Carroll », mais bel et bien de
« De Lewis Carroll aux Stoïciens » quand le respect de l’ordre
voudrait plutôt qu’on respectât la chronologie. Cette inversion montre, pour le
moins, que ce sera depuis Carroll qu’il faudra comprendre ou relire les
stoïciens et non pas l’inverse, refusant ainsi d’imposer à Carroll une
soumission à l’histoire de la philosophie, libéré pour bien d’autres fonctions.
L’ordre des influences et le respect des successions se
constituent ici à rebours de la manière habituelle de lire comme s’il était
question d’une espèce de « fondation en retour », une manière de
repenser le cours de l’histoire de la philosophie à partir déjà de certains
intérêts non-philosophiques. Une « procession », un procès par
hypostases dont les effets sont ceux d’une marche arrière, d’un retournement
surprenant. C’est en tout cas à « une nouvelle image du philosophe »
qu’il faudra s’attendre comme cela est annoncé par la première page de L’avant-propos, une image qui marque une
rupture dans le Sens, en l’occurrence par « la constitution paradoxale de
la théorie du sens »[4] qui fera
suite au maître ouvrage de Deleuze : il s’agit de Différence et répétition ici ramassé et prolongé en ouvrant sans
doute la rencontre possible avec Guattari, sans parler du style des ouvrages à
venir prévenant déjà l’intérêt de Deleuze pour le montage cinématographique,
pour la logique des signes qui
témoigne non plus d’un cours serein
mais de l’enchaînement brutal des images, à la fois dans leur mouvement comme
sur le versant de leur temps particulier, hypostatiques par essence. Les signes
sont ce qui clignote entre les hypostases, circulant d’un plan à l’autre.
On pourrait évidemment se demander d’entrée de jeu ce que
les stoïciens viennent faire dans cette analyse des signes. Pourquoi eux, relus
de surcroît depuis Carroll ? Deleuze ne s’explique pas directement sur un
tel choix, si ce n’est qu’avec eux « commencent un nouveau philosophe et
un nouveau type d’anecdotes »[5].
L’anecdote, dont Kierkegaard lui aussi fait un usage presque systématique, plus
ironique, moins humoristique, procède en effet par association latérale, de
biais, et comme en extension. La logique,
loin de cette dimension anecdotique, s’inscrit classiquement dans une
construction du sens qui opère par jugement. Juger, c’est par exemple lier à un
sujet tout autre chose qu’on nommera
un prédicat. Ce « sujet »
peut d’ailleurs être tout autant un « objet » plutôt qu’un pôle
d’action : cette chaise que je
juge petite, cet arbre plus grand
qu’un autre. Un constat comparatif, une forme d’évaluation effectuée non par la
chaise ou l’arbre mais dans la représentation… Alors le passage des
représentations se fait dans un médium qui « évoque »,
« symbolise ». La « représentation » construit une scène
qui réduit, un relais qui amortit les angles de la multiplicité, les signes
étant pour ainsi dire secondaires, purement rhétoriques. Or, on sait avec Hegel
qu’évaluer serait une piètre situation pour la philosophie et notamment pour la
logique qui la sous-tend[6]. Dans la
veine de Hegel, le jugement n’est plus seulement une évaluation. Il concerne un
lien qui, au lieu de se faire dans la représentation, est déjà dans la chose,
un peu comme un aimant relie des pôles positif et négatif et que, en le brisant
en deux, se reconstituent les mêmes polarités au cœur du fragment obtenu.
Deleuze, d’une autre manière, cherche à renouveler cette liaison. Mais, tout en
renversant le platonisme, en court-circuitant la logique aristotélicienne et en
prenant ses distances avec Hegel. Il s’agira alors pour Deleuze de remonter
vers des paradoxes, des coins dans la logique qui ont été signalés en effet par
les stoïciens.
Ce que Deleuze partage avec les Stoïciens c’est que quelque
chose puisse arriver à l’être sans que cet événement soit seulement un
attribut, attribué dans un jugement. Et, par conséquent, cette liaison spéciale
requiert une nouvelle logique, une nouvelle forme de propositions. Sous une
telle Logique les substantifs et les
adjectifs se mettent à fondre, ne peuvent rien laisser attendre. Ce qui va
s’imposer, au contraire, ce sont des liens transversaux, des voies de passage
exprimées par des verbes qui n’ont rien à voir avec moi, ni avec les attributs
que j’associe de manière secondaire aux choses en les comparant depuis une
représentation. Les signes se libèrent ainsi pour eux-mêmes indépendamment de
leur soumission aux raccourcis de la grammaire.
Il y a des processus,
des procédés, voir une procession qui sont rendus par un verbe peu enclin à se
laisser enfermer dans l’exercice de l’attribution. Ce sont des verbes qui
n’attribuent rien de définitif, des formes infinitives
qui marquent un devenir : grandir, verdir, rougir… C’est comme si, entre
un sujet et un prédicat, rien ne se passait d’essentiel et qu’il fallait
recourir à des transformateurs, à des flux et des signes propres aux stoïciens.
