Pour un deleuzien, qui sait
que ce philosophe cherche toujours à tourner le dos aux multiples formes de la
négativité, et à se lancer à corps perdu dans le monde, peu exploré depuis
Spinoza et Nietzsche, de l’affirmation pure et du refus de juger[1],
notre ouvrage : Défaire Heidegger
aux éditions Kimé, pourrait sonner comme un « pas de clerc ». À quoi
bon -- si Heidegger a fait l’objet, d’abord en Allemagne, puis en France de
façon plus virulente, d’attaques sur sa position politique, ni claire ni
vraiment assumée, et semblant tendre, dans ses thèmes (l’authentique, le
devancement, l’être-pour-la-mort dans Sein
und Zeit) et peut-être même jusque
dans sa syntaxe et son style, à produire une philosophie « aux
ordres » -- en rajouter par une critique de sa philologie ? D’autant,
comme je le rappelle dans le Liminaire I, qu’il n’a jamais été dans mon
intention d’inciter à ne pas lire Heidegger, proposition qui sent
l’inquisition, mais au contraire, d’inciter à le lire pour qu’on se fasse par
soi-même une idée à ce sujet. Je crois trop, pour la formation des étudiants, à
la valeur des bibliographies croisées sur une foule de disciplines qui vont de la
philosophie et des sciences humaines (y compris l’ethnographie, l’éthologie), aux
sciences dures et aux arts en général, où ils auraient tôt la faculté de
butiner leur pollen conceptuel, pour me déjuger de cette façon. 
Enseigner la
Philosophie en Classes Préparatoires Littéraires (seconde et troisième années)
au Lycée de Nice, pendant de longues années qui ont paru courtes, ne m’a pas
permis d’approfondir autant que je l’aurais voulu ma dilection pour les
Lettres, notamment le grec, et de porter au plus haut point la formation déjà bien
avancée que j’avais reçue au début de ma carrière, en linguistique et
philologie des langues indo-européennes. Voilà ce qui explique d’abord que, sur
les conseils du socio-anthropologue de San Diego, Marcel Hénaff, dont
l’ouvrage : Le Prix de la vérité. Le
don, l’argent, la philosophie est une avancée considérable sur les notions
d’échange et de sacrifice, j’aie demandé à un incontestable connaisseur du grec
et de l’allemand, doté en outre de points de vue originaux, André Sauge, de me
seconder dans mon entreprise. Mais derechef, pourquoi Heidegger ? Dans
l’atmosphère générale d’une admiration largement partagée pendant des années pour
ce philosophe par l’Université française, au point que certains n’hésitaient
pas à l’appeler « le Maître », et dans le sillage de mon ami et
mentor Dominique Janicaud, dont les travaux sur la techno-science (La puissance du rationnel, Gallimard) et
« l’intelligence du partage » (Aristote
aux Champs Elysées), alternant avec des travaux respectés sur le théoricien
de la « différence ontologique » (L’ombre
de cette pensée ; Heidegger en France, 2 volumes), font autorité, j’ai
consacré des années à me plonger dans l’œuvre du philosophe allemand. Aujourd’hui
encore, je suis persuadé qu’il y a toujours à tirer des intuitions des
catégories existentiales, du modèle « terre/ciel » de
« L’origine de l’œuvre d’art », du « retournement natal »
entre aorgique et organique, ou du « pas en arrière » vers les
premiers penseurs grecs. Comme il arrive quand on admire, tout en gardant sa
réserve critique, et en me gardant toutefois de ressembler à Nietzsche
lorsqu’il « ingère » un compositeur comme Bungert, avant de le « recracher »
quinze jours plus tard en le déclarant vain, j’ai tenté de tirer le meilleur de
cette pensée, en attendant d’être assez à l’aise en elle pour pouvoir commencer
à la discuter sérieusement, et à percevoir les premières failles indiquant la
possibilité d’une divergence ou d’une rupture.
