Il y a dans mes publications un certains nombres de notions qui engagent une forme d’expérience vitale. Avec Nietzsche, la philosophie avait retrouvé déjà cette forme d’expression qui mène le corps vers un combat pour la vie. Et, ce faisant, la philosophie se heurtait à une difficulté majeure… Il s’agit de l’idée de « force » dont la science physique nous apprenait déjà qu’elle n’est pas une substance mais un « rapport ». Et les rapports de forces ne peuvent être unifiés. La « gravité » par exemple signe un rapport entre corps qui n’a rien à voir avec la force électromagnétique qui marque un rapport entre particules… Aussi, quelle que soit la force, elle sera seulement donnée dans un rapport. Et Nietzsche en fera le principe de sa propre philosophie. La force sera chez lui fondamentalement plurielle. Elle témoigne d’un lien entre plusieurs éléments, au point que le mot « unité » n’est plus vraiment pensable… Le pluralisme de Nietzsche a ainsi pour nom « pluralisme des forces » comme je le dis d’ailleurs en exergue de «Plurivers». Autre manière de reconnaître que les forces ne sont plus «quantifiables» selon un «univers» défini. Et pourtant, et pourtant, il est notable que, dans cette multiplicité de rapports de force, se forment des hypostases individuelles. Naissent des individus, vous, moi… des formes parfaitement organisées, de manière transitoire mais intense, au point de gagner en puissance, comme c’est le cas par exemple d’une idée, d’une image, d’une vie… 
La puissance, du reste, n’est pas la force. Toute la difficulté du pluralisme affronte ce problème que j’essaie de condenser et resserrer dans « Multiplicités », livre qui vient de paraître. Comment dans un monde de forces non-unifiables naissent des moments transitoires de rencontre qui sont affirmation d’ «une vie» ? De la force à la vie, ce sont toutes les multiplicités qui se relancent et retombent en figures qui, si elles se défont, persévèrent néanmoins dans l’être et gagnent en puissance et résistance. "Une multiplicité", si elle se dit au singulier, certes ne connait pas l’Un pour autant mais aspire à produire des figures intenses, en suivant plusieurs plans, voire une infinité d’orientations. 
Spinoza, proche de Nietzsche sous ce rapport, considère que le mode d'existence qui nous caractérise s'oriente entre deux formes différentes que sont notamment la "pensée" et "l'étendue". Mais il considère que ces formes ne sont pas les seules, qu'il y a peut-être une infinité d'attributs dont nous ne savons rien. Voici que notre expérience se limite seulement à des associations entre "idées" ou des compositions prolifiques entre "corps". Mon hypothèse dans "Multiplicités" publié chez Kimé, est que cette "expérience" peut être menée au-delà de ces deux formes de composition. L'animal, par exemple, n'associe pas selon l'attribut "pensée", il dispose comme l'insecte d'antennes ou comme le serpent de capteurs thermiques dont les compositions infinies nous échappent. Et il est probable que l'autisme, et d'autres pathologies mentales, traversent une multiplicité de rapports dont nous échappent les modalités incompatibles avec la raison. 
Peut-on pénétrer dans ces multiplicités cliniques ou éthologiques et en ramener des composés pour la pensée, voire des voisinages dans l’enchaînement des corps? N'y a-t-il pas d'autres modalités intellectuelles que l'idée, d'autres diagrammes de l'espace dont les poètes et les artistes se nourrissent? C'est à une infinité de types d'expériences que donnent accès les "multiplicités" qui se composent dans nos rapports aux animaux, aux végétaux et aux hommes de sorte que l'esthétique autant que l'éthique, les arts autant que les sciences, poussés au bord de leur extrémité critique, ouvrent notre finitude à l'infinité des attributs dont nous ne savons habituellement rien. Dans l'exercice quotidien de nos facultés, une hypostase de folie, une hypostase de contemplation folle nous poussera à dépasser la frontière de nos diagrammes, à ployer de nouvelles lignes, étrangères à nos habitudes. Telle est l'expérience à laquelle ouvrent ce que je nomme "multiplicités"... 