On voit bien que la proposition « Il pleut », n’aura rien à voir avec
l’action d’un sujet, « Il » faisant davantage état d’un processus
impersonnel que d’une forme subjective[7].
Une individuation orageuse qui nous incline à conférer un nom propre aux
ouragans (ouragan Georges, ouragan Pascal). De même, « verdir », ce
n’est pas l’affaire d’une proposition, ni d’un état de chose fixé par le verbe
être. C’est une dramatisation, un drame du second groupe ou du troisième
groupe. Pleuvoir, verdir ne sont pas des actions comparables à penser ou
manger. Avec eux, on voit se remodeler complètement l’idée de proposition. « Il pleut » exprime, du coup, une transformation
dans une situation, un rassemblement de particules, une concrescence
envahissante, voire comme Deleuze dira plus tard un passage de la nature[8] dont la
personne, la troisième personne forme la singularité. On comprend, par ce type
de singularisation, que la proposition est intéressante non pas comme jugement
mais comme expression, comme valence qui oscille entre des exprimables. Deleuze
nous fait transiter ainsi d’une rhétorique du jugement vers une enquête relative à l’expression. Et on voit bien qu’on n’est pas très loin alors de l’expression chez Spinoza ou Plotin, une
expression qui nous fait passer d’un terme à un autre selon une relation très
spéciale, loin du verbe être. L’expression est une forme de rapport dans la
différence, une forme de consistance dans la multiplicité qui joue des raccords
difficiles à hiérarchiser. Entre l’Un, l’Intelligence et l’Ame, Plotin construit
en effet un lien qu’on ne peut attribuer à ce qui précède, mais plutôt à ce qui
procède. Le rapport des hypostases se fait comme par en bas, à partir de le
chute. Il s’agit d’une brisure de symétrie qui ne provient pas d’en haut. Ce
que veut dire du reste le concept d’immanence.
Cette façon de penser, très nouvelle selon Deleuze, produit
un véritable bouleversement de la logique, bouleversement que Hegel avait tout
de même annoncé en s’intéressant à la contradiction mais qui n’atteint
peut-être pas encore la forme du paradoxe qui intéressait Kierkegaard et tout
autrement Russell dont le barbier devait s’intégrer dans l’ensemble de ceux qui
se rasent eux-mêmes et, en même temps, dans ceux qui ne se rasent pas
eux-mêmes… Du point de vue du sens,
il fallait sortir des catégories rigides : n’être ni dans l’une ni dans
l’autre, ni en haut ni en bas, mais là bas, indéterminé, sous la forme d’une surface. On pourra par conséquent
entendre dans cet écart une direction, un mouvement de sauter qui passe par les
bords, mouvement excessif et envahissant. Les paradoxes sont des formes
d’expression qui, sorties de toute situation, inassimilables, nous forcent du
coup à bouger, à les longer, à suivre ou tracer le mouvement sans aboutir à un
terme. Ils s’ouvrent dira Deleuze par le « milieu » au lieu de se
fermer sur une clôture[9]. Ils
nécessitent un traitement particulier, très spécial. Ce n’est pas seulement que
la proposition puisse manifester
l’association effectuée par un sujet actif, ni seulement vérifier une indication passant par l’apprentissage comme font des
jugements synthétiques. La proposition entre en mouvement de bien d’autres
manières. Elle est capable d’autre chose, elle fait encore mieux que manifester
ou indiquer. Elle est capable d’en appeler à un exprimé si lointain qu’il se passe très bien de nous. Logique du sens de Deleuze pose la
question suivante : « y a-t-il quelque chose qui ne se confond ni
avec les termes de la proposition, ni avec l’objet ou l’état de chose qu’elle
désigne, ni avec le vécu (…), ni avec les concepts ou même les essences
signifiées ? »[10].
Autrement dit, le sens n’est-il pas d’une autre nature qu’une simple visée
indicative ? Quelque chose de plus neutre mais tout autant d’incisif, de
directionnel (le sens vectoriel) autant que dimensionnel (le sens
significatif) ?
Il est possible que cette dimension de la proposition qui
nous détourne du jugement, de l’indication, de la dénotation autant que de la
référence, conduise à ce que Husserl devait qualifier d’expression. Qu’est ce que ça exprime, une proposition, une fois dit
que ce n’est plus le jugement qui la domine ? De quel mouvement
participent la fonction témoin, le démon, ce démon que Maxwell introduisit dans
la matière comme la visualisation étrange d’une constance ou au contraire d’une
inconstance ? « Verdir » par exemple peut-il témoigner d’un affect de peur,
d’angoisse, de malaise ? Verdir en tout cas n’a pas grand-chose à voir en
effet avec moi, ni même avec un objet qui est d’ailleurs en train de subir une
modification. Butor, condisciple de Deleuze, peut-être s’y connaissait en
modifications, en changements, affectés d’un mode dont on voit qu’il aura à
échapper à toute essence, l’essence se trouvant malmenée par une telle
modulation. Il y a des changements difficiles à dire dans la carcan figé de la
langue, des expressions qui flottent selon d’étranges hypostases à la surface
des mots. La proposition se voit dès lors ouverte, prise dans des relais qui ne
cessent de la porter plus loin hors d’elle-même, chaque désignation fluant vers
une autre, dans une forme qui est celle de la prolifération, de l’essaimage, du
saut entre hypostases hétérogènes.