 Mes recherches personnelles, centrées très tôt
sur le cas particulier d’une dualité complexe, n’exprimant ni le
« un » ni le « deux » (le duel grec, bien exposé par Von
Humboldt sous sa forme typique de symbolon),
m’amenaient à fréquenter (même amicalement dans le cas de Marcel Detienne) les
recherches remarquables de l’EHESS, section Sciences religieuses, Gernet,
Vernant, Detienne, Vidal-Naquet et à me nourrir de leurs avancées sur
l’intelligence de la ruse (mêtis), le
« milieu » ou cercle de partage de l’Iliade (méson), les « Maîtres de vérité », la laïcisation, l’eranos ou « objet
rebondissant » des tragédies grecques, etc. Les propositions de Benvéniste
sur le vocabulaire de l’indo-européen étaient une vraie mine de pensées, et
renouvelaient plus d’un concept (la philia,
le radical trilitère, le radical +reg-
comme lien entre désir et pouvoir, le sacré…). Et du côté de l’ethnographie,
notamment dans la lignée de Clastres et de son concept d’anticipation
d’une résistance à l’Etat avant même qu’il n’apparaisse, il y avait matière à
penser. Heidegger confirmait et confortait les intuitions de Nietzsche et mon
penchant personnel pour les Romantiques allemands, en valorisant à l’extrême la
« physis » comme
« puissance de faire naître ». Mais s’il s’agissait de Léthé et Alêtheia, de Logos, de Tisis et Timé, c’était vers Benvéniste et les « gernettistes » que
je me tournais, pour ceci qu’ils me proposaient de vrais « mondes à
l’envers ». 
Il est vrai, et en cela
Heidegger n’avait pas tout à fait tort, qu’il faut savoir parfois faire preuve
d’indépendance et de liberté d’esprit par rapport à la philologie classique, et
entrer à son égard dans une sorte de coup d’audace ou de force, qui écrive dans
ses marges. Ce qui, à l’inverse de Heidegger, ne voulait pas dire pour moi sortir
de la philologie, jetant ainsi le bébé avec l’eau du bain, mais faire entrer en
elle, par des moyens philologiques, un peu de « dehors ». Deleuze
avait bien réussi, en allant plus loin que quiconque dans la connaissance et la
compréhension de l’Histoire de la Philosophie, à introduire dans cette pensée
la puissance du « dehors »[2].
Or ma méthode et mes appuis, sur la question d’une pensée présocratique,
différaient de ceux de la plupart des commentateurs. J’étais persuadé qu’il ne
fallait pas s’occuper d’emblée de la pensée présocratique en tant que telle,
mais du couple formé par la pensée présocratique, et la pensée
classique de Platon et de ses suiveurs. J’étais persuadé, par une foule
d’indices glanés sur des années, que la présentation de la philosophie
présocratique par la philosophie « classique » était biaisée,
piégeuse,  guidée par la désinformation et le travestissement. J’étais
persuadé que leur rapport était foncièrement belliqueux. Mais en l’occurrence,
que cette guerre, du côté des premiers penseurs grecs, était à la fois
défensive, et par avance avertie, par une forme de pressentiment, des dangers encourus
si on laissait les équilibres se rompre – mais, du côté des platoniciens et du
grand courant de la philosophie « pérenne », que cette guerre était
totale, offensive, cherchant la destruction de l’adversaire. 