Reste à demander alors ce que fabrique le philosophe ? Et que créent l’artiste ou le mathématicien ? La réponse de Deleuze, ce n’est pas seulement des « agencements » mais encore des plans… Nous sommes lancés à toute allure sur des plans. Certainement l’artiste se débrouille avec des plans. Il fixe ou casse un avant-plan, un arrière-plan, ouvre des plans couchés ou des plans debout, des plan-séquences ou des montages de plans.... C’est, vous le savez, le cas de la peinture, du cinéma, etc. Et le physicien lui-même se donne des plans, le plan incliné, le plan courbé, la bille qui roule sur un plan, le repérage cartésien sur un plan, ses fonctions… 
Les plans sont innombrables et obstinés, parcourus de démons comme chez Maxwell ou de catastrophes comme chez Thom… Et la philosophie elle aussi est faite de plans, lisses, stratifiés… Deleuze se donne trois plans pour parler de la ‘philosophie’, de la ‘science’ et de l’‘art’. C’est là sa multiplicité et elle est vivante parce que les plans se croisent, se penchent, nous donnent de la vitesse ou au contraire nous ralentissent. C’est inévitable ! Voici donc une invention, une création : trouver un concept, un agencement pour croiser les plans. Foucault avait fabriqué bien sûr des 'archives' ou des 'dispositifs'. De manière très précise. Très inventive. Alors depuis quelques jours sont annoncés pour Badiou également des composés entre différentes vérités qu’il appelle des ‘procédures’, quatre dit-il : « politique », « mathème », « amour » et « poème ». Reste à voir si ces quatre procédures ne sont pas artificielles. Peut-on dire qu’il y a une procédure amoureuse ? N’est ce pas un langage un peu procédurier, juridique, décalé en tout cas si on se rappelle le mot de Proust à propos d’Odette dont Swann dira « qu’elle n’était même pas mon ‘genre’ » ! Rien de générique par conséquent dans l’amour. « L’immanence des vérités » que publie Badiou dans quelques jours nous dira sans doute quelque chose sur ce point. Attendons par conséquent la suite... 
En ce qui me concerne, l’idée de « multiplicités » s’accorde volontiers aux plans Deleuziens, à ce « Siècle deleuzien », également paru aux éditions Kimé. On s’en doutera bien depuis le temps que je fréquente son œuvre. Mais il me paraît difficile de compter simplement sur un plan, d’occuper un plan en philosophe ou de le compter en mathématicien. L’existant que nous sommes est pris surtout dans la nécessité de traverser des plans nombreux et d’en rejoindre qui sont bien loin de celui qu’on occupe actuellement. Et pour ce faire, il me semble qu’on n’a pas affaire seulement à des « procédures » ou des « dispositifs » ou encore des « montages ». Il y faut une instance vivante, plus animée. 
Vivre dans les plans de manière qui ne soit pas générique, cela passe par des ‘processions’. C’est Plotin qui invente ce concept étrange de ‘procession’, idée orientale selon laquelle tout procède en gigogne, entre des plans (stases ou hypostases), des jardins Zen et des gazons, qu’il y a par conséquent des « processeurs » au cœur des formes, de leur information et sur lesquels nous sommes entraînés de façon vertigineuse, entre lesquels nous tombons ou nous redressons, pour une vie unique dont la chute n’advient qu’une fois… C’est la seule unité : l’Un, l’unique équilibre que donc je cherche, sans doute depuis « L’image virtuelle », premier ouvrage publié chez Kimé en 1996, autant qu’aujourd’hui en creusant des chemins pour rejoindre les « Multiplicités » formant en effet le premier mot de tous mes ouvrages commencés avec « Variations – La philosophie de Gilles Deleuze » en 1993 dont le titre initial avait été « Variations sur le concept deleuzien de Multiplicités »...