Voici que « pourrir » n’appartient jamais à un
objet comme une de ses qualités… Cela ne peut qu’échapper à la pomme qui perd
en effet sa substance. Brûler, de même, ne sera pas un jugement mais
l’expression d’un processus paradoxal. Certes, le verbe qui est ainsi infinitisé n’existe pas vraiment en dehors
de la proposition qui l’exprime. Il n’est qu’un témoin impersonnel. Il exprime
une décomposition ou une recomposition, un glissement sémantique qui n’est pas
seulement métaphorique, qui se divise en suivant les radicelles d’un rhizome. Dans la proposition,
l’infinitif perturbe toute substantification. Il ne se réduit jamais à
l’énoncé, témoignera d’une objectivité bien différente de celle de la grammaire
propositionnelle. Il est, dira Deleuze, le signe d’un événement. Et des signes
de ce genre, Deleuze va les découvrir plus tard au cinéma tout en relisant
Peirce. Voici que Carroll et Peirce forment les deux vecteurs de la Logique du sens sur une surface
stoïcienne…
On voit donc, par tout ce mouvement infinitif, que
l’événement n’appartient pas à la proposition de manière essentielle mais ne
peut que s’y inclure de manière disjonctive. Il la déporte et la détourne,
produit un paradoxe dans le jugement. Logique
du sens nous entraîne ainsi vers une frontière des propositions et des
choses, « une réorientation de toute la pensée » qui conduit la
langue en dehors d’elle-même, en dehors de la rationalité que désigne
l’auxiliaire être. Il s’agit, dans ce
paradoxe, de faire sortir la langue de ses gonds : une bifurcation à la
faveur de laquelle « il n’y a plus ni profondeur, ni hauteur » mais
seulement un glissement, une réorientation que Deleuze appellera finalement une
surface[11].
Surface bigarrée, complexe comme le visage d’Albertine dans l’œuvre de Proust
ou celui de Siddhârta dans l’œuvre de Hesse dont nous étions partis.
« Surface » n’est pas seulement
« face ». Siddhârta, on s’en rappellera, a perdu pour ainsi dire sa
face, au bénéfice de ce qui la survole et la multiplie de l’intérieur. Elle est
quelque chose de plus feutré, réalisant des effets surlinéaires ou feuilletés.
Il y a, si l’on comprend bien, une surface
des choses et une surface des mots
qui forment un plan singulier, une séquence, une section commune ou une singularité dans une hypostase. En
géométrie, par exemple, certains segments n’appartiennent ni au cerceau, ni au
sol sur lequel celui-ci va rouler, mais relèvent d’une surface commune où leur
différence s’estompe sans pour autant pouvoir s’effacer. Il y aura toujours un
écart qui rend le mouvement de la roue possible. Deleuze dans toute son œuvre
s’intéresse fortement au calcul différentiel. Il existe, en effet, une petite
portion du cerceau, une surface qui n’est de l’ordre ni du cercle ni d’une
portion du sol et qui n’appartient à aucun terme de la relation. C’est que sur
ce point, sur ce milieu singulier, sol et cerceau forment tous deux une
tangence, un point de tangence qui est aussi un point de bascule ou de
bifurcation, voire un signe. Ce milieu singulier précisément est le lieu des infinitifs, des passages, des processions.
Sur une telle surface, les choses échangent des souffles,
des particules, brassent des expressions communes. Nous voici donc engagés sur
la surface du miroir, accompagnant Alice
vers de curieux moments de tangence. Des moments ou plutôt des événements qui
entrent dans des expressions multiples et qui surnagent comme à la limite des
« états de choses » autant que « des qualités du sujet ».
Et même, pourrait-on rajouter, des états de conscience puisqu’Alice bascule
d’un monde à l’autre sans rester strictement la même. C’est très difficile à
saisir, mais sur une telle surface les causes s’estompent, perdent pour ainsi
dire leur légalité. « Pourrir », « verdir »,
« guérir » sont des formes actives ou réactives qui ne relèvent plus
vraiment de la causalité mais d’un saut,
d’une mutation, d’un passage différentiel comme la courbe devient tangente sur
l’un de ses points. Un devenir dont la cause n’est repérable dans aucun des
deux éléments en présence. On y notera donc un ensemble d’effets libérés de toute
détermination, des effets qu’on ne peut plus caser dans une proposition de type
causale. Il s’agirait plutôt d’un cas limite, d’une casuistique de l’énoncé que
Deleuze appellera « un effet de surface »[12].
Les stoïciens, justement, distinguent 1/ les « états de
chose » qui concernent les « corps » sous les liens de causalité
capables de les associer et 2/ les « événements » qui forment des
« incorporels », des mélanges assez surprenants, différents, des
« effets » imprévisibles, comme émergents, passés de l’autre côté du
miroir pour reprendre cette image qui implique bien un passage à la limite.