En somme, les
Présocratiques étaient, en face des « rationalistes », dans la
position des sociétés analysées par Clastres, répondant d’avance aux dangers
d’un Etat (d’une pensée étatique) qui n’était pas encore apparu(e). Je savais
que, pour installer, comme veut le faire Platon, une accumulation de contenus
intellectifs, une transcendance favorisant un pouvoir politique fort, une
recherche éperdue du Meilleur au détriment de ce qui est à nos pieds, et une
éducation programmée des corps et des esprits, il fallait d’abord, en mettant
les rieurs de son côté comme il le fait avec les Sophistes, discréditer une
pensée tellement différente de ces valeurs qu’elle en était, par avance, la
réfutation et le reproche vivant. Comprenons-le : à plus d’un titre, la
pensée des premiers philosophes étaient une gêne et une menace pour ce
qu’entendait mettre en place Platon. Mettre à mort cette pensée
« ancienne », et faire disparaître son corps et les traces de la lutte,
voilà ce qu’était, selon moi (après l’avoir beaucoup admirée et pratiquée) la
disposition d’esprit de la philosophie platonicienne. Je partais donc à la recherche
d’une philosophie présocratique constituée d’une double cohérence : une
cohérence interne de chaque système (et merci à Gilbert Romeyer-Dherbey, dans Les Sophistes, d’avoir redonné audacieusement
à cette pensée le sens d’une philosophie à part entière), une cohérence
transversale de tous les systèmes entre eux. A quoi il faut ajouter cette
cohérence qui caractérise en bloc la pensée première parce
qu’elle fait corps contre la pensée qui semble devoir venir
irrésistiblement, et qui, selon elle, annonce de mauvaises choses. 
Mon projet était donc,
par le secours d’une large intuition, inspirée à la fois des tentatives
nietzschéennes et de l’accent mis par Heidegger et Beaufret sur l’importance de
cette pensée initiale, de reconstruire la façon typique de penser et d’agir en
face des hommes et du monde, qui pourrait constituer l’attitude de pensée, l’« attitude
pensée », la noétique des premiers penseurs. J’avais perçu la prégnance du
verbe echein au sens de « tenir,
maintenir » (en équilibre), le soin particulier de ces penseurs à produire
des situations de conflit énergétiques et non dirimants, leur obsession des
opposés qui résistent sans céder, leur insistance sur l’échange réciproque (amoibos), la fabrication de l’unité à partir
des tensions inverses, comme on monte une tente à partir d’une toile informe et
de piquets épars, la constance avec laquelle ils demandaient de « suivre
la nature » en sa fonction de « puissance de naissances des
formes », et de respecter les grands mouvements cosmiques, preuve que le
force du mythe n’était pas encore dissipée dans les esprits. En même temps, le logos, au lieu d’être déjà, de façon
absurde et ruineuse pour toute interprétation pertinente des Présocratiques,
l’équivalent du rationnel, se situait vraisemblablement entre la perception
d’un rapport (c’est l’idée de Sauge, que je partage partiellement), et un choix
scrupuleux (c’est mon idée, que je développe assez longuement). 
C’est donc à cette
époque que, stimulé par la présentation du Parménide
par Beaufret, lui-même thuriféraire de la pensée de Heidegger, je me lançais
dans une patiente méditation, non sans le secours d’une bonne connaissance de
l’attitude poétique, sur un texte qu’on pouvait estimer bien établi, les
fragments du Poème de Parménide dans
l’ouvrage de Diels et Kranz (Fragments
des présocratiques, aujourd’hui porté encore à une plus grande précision
par le récent Les débuts de la
philosophie par Laks et Most). Cette méditation de près de vingt ans a
donné lieu à une nouvelle traduction, et une interprétation originale et à plus
d’un titre dérangeante, proposées dans deux ouvrages : Parménide, Le Poème, (traduction en
collaboration avec mon collègue de Khâgne Pierre Holzerny), suivi de Parménide et la dénomination (Paris,
Hermann, « Philosophie », 2009), ainsi que Parménide (Mons, éd. Sils-Maria, direction Leclercq, « En cinq
concepts », 2013). Je tenais que Parménide, si on le lit textuellement,
n’était ni le logicien que l’on dit, ni le théoricien d’une transcendance de
l’Etre. Et, sur Heidegger, ce qui m’avait d’abord frappé, et disons mieux,
alerté, c’était sa façon de surenchérir le fragment III : « to gar auto noein esti te kai einai »,
d’en faire une montagne, une révélation renversante, de le citer et répéter jusqu’à
plus soif, comme si de la répétition infinie pouvait sortir autre chose que de l’ennui,
ou une inquiétude légitime sur la santé mentale. Ce fragment de vers me
semblait plutôt exprimer l’idée simple que dire et penser produisent l’être de
leur objet, même s’il est « absent », ce que disait le fragment qui
suit immédiatement : « leusse d’homôs… »
(IV). Et en effet, penser/parler (à noter que, dans la suite du texte, noein est souvent associé à legein), c’est « être » si,
dès qu’on pense à quelque chose et qu’on l’évoque en parole, il acquiert « pour
nous », et par conséquent « en soi », de l’être. 