Dans une telle perspective, ce n’est donc plus aucune ontologie qui prime. L’ontologie ne fonde rien d’autre qu’une idéologie. Celle de l’ « Etre » annulant tous les « existants » que nous sommes, enveloppés dans son nuage toxique. De quoi invertir peut-être ce que nous pensions depuis Heidegger… On ne peut qu’être fasciné par Aristote pour la préoccupation du « lieu » dont il fait preuve et que nous avons complètement perdu dans notre farouche délocalisation des éléments, des énergies au bénéfice d'un étrange capital. L'étant singulier au contraire se bat pour actualiser un devenir, essentiellement orienté du côté de l'existence quand tout ce qui est réel advient seulement ici, dans l’ordre du sublunaire. C’est-à-dire dans la tourmente. L’Etre n’est rien pour nous, n’est rien pour notre vie actuelle, si ce n’est une captation métaphysique qui n’est pas du tout en phase avec les lieux où nous évoluons. C’est Kepler qui vient déchirer le premier le rideau de l’ontologie. En découvrant la première « supernova », il voit s’effondrer en même temps « la sphère des fixes », première fissure dans l’édifice de l’Etre et de son fondement supposé. Nous ne pouvons viser l’Etre en tant qu’Etre, si ce n’est de manière restrictive, en détruisant les essences singulières hors toute prudence, hors cet affolement qui nous traverse, que ne connaissent ni les Dieux, ni les catégories, ni l'ontologie fondamentale qui les remplace d'une certaine manière. L’actualité, au contraire, c’est pour nous une accointance avec une multiplicité, un site complexe, un lieu dans lequel quelque chose de singulier se tient. C'est l'oubli de l'étant qui s'impose à nous et non plus "l'oubli de l'Etre". Tout étant se réalise finalement hors l’Etre, hors de sa généralité dont il s’extrait tant bien que mal : un acte qui se produit dans la fragilité locale, éthologique plus qu'ontologique…
Dans une telle perspective, ce n’est donc plus aucune ontologie qui prime. L’ontologie ne fonde rien d’autre qu’une idéologie. Celle de l’ « Etre » annulant tous les « existants » que nous sommes, enveloppés dans son nuage toxique. De quoi invertir peut-être ce que nous pensions depuis Heidegger… On ne peut qu’être fasciné par Aristote pour la préoccupation du « lieu » dont il fait preuve et que nous avons complètement perdu dans notre farouche délocalisation des éléments, des énergies au bénéfice d'un étrange capital. L'étant singulier au contraire se bat pour actualiser un devenir, essentiellement orienté du côté de l'existence quand tout ce qui est réel advient seulement ici, dans l’ordre du sublunaire. C’est-à-dire dans la tourmente. L’Etre n’est rien pour nous, n’est rien pour notre vie actuelle, si ce n’est une captation métaphysique qui n’est pas du tout en phase avec les lieux où nous évoluons. C’est Kepler qui vient déchirer le premier le rideau de l’ontologie. En découvrant la première « supernova », il voit s’effondrer en même temps « la sphère des fixes », première fissure dans l’édifice de l’Etre et de son fondement supposé. Nous ne pouvons viser l’Etre en tant qu’Etre, si ce n’est de manière restrictive, en détruisant les essences singulières hors toute prudence, hors cet affolement qui nous traverse, que ne connaissent ni les Dieux, ni les catégories, ni l'ontologie fondamentale qui les remplace d'une certaine manière. L’actualité, au contraire, c’est pour nous une accointance avec une multiplicité, un site complexe, un lieu dans lequel quelque chose de singulier se tient. C'est l'oubli de l'étant qui s'impose à nous et non plus "l'oubli de l'Etre". Tout étant se réalise finalement hors l’Etre, hors de sa généralité dont il s’extrait tant bien que mal : un acte qui se produit dans la fragilité locale, éthologique plus qu'ontologique…
Jean-Clet Martin
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