Dans la première série, celle des choses et des corps, se nouent des relations
qui s’établissent en profondeur et
qui demandent qu’on creuse, dévoile, interprète, juge… Il s’agit d’une physique
des quantités, des qualités, etc. Dans
la seconde, on entre dans le règne des surfaces qui supposent qu’on les
parcourt avec d’autres vitesses et de manière pour ainsi dire nomade, appelant
une forme d’empirisme supérieur[13].
Une expérimentation qui se joue selon une autre multiplicité, d’autres terrains
encore, ceux peut-être des « essences de modes » étudiées par Spinoza
ou encore des âmes telles que Plotin les singularise. Comment alors éprouver,
comment expérimenter un tel plan de jointure ?
C’est là la question qui nourrit toute l’œuvre de Deleuze.
Eprouver les événements, cela ressemble à une tangence, à une éraflure ou une blessure dira souvent Deleuze en se
référant à Bousquet[14]. La
blessure n’est pas du corps. Elle provient du dehors. Elle est une entaille,
une trace dont on dirait qu’elle le précède, qu’elle l’attendait. Une forme de
saillie, d’insémination qui n’a rien d’organique mais qui témoigne d’une
rencontre après laquelle tout entre en mutation. Une rencontre produisant des effets
inédits dans un milieu où se produisent des émergences, des échanges étranges
et paradoxaux, un peu comme Derrida peut-être dans sa requête des spectres et
fantômes. Ou mieux peut-être : la blessure est comme la marque d’une idée,
d’un diagramme germinatif d’après lequel les corps se capturent et entrent en
concrescence. Transmission de code qui fait la trame de la vie. Elle n’est pas
loin de former ainsi un tatouage, un sceau inscrit sous une « essence »
d’après laquelle vont se ranger d’infinies parties coextensives. Deux ordres en
un : idée autant que corps, intension autant qu’extension, multiplicités
continues et discrètes. C’est Leibniz mieux que Spinoza qui montre peut-être
comment la géométrie croise des points intenses et des parties
extensives : le centre du cercle d’abord sans étendue se projette sur une
périphérie immense et contournée. Voici donc des événements -comme la
circonférence qui roule sur une portion tangente, ni ronde ni plane,
parfaitement dynamique mais parfaitement neutre…
De ces séquences, de ces séries, on
dira non pas qu’elles existent ou subsistent à la manière des substances,
encore bien trop profondes, trop situées ; on dira qu’elles insistent,
s’effectuent presque hors de l’être, de manière devenue aérienne, flottante,
hypostatique.
La chose est certes difficile à comprendre. On est dans
l’échange. Echange de morphèmes, de morphologies en interaction. Et déjà au creux
de la matière. Même au niveau cellulaire. Comment la cellule s’ouvre-elle et
d’où, de quelle empreinte, tatouage avait-elle reçu le message qui
l’informe ? Quel messager ? On dit aujourd’hui qu’il s’agit d’une
petite bande où tout est écrit, en creux. Et ce support appelé « ARN
messager » n’est pas très loin d’un réceptacle. De telles rencontres ont
les retrouve projetées sur des « surfaces écraniques ». Notamment au
cinéma, sur un écran qui reçoit des projections d’abord miniaturisées,
d’infimes morphologies (des morphai
dirait Plotin) contenues en intensité au sein d’une pellicule diaphane… Les
corps ne sont-ils pas foncièrement le reflet de la lumière, l’empreinte qu’elle
laisse dans la matière et qui se complique en elle ? Que se passe-t-il
sur l’écran dont la toile blanche n’a évidemment pas changée après le film ?
Ces corps qui bougent sur l’écran impassible n’appartiennent
pas du tout au panneau réflecteur où les ombres ne cessent de se modifier en
surface. Rien ne change dans l’écran, mais tous se transforme pour ainsi dire à
la frontière. Phénomène du miroir dont Plotin fait la métaphore pour dire la
rencontre des hypostases, le passage de l’une à l’autre, le mouvement rétro-projeté
de leur procession. Bien sûr les corps ne font pas de cinéma. Mais on ne peut
ignorer que la moindre cellule se réplique à partir d’une empreinte, d’une
trace, d’une image dont un ARN offre le support. La morphologie des corps est
issue d’une estampille qui sera filtrée par eux comme autant de «simulacres
entrant dans un simulacre »[15].
Une procession de fantômes dont nous avions rencontré la richesse à l’occasion
de notre ouvrage sur Le corps de
l’empreinte… A la surface de la matière, il en va comme des patterns du moiré fortement étudiés par
la géométrie comme image processing.
Tout un ensemble de figures qui ne réside ni dans le tissu, ni dans le fils
mais au milieu, entre les pans qui se recouvrent selon les trous de la maille.
Ce n’est pas dans le rideau, mais à l’interstice des plis que s’élèvent tous
ces schémas étranges. Il en va comme de cette procession de spectres à laquelle
d’ailleurs Hesse dans Siddhârta porte
une attention qui confine à l’hallucination. De tels événements sont des
réalisations incorporelles. Ils se produisent en surface, à la limite des corps
et du langage.