Ensuite, j’ai été
étonné de voir que le double sens de syrinx,
d’abord le « trou » et ensuite, les trous de la flûte, donc « la
flûte », n’était pas évoqué par les commentateurs, ce qui annulait
l’intention de Parménide : reprendre deux fois le couple axôn/syrinx qui, dans deux exemples de
petites machines d’ajointement, un char, et une porte (et avec une allusion
évidente à la physis en tant que
telle, la sexualité), s’emboîtent et coulissent l’un dans l’autre. Que
Parménide ajoute, pour la porte en plein ciel, un autre couple, cette fois de
tensions inverses, la clavette (péroné)
qui retient et le coin qui écarte (gomphos),
voulait donc dire à la fois que ces descriptions précisément techniques, loin
d’être des comparaisons « poétiques » (on imagine mal comment le
crissement aigu de l’axe dans les alvéoles du char pourrait être comparé au son
poétique et ligure de la flûte ! ) sont des manières de nous faire
comprendre, c’est du moins mon interprétation, que l’être (esti, einai), bien loin de constituer un Etre prédonné,
transcendant et surplombant, résulte de la bonne et ferme tenue de tous les couples
de contraires qui donnent au réel son énergie. Sous prétexte donc que
la grande majorité des commentateurs ne désirait pas avaliser l’hypothèse
convaincante de Reinhardt sur la tripartition des « voies » du Poème (ce qu’en revanche admettaient
volontiers Heidegger et Beaufret) et sous prétexte qu’on n’avait pas vu que
l’exposé par la déesse de « l’erreur des mortels », pouvait bien
consister en quelques vers du fragment VIII, suivant, comme son exact
inverse, l’énoncé de la règle de vérité, ce qui libérait les fragments IX à XIX
de toute lecture négative (dokounta
contre doxa), on a fait du réel
parménidien une entité isolée, transcendant tout contenu, méprisant les
« choses mêmes ». Dans ma lecture, le réel en tant qu’être bien tenu
(sunéchès, tout-ensemble) ne pouvait
pas tourner le dos aux multitudes de différences contrastées[3], à
ce que Platon nommerait ‘sensible’ et réfuterait en deux mots : « ean chairein », « qu’il aille
se faire voir ». 
À cet argument, la
présence, dans un Prologue d’une vingtaine de vers, d’un nombre plus que
significatif de couples d’antagonistes (pas moins de 17), dans l’atmosphère d’ensemble
d’une lexicologie du Poème qui
utilise une seule fois le terme ‘hen’,
signifiant « l’un (tout seul) », et une quarantaine de fois
les termes disant l’un en tant que « faire un », donne, me semble-t-il,
une singulière prégnance à la multiplicité ‘physique’ (n’oublions pas que c’est
le titre du Poème) chez Parménide
autant que chez Héraclite, et rencontre, dans ma préoccupation constante de la Physis, le cas que je n’ai cessé de
faire du symbolon (comme
sur-physique, et non méta-physique). De là ma tentative, durant toutes ces
années, de réinterpréter la philosophie présocratique dans le sens d’un
équilibre obtenu par tensions, tentative qui prendra prochainement un tour
décisif dans un ouvrage en collaboration avec Heinz Wismann[4]. J’ai
progressivement pris conscience que le texte de Parménide avait été lu à partir
des préjugés ancestraux et tenaces[5]
(d’où mon idée de me démarquer de la philologie, sur le concept et non sur la
technique et les outils, ce qui diffère totalement de la façon de
Heidegger !) et que la seule garantie contre cette tendance était une méditation
très lente du texte, selon  un essai de
faire vivre la pensée présocratique
dans sa vitesse, son énergie et son mouvement, sa dissolution des formes au
profit du passage entre les formes (le « virtuel »), comme Nietzsche
demande que l’Histoire ne soit pas un arbre mort, mais une large ramure pleine
de sèves circulantes. 
