Comment j’ai écrit ou composé ce livre en échappant à la forme du dictionnaire, créant ainsi une histoire, une histoire de la philosophie ? Il m’a semblé que sous le mot d’histoire, je devais tenir compte autant du récit propre aux auteurs que de la chronologie des idées. Il y a des histoires de la philosophie anecdotiques, s’arrêtant à la vie des philosophes plutôt que de s’attacher à leurs pensées et il y a des histoires de la philosophie savantes, peu soucieuses des événements –même fictifs- qui ont conduit un individu à un processus proprement philosophique. Mon histoire de la philosophie, mon récit, cherche à contourner cette opposition pour allier la vie d’un auteur à la construction d’un système. Pour cette raison, ma démarche aura été sensible à la nature pédagogique du concept, pédagogie signifiant qu’il y a une enfance de l’Idée dont les racines plongent vers une expérience qui n’est pas encore philosophique et dont la philosophie universitaire refuse parfois à rendre compte.
Chaque entrée, chaque mot que j’ai retenu cherche précisément à retrouver l’expérience qui fonde une philosophie, le péril sur lequel elle aura buté pour en venir à penser. Deleuze m’avait appris que nous ne sommes pas conduit à penser par simple jeu, ni pour montrer un savoir encyclopédique –ce qui serait vain- mais sous la puissance d’un problème étonnant que nous aurons chaque fois cherché à déconstruire. Il y a une dimension proprement dramatique de la philosophie, même au moment où elle peut sembler la plus ludique ou même la plus pacifique. C’est toujours sous l’injonction du risque de se perdre que se produit la recherche, recherche d’un chemin dont l’accès apparaît forcément comme une voie, c’est à dire une libération.
La philosophie est un chemin de pensée né de l’é/tonnement qui nous submerge d’abord comme fait le coup de tonnerre. Vers quoi mène ce chemin ? C’est la question qui a été posée à chaque philosophe ici invoqué. Sans doute cette expérience, l’anecdote qui conduit à la pensée, un lecteur des plus ignorants pourra la lire et en comprendre l’inquiétude. De même, il sera en mesure de suivre avec un peu d’attention le raisonnement, l’argument que la philosophe aura mis en œuvre pour dresser son chemin. Mais il n’en va pas de même du lieu où ce chemin mène, réclamant une intuition proprement philosophique pour se laisser cerner, proche parfois de la contemplation.
Les mots qui ont été retenus dans ce parcours proposent ainsi une initiation, une épreuve initiatique mais, de cette initiation, il n’est pas sûr que le point auquel elle aboutit reste exotique par rapport à la philosophie savante. On le comprendra aisément en lisant les entrées consacrées à Maine de Biran, Renouvier ou Ravaisson. Le chemin de pensée qui s’y tresse montre comment un problème rencontré ne se résout que par une forme d’intensification de la pensée. L’étonnement qui s’y déploie, la difficulté qui les anime n’ont d’autre finalité que de conduire un individu au maximum de ce qu’il peut, au point intense qui touche au bout, à la limite de son pouvoir.
Il s’agit donc bien d’une puissance : la puissance de penser, au moment où nous nous sentions affecté d’une impuissance radicale, un obstacle insurmontable. Toutes les figures que nous avons retenues, les portraits réalisés n’étaient jamais arbitraires. Les 101 noms que ce livre ventile - sachant que le nom propre de l’auteur (comme celui du lecteur) en constitue un excédent-, les 101 chemins de pensée mis en route au sein de ce livre ont ceci de singulier que l’expérience qui les caractérise sera radicale : un « empirisme radical », la radicalité étant précisément pour un philosophe la nécessité d’aller au bout, de répéter une thèse non pas seulement dans l’idiotie du bégaiement, mais dans l’obstination, la création d’une limite ultime qu’on pourra appeler "Idée" chez Platon, l’ "Absolu" chez Hegel, etc. Toujours, un philosophe, devant la difficulté de penser, devant la contradiction éprouvée cherche une issue qui porte sa pensée vers un seuil, comme un démon saute au point maximal, atteint l’asymptote d’un lieu au-delà duquel il n’y a plus rien qu’enfer. Chaque philosophe ici présenté est l’auteur d’un tel saut. Et puisque chacun va au bout de ce qu’il peut, à l’extrémité de sa puissance, il va forcément rencontrer au voisinage de cette limite tous ceux qui sont allés aussi loin, touchant au terme de leur pouvoir. Se produit ainsi comme un « équaliseur », chaque piste ouverte par cette pointe maximale pouvant se synthétiser aux autres, arpentant un même degré de puissance, ouvrant un même horizon.
C’est donc sur cette pointe que chacun des cent portraits s’achève et que le lecteur devenu philosophe pourra circuler de l’un à l’autre ayant trouvé le point commun, la surface univoque sur laquelle se réunissent tous ces penseurs dans un effort commun, intense au point de devenir extensif plutôt que synthétique. Pour rendre sensible cette extension des philosophes, cette pléiade ou cette variation commune, il fallait fusionner cette limite, créer un « synthétiseur » ou un synchroniseur des potentiels. Voici pourquoi, l’écriture de ce livre a eu lieu de manière continue. D’Abélard à Wittgenstein, l’auteur aura eu besoin de produire lui-même cette univocité dont le lecteur pourra bénéficier en sautant de l’un à l’autre selon le caprice quand je devais, au contraire, passer par une composition, une réunion des pistes. Un lecteur obstiné pourra néanmoins lire d’une traite ce livre qui, en effet et pour toutes les raisons invoquées, n’est pas vraiment un dictionnaire.
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