Il y a ainsi une forte complexion de signes entre Plotin,
Proclus, les stoïciens relativement aux incorporels qui se jouent à la
périphérie des corps. Les stoïciens, nous apprend Deleuze, ont le mieux compris
ce type de surfaces, surfaces orientales arpentées également par Carroll, mais
plus fortement encore par la sémiotique de Peirce découverte par Deleuze au
Cinéma. Et Deleuze ne s’arrête pas là, introduisant au cinéma comme un intrus
qui n’a rien à y faire. Il ne sera pas sans en appeler à Plotin, on le verra,
pour mieux comprendre ces embryons formels, ces morphai. Il y a en tout cas quelque chose comme un milieu qui ne se
comporte pas selon le rapport causal des corps. Le « juste milieu »
est une entité stoïcienne, une ouverture qui se pratique à l’intervalle, une
pragmatique entre courbe et tangente,
entre un cerceau qui roule et le sol inégal. Les stoïciens cherchent des voies
de passage non pour joindre les extrêmes mais plutôt pour les assouplir, créer
du jeu comme Sénèque d’ailleurs qui joue à la jointure des extrêmes, au milieu
de l’oxymore dans regorgent toutes ses Lettres
volantes. Et cette expérience intermédiaire constitue le cas d’Alice devenue
simulacre, entité par laquelle la promenade est menée vers le milieu, entre les
contradictoires, quand plus aucune substance ne tient debout et que la réconciliation
ne peut subsister, induisant plutôt des devenirs, d’étranges extensions et
renversements[16]. De larges
séquences qui s’ouvrent non plus depuis des termes
mais à partir des relations. Et cet
art de relier ce qui ne l’est pas par les causes, cet art est l’œuvre d’une
fourche, d’une singularité peuplant les multiplicités, formelles autant que
matérielles.
Suivre la chute des images dans les corps à partir d’une
position d’abord incorporelle, cela nécessité des outils spécifiques, une
contemplation singulière. Ce sont en effet les propositions qui permettent le
relevé des signes et des diagrammes. Et, les propositions, dans cet ensemble
hypostatique, forment des séries. Les séries sont occupées non plus par des
points ordinaires mais parcourues de points remarquables, des points qui ne se
contentent pas de se prolonger mais qui marqueront une bifurcation. Ainsi, pour
Deleuze, chaque verbe marque l’action d’un point de ce genre. Chaque infinitif est remarquable et pour
ainsi dire surprenant. Toute série, en ce sens, est occupée par des
singularités qui se relient à d’autres, de façon à former un réseau, un tissu.
Mais, pour autant, si les relations peuvent se prolonger plus loin que les
corps, si elles se libèrent des corps, on ne saurait parler à cet égard d’une
« ontologie relationnelle ». La relation n’est pas exactement de
l’ordre de l’être. Proche des simulacres, elle ne se laisse pas substantiver. Faut-il
alors comme le fait Hegel, en parler comme d’un néant ? En vérité, les
relations, irréductibles aux termes reliés, relèvent de ce que Deleuze appelle
« le dehors », « l’extra-être ». Il n’y a pas que l’être,
même si toute la philosophie de Deleuze souscrit à l’univocité[17]. Un drap
est univoque mais peut recevoir de nombreux plis, se chiffonner de manière multiple.
Entre les plis qui se recouvrent, se dessinent des lignes qui sont comme des
séries séparées par le dehors. Ce qui fait qu’un pli présente un jeu, une
morphologie plastique, un enveloppement ou une implication.
L’immanence deleuzienne ne saurait donc se figer, elle
retrouve dans les images, dans les incorporels, une logique qui concerne les
Idées, les morphai tombés dans la
matière. Les corps et les événements incorporels relèvent en tout cas d’un même
plan, mais les uns forment une profondeur, les autres une surface faite
d’ourlets, de recouvrements, de formes qui supposent en elles quelque chose qui
se feutre, qui prend de l’épaisseur et que Deleuze va appeler « le
dehors » ou encore « l’a-travers » quand ce n’est pas l’Aiôn[18].
Aiôn, difficile à rendre dans notre
langue, est souvent traduit par éternité.
Mais ce mot marque surtout le point de séparation, ou encore une espèce de
ligne labyrinthique à partir de laquelle la matière reçoit des signes, des
informations hypostatiques, comme en un « miroir de Dionysos ».
L’expression de Jean Pépin nous ouvre en effet non pas tant la forme
apollinienne plutôt que la chute d’intensité lumineuse : lumière qui se
diffracte et se lacère en mille reflets qui ne montrent plus leur origine. Un
miroir qui gagne en largeur, qui traduit l’intensité en extension quand la
lumière s’affaiblit, de nuit s’obscurcit et se diffracte selon toutes les
poussières les plus minces. Et, avant de se différencier, elles tenaient toutes
ensemble dans l’intemporalité d’Aiôn.
Deleuze y revient dans un cours de 1984 portant sur « La vérité et le temps » pour saisir ce que veut dire l’Aiôn partout développé chez Plotin, l’Aiôn pris sous une espèce d’éternité, au
point où l’éternité commence à ouvrir des portes sur le temps[19].