Or, outre les cas
patents où le refus heideggérien, hautain et sec, de recourir à la science
philologique classique, commençait de le mettre en situation délicate, je ne
pouvais pas ne pas remarquer sa tendance assommante à la surtraduction
généralisée, et, en tant que signe, le contresens patent qu’il commettait dans
le début du Stasimon d’Antigone
(« il arrive au rien »). Heidegger, ici, montrait qu’il préférait son
idée à lui, toujours emphatisante, à la restitution patiente de l’idée de l’auteur
commenté. Detienne, avec ses travaux sur l’intelligence rusée, m’instruisait
plus que la « pensée méditante », Benvéniste était préférable au
philosophe allemand sur la tisis et
la timé, faisant d’ailleurs pour moi apparaître
de façon aveuglante l’escamotage par Heidegger de cette notion de dette dans la
Parole d’Anaximandre. Detienne
derechef, sur le lien de la vérité et de l’erreur séduisante, le sens de Léthé
comme « oubli », et la parole du maître, réussissait une étude qui
tenait la dragée haute à Heidegger, et restituait une alêtheia convaincante, reliée à l’atmosphère de pensée du temps. Je
me voyais donc placé dans un dilemme : continuer à suivre le philosophe
allemand, et me retrouver parfois acculé à la contradiction, ou ne garder de
l’auteur souvent brillant de l’Introduction
à la métaphysique ou de la Lettre sur
l’humanisme (qui, à son tour, était loin devant le texte pâle de Sartre)
que les meilleurs moments, et profiter sans réserve des recherches
philologiques de l’Ecole des Hautes Etudes ou d’autres indépendants (Jeannière,
Couloubaritsis…). Juste avant la disparition prématurée de Dominique Janicaud,
je lui avait écrit une lettre lui disant mon désir de tirer au clair le détail
grec de la philologie de Heidegger, et il m’avait approuvé, proposant même de
joindre nos efforts pour une étude critique complète. 
Pour compliquer
l’affaire, il fallait bien reconnaître que Heidegger avait eu le mérite, en
tant que philosophe, d’affronter le grec à partir d’une solide connaissance,
qu’il le traduisait toujours par lui-même, et qu’il valorisait, comme l’avait
fait Nietzsche avant lui, les textes présocratiques, victime traditionnelle
d’une sorte de déni qui se confiait au appréciations de Platon, comme s’il ne
s’agissait pas d’attaques souvent basses et calomnieuses contre les philosophes
qui l’avaient précédé. Pire encore, j’étais moi-même littéralement exposé à un
grand écart entre mes régions de recherche, puisque je pratiquais avec autant
d’assiduité l’alpha (les penseurs
grecs avant Socrate) et l’oméga de la
dernière modernité (la philosophie de Gilles Deleuze). Comme je le rappelle
dans le Liminaire, j’avais certes, et d’un côté, hautement apprécié
l’initiative heideggérienne du « pas en arrière », mais je voyais de
l’autre, de plus en plus nettement, comment ce dernier, au moment de toucher au
but et de dire des choses essentielles sur la façon diablement originale, de la
part des anciens penseurs grecs, de voir les autres hommes et le monde, ne
cherchant pas assez à exploiter la nature virtuelle de l’image que la
tradition classique en philosophie proposait nolens volens de ces penseurs, avait brusquement bifurqué vers une
fantasmagorie. Comme s’il était impossible, autrement que par un salto mortale, de restaurer cette pensée,
dont on pouvait pourtant imaginer que, si elle avait été virtualisée au point
de devenir vaine et ridicule, c’est qu’elle gênait la pensée qui
s’installe et prend ses quartiers à l’époque de Platon dans la mentalité
occidentale ! Et par conséquent, qu’en la contre-posant à elle, on pouvait
commencer à s’en faire une image pertinente et cohérente.