Au sein de l’Aiôn on était encore
sous une phase ou une stase en laquelle tout se distinguait formellement, par
intensité, comme vers la pointe d’une épingle convergent des lignes dans
l’univocité. Les puissances qui les prolongent se trouvent enveloppées en une
telle hypostase, germinativement repliées, diagrammatiquement compactées. Mais,
lisant le cours de Deleuze, il nous faut comprendre ceci : « qu’elles
soient les unes dans les autres ne les empêche pas de se distinguer » !
Non pas à la façon de la craie ou de la table qui tombent l’une hors de l’autre
de manière extrinsèque. On peut se distinguer autrement, comme nous l’avons vu
avec Plotin que Deleuze retrouve ici. Cette distinction fonctionne par degrés.
Dans l’Aiôn, dans l’état replié de
l’Intelligence, tout coexiste par degrés. Et cet ensemble chargé, dense, tient
compacté toutes ses parties dans un même maintenant, dans une forme resserrée
qui, en s’élargissant, en s’étirant hors de l’Aiôn, dans la diffraction de la matière, va engendrer le temps. Nous
touchons par là au plus difficile, au plus incompréhensible de tous les
mouvements envisagés par Deleuze dans Logique
du sens lorsqu’il se réfère à l’Aiôn.
Là, le sens s’enveloppe, fait des tours et noue des relations qui relèvent de
la plus grande multiplicité, de la
plus grande difficulté à penser. Et ce terme est évidemment séminal dans
l’œuvre de Plotin, retrouvant des réactualisations chez Spinoza, Schelling ou
encore Bergson.
On touche peut-être ici à la limite de la compréhension de
Deleuze par lui-même, une limite que les œuvres à venir vont clarifier autant
que faire se peut. Entre les corps et les âmes, entre l’extension et
l’intention… Est développée une ligne en miroir
sur laquelle se reflètent aussi bien la matière que la mémoire, le passé que le
futur : écran cinématographique recueillant, dans le présent, l’insistance
d’un « flash-back » ou l’étrange reflet d’une
« anticipation ». Le miroir d’Alice, comme l’écran cinématographique,
le miroir de Dionysos ne sont pas seulement une surface qui mêle des côtés, ils
montrent également une ligne de temps, une ligne qui brise le temps en un passé
et un futur. Des passés et des futurs sortis de toute chronologie, comme
réfléchis en un cristal. Non pas qu’il s’agisse ici de la matière de l’écran.
Nous l’avons déjà dit, l’écran en lui-même n’est rien sans la « matière
des images » elle-même, survolée par des signes dont le tremblé, le bougé
sont strictement incorporels, totalement lumineux. Deleuze, afin de se faire
comprendre, invoque un exemple célèbre, celui du flux, du flatus vocis pour rendre compte de l’indépendance des qualités
sonores par rapport aux corps qui les produisent, mais qui les attendaient dans
un langage qui ne vient pas d’eux, des logoi
témoignant d’une autre hypostase. Autant de signes qu’il retrouvera, en tout
cas, dans L’image-temps par la
question du son au cinéma, tout aussi incorporel que l’image elle-même[20].
Logique du sens,
sur le versant de ce qui se nomme Aiôn
(que personne ne se risque à traduire), vise un interstice, l’aération du sens,
l’air si difficile à respirer et qui brasse les temps autant que les espaces.
« Un peu d’air, sinon j’étouffe » se plaisait à dire Deleuze dans ses
moments de crise philosophique, évoquant « l’oxygène de la
possibilité »[21]. De ce
puits d’air qui passe entre les corps, il faut tout attendre. Il s’agit bien-sûr non seulement d’un
interstice mais d’un instant, un instant qui est comme une fente pour laisser
place à ce qui n’est pas présent, aux événements qui tirent vers le passé
autant que vers le futur, grand mouvement d’aération qui permet au temps de se
dérouler, à l’espace de se mouvoir. Peut-être comme une fente dans une ombrelle
nous donne l’occasion de rêver, de deviner l’autre côté, d’appréhender des
signes qui sont annonciateurs d’un changement, des signes qui laissent basculer
le futur dans le passé et revenir le passé dans le futur. Nous voici parvenus à
la pointe de Logique du sens qui
renoue avec tout le système Deleuzien non sans un dernier recours à Leibniz.
On se souviendra que Leibniz avait fait appel à l’expression pour conjoindre les
différents points de vue, les différentes perspectives entre toutes les
monades, toutes les séries qui enveloppaient ou, pour le moins, se partageaient
un même monde d’après une distinction
formelle. Il y a chez Leibniz une communication des points de vue qui passe
par l’expression : l’entr’expression des monades. De vous à moi, d’une
perspective à une autre, nous ne devons admettre aucune influence mais
seulement des résonances, peut-être des passages ou encore des
« préhensions ». Il n’y a pas causalité mais correspondance,
communication sérielle. C’est très tôt déjà que Deleuze se réfère à Leibniz
pour cette concordance des séries. Leibniz, en effet, propose un modèle qui
n’est pas strictement stoïcien mais qui, proche de Plotin, se passe de toute
contradiction. Il s’agit d’un modèle de convergence. Logique du sens, cherche en effet l’élaboration d’une sémiotique
qui ne soit pas celle de la contradiction : comment échapper à la
contradiction ? Comment prendre ses distances avec Hegel qui avait conçu
lui aussi une Logique du sens ?
Il faut pouvoir établir, selon Deleuze, que les événements
qui fusent entre les séries et qui miroitent de l’une à l’autre ne sont guère
des catégories abstraites, comme les éléments morts de la prédication. Il faut
imaginer plutôt des liens vivants. Le sens ne relève donc pas de propositions imposées
de l’extérieur mais de modèles de convergence pour des divergences plus
étendues que les contradictions. Il existe par conséquent des propositions
convergentes qui expriment les hétérogénéités les plus graves, les devenirs qui
les affectent, une correspondance vitale plus large que l’harmonie. Et les
processus qui permettent d’en rendre compte sont toujours chez Deleuze éthologiques
ou éthiques, du moins topologiques. C’est là que Leibniz, comme les stoïciens,
se trouvent à chaque fois soumis à Spinoza, Spinoza auteur d’une
« éthique » pour ainsi dire « éthologique ».
L’éthologie intervient régulièrement dans l’œuvre de Deleuze.
Essentiellement sous le nom de Von Uexküll, de Conrad Lorenz. On se souviendra, pour le moment,
de l’exemple célèbre de la tique, du
monde de la tique dans sa convergence avec la forêt immense et comme
nocturne. Devenir une tique, c’est soudainement se retrouver dans le monde de
Plotin où la lumière s’est éteinte et qu’il nous faut trouver une
contemplation, devenir voyants. Au niveau de Logique du sens, l’exemple invoqué, le processus
« éthique » n’est pas encore celui de la tique ou de la guêpe, dans
leur correspondance avec un milieu, mais celui du papillon dont les
commentateurs ont peu parlé. Il s’agit d’un exemple emprunté à Canguilhem tel
que celui-ci en fait usage dans Le normal
et le pathologique. Qu’est-ce que l’éthologie, dans ses larges plages de
silence a à voir avec le problème du sens ? Que viennent faire ici les
papillons dans une question relative aux propositions ? C’est que, comme
nous l’avons vu pour le calcul différentiel, Deleuze cherche une zone
intermédiaire, un milieu entre courbe et tangente, un écart qui n’appartienne
ni à l’une ni à l’autre mais témoigne de quelque chose de quasi-incorporel, un
quasi-incorporel où se brassent les événements et qu’on retrouve bien ailleurs,
notamment dans la musique, et tout autant sous l’idée de milieu telle que l’éthologie en invoque la formule, telle que Mille Plateaux également va en
développer les harmoniques et les dysharmoniques. Le papillon forme ainsi une
proposition, un énoncé vital qui joue
avec les milieux, au moment d’une distinction qui n’est pas encore vraiment
extensive, à la naissance d’une distinction, quand s’ouvrent ses ailes, et que
surgissent des découpages, ceux d’une feuille ou d’une branche.
D’où viennent ces curieux passages de la feuille à l’aile qui
prend exactement le même aspect ? Comment le papillon entre dans le monde
et comment comprendre ses couleurs ? Sa couleur est elle causée par un
autre corps qui influe sur lui de manière mécanique ? Comment expliquer qu’il
puisse blanchir ou noircir ? Ne se comporte-t-il pas de la même façon
qu’une proposition vivante ?[22] Voilà
qu’on retrouve l’infinitif et, avec lui, le problème des surfaces stoïciennes
telles que lues par la logique curieuse de Lewis
Carroll, dans un empilement des références devenues elles-mêmes sérielles
sous la plume de Deleuze qui les multiplie à souhait (Cicéron, Plotin, Leibniz,
Spinoza, Canguilhem, les papillons, les copulata…).
Il y a une effraction du monde dans chaque proposition et, dans chaque proposition,
la composition d’un milieu, la composition des événements qui y entrent et en
sortent comme ferait un cinéma de spectres : les ailes du papillon, leur écran mobile[23].
Blanchir, noircir, grisonner, autant de devenir pour
certaines espèces de papillons sans que, d’un état à l’autre, il soit question
de contradiction. Ce qui se produit en longeant ces infinitifs n’a rien à voir
par exemple avec une hormone dont dépendrait la variation du prédicat gris.
C’est l’inverse qui se produit. C’est l’hormone qui est appelée, commandée,
captée par l’effet à accomplir, par
la surface à conquérir. Et qu’exprime
une telle transformation, incorporelle dans son principe, plus large que
l’organisme, si ce n’était davantage de sécurité quant au milieu où se fondre ?
Noircir pour le papillon consiste à
nouer des milieux différents, survivre dans une forêt nouvelle et plus
sombre : un événement pur affirme Deleuze qui n’est pas inscrit dans la
profondeur des corps, mais dans la rencontre activant telle ou telle hormone,
appelant des potentialités nouvelles, forçant l’organisme à se modifier :
se cacher, invigorer, mimétiser… Voici une série de liens dont l’agencement
excède les synthèses du jugement et les formes classiques de la proposition. Ce
sont des contemplations à la manière dont Plotin saisit la contemplation déjà
dans la moindre particule. En ce sens, même pour le papillon, il y a des
devenirs qui surpassent les relations de causes entre organes. Ce sont des
relations quasi-idéelles et presque noématiques dans leurs distinctions avec
lesquelles l’animal dessine des rapports de compatibilités et
d’incompatibilités, des relations capables finalement de changer de monde. Où ailleurs que chez les stoïciens et chez
Plotin chercher tous ces copulata,
ces confatalia ou inconfatalia, ces conjuncta et disjuncta ?[24]
Et ce n’est pas pour rien que Deleuze procède par séries dans cet univers fait de
distinctions intenses. Elles sont comme une « fibre optique » capable
de condenser une infinité de routages quelle que soit sa finesse. L’ouvrage en
compte trente-quatre et deux appendices. On notera qu’aucun titre de série
n’est donné en majuscule. Il y a, par cet usage des minuscules, une volonté de
rendre le plan mobile, comme s’il ne fallait pas ponctuer mais ouvrir, laisser
la série se prolonger. L’ensemble forme pour cela même un réseau, des enchevêtrements et des nœuds, des formes d’expression
mutuelles qui culminent sans doute dans la 24e série relative à la communication. Et l’histoire de la
philosophie elle-même se construit par une communication où une contagion entre
des langues étrangères l’une à l’autre comme celle de Plotin dont nous ne
pouvons nous rappeler que moyennant une mémoire très particulière, avec des
difficultés de traduction, ne serait ce que pour le concept d’Aiôn que Deleuze saisit à partir de Plotin.
Jean-Clet Martin
(pour un développement de ce texte cf Multiplicités, Kimé, 2018)
[1] Deleuze,
Lettres et autres textes, Paris,
Minuit, 2015, p. 33.
[2] Ibid. p. 34.
[3] Jean
Trouillard, La Procession plotinienne,
Puf, 1954. p. 14 sur la dislocation et p. 82 concernant le motif de la
discontinuité. D’une hypostase à l’autre se joue une forme d’involution de
chacune pour retrouver en elle l’altérité si hétérogène des différents niveaux
qui nous font sauter entre elles, p. 58. Une procession par laquelle
singulariser cette multiplicité p. 78.
[4] Deleuze, Logique du sens, Avant-propos, p. 7,
Paris, Minuit, 1969.
[5] Logique du sens, Dix neuvième série, p.
155.
[6] Hegel, Encyclopédie
des sciences philosophiques II, Vrin, 2004, p. 464
[7] Série
vingt et une, De l’événement, p. 178.
[8] Le pli, Leibniz et le baroque, Minuit,
1988.
[9]
Vingt-deuxième série, Porcelaine et
volcan à propos de la fêlure, p. 181.
[10]
Troisième série, « de la
proposition », p. 31.
[11] Dix huitième série, p. 155. On
retrouvera en un sens analogue une promotion des « espaces lisses »
que Mille Plateaux va opposer aux
« espaces striés ».
[12] « Des effets de surface » titre de la
deuxième série de Logique du sens,
consacrée à des paradoxes effrayants p. 13.
[13] Il
s’agit de ce que Deleuze appellera empirisme
transcendantal tout au long de Différence
et répétition, un empirisme qui fait signe vers une expérimentation
toujours inexpérimentée, risquée, qui n’est jamais réglée, impossible à aborder
a posteriori.
[14] Vingt-deuxième série, p. 183.
[15] La
métaphore du miroir est une constance dans l’œuvre de Plotin et se joue dans
une discussion avec Proclus, Enn.,
III, 6, notamment 13, 50-53. C’est Jean
Pépin qui analyse au mieux cette étrange relation dans Plotin et le miroir de Dionysos, Revue Internationale de
Philosophie, Vol. 24, n°92, 1970, pp 304-320. On lira également sur les morphai le livre de Bernard
Collette-Ducic, Plotin et l’ordonnance de
l’être, Vrin, 2007, p. 121.
[16]
Trente-troisième série, Des aventures d’Alice,
p. 273.
[17]
Vingt-cinquième série, De l’univocité,
p. 208.
[18]
Vingt-troisième série, De l’Aiôn, p.
190.
[19]
Deleuze, Cours du 20/03/84, http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=338
[20] Logique du sens. p. 196.
[21] Appendice II, p.370.
[22] Vingt-quatrième
série, De la communication des événements,
p. 200.
[23] Nous
avons développé cette logique du papillon tout au long du Corps de l’empreinte, Paris, Kimé, 2004.
[24] Ibid. p. 200-201.
Clair, limpide, et plein de lumière pour lire La logique du sens. J'admire du cœur. Merci beaucoup. Hiro ( traducteur de Derrida de Benoît Peeters)
RépondreSupprimerMerci à vous pour cette remarque qui vient du cœur.
SupprimerBonjour,
SupprimerJe tiens à vous dire que votre texte est magnifique (clair, limpide et plein de lumière en effet), je suis très admiratif. Après avoir lu Deleuze de manière disparate, je pense me lancer dans la lecture de ses deux premiers livres d'ici peu.
Bien à vous,
Théo
De beaux projets...
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