Dans notre
collaboration, sur fond d’amitié, avec André Sauge, nos sensibilités étaient
fort différentes, l’une plus linguistique et philologique, l’autre plus
philosophique et poétique. Nous n’avons pas voulu gommer ces différences. Comme
dans le remarquable Proslogion de
saint Anselme, ce beau témoignage de la liberté d’esprit du Moyen Age et de la
haute qualité des disputationes, j’ai
tenu à laisser parler, tour à tour (amoibadon,
comme dit Parménide, « à tour de rôle », selon un échange réciproque
et cérémonial) nos deux singularités. Fondamentalement, ce livre a été pour moi
l’occasion de quitter définitivement ma longue période de formation auprès des
grands philosophes, de prendre le parti de la philologie classique, tout en maintenant
ma façon d’intuitionner (sans vaticination ni fantasmagorie sur des
« aurores ») la noétique où se « positionnent » les grands
penseurs des VIe et Ve siècles grecs, quant aux autres hommes et au monde
environnant. Ce que j’avais fait sur Parménide, je voulais l’étendre à
l’ensemble des philosophes préplatoniciens. Et je n’y voyais qu’un moyen :
créditer ces chercheurs d’autant d’intelligence et de finesse que celles que
nous nous attribuions, et repérer dans leur noétique des inventions,
méthodiques et conceptuelles, tout à fait fondamentales, que nous aurions
perdues en chemin. 
Si, les valeurs ayant
été bouleversées de fond en comble, si le sens du collectif, de l’inconscient,
de l’involontaire et de l’atélique, si la tenue des contraires comme pensée
symbolique, le respect de toutes les entités formant l’équilibre du monde, et
la pratique détaillée de l’échange réciproque, ont perdu pied, c’est qu’une
guerre dans la pensée très sévère avait eu lieu qui, après la victoire de la
raison, avait effacé la plupart de ses traces. Je ne veux pas prendre la parole
à sa place, mais l’on voit bien que le bénéfice d’André Sauge, dans cette
collaboration, a tenu dans sa façon d’affirmer hautement, sur l’exemple de
Heidegger, à quels errements, et même à quelles autocraties (souvent
religieuses) peut conduire l’oubli de la double (et même triple) articulation
de tout langage. Il est vrai qu’en Philosophie, c’est dès Platon que la parole
de l’Etre s’est mise à ventriloquer, comme on mettait des pendeloques sonores
de métal dans les arbres de Dodone pour les faire parler[6],
et qu’on s’est envolé pour des siècles dans Coucouville les Nuées, la ville des
coucous dans les nuages[7].
Arnaud Villani
[1]. On sait que ce
refus a été d’abord prôné par Artaud, avant de prendre forme canonique dans le
texte de Deleuze : « Pour en finir avec le jugement » (Critique et clinique, Paris Editions de
Minuit, « Paradoxe », -- p. et suiv.) 
[2]. Bien qu’il
n’ait jamais réussi, je m’en suis aperçu plus tard, à se faire une idée
correcte de l’originalité des penseurs de la première philosophie, les considérant
plutôt comme des êtres « superficiels par profondeur », mais hantant
dès lors les profondeurs caverneuses.
[3]. « Chez un
Présocratique ! », s’indignait Nietzsche, tout en ne pouvant, dans sa
fictive « prière de Parménide » (La
Naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque), argumenter suffisamment
son intuition sur l’attitude noétique de ce « grand vivant ». 
[4]. Je dois
préciser que toutes ces hypothèses, qui ont été présentées dans ces deux
ouvrages sur Parménide et dans de très nombreux articles, n’ont donné lieu à aucune
remarque de la part d’un philologue, à l’exception remarquable de Marcel
Detienne, Heinz Wismann et Gilbert Romeyer-Dherbey, et que, dans ces
recherches, malgré ma ténacité, le silence assourdissant et la solitude totale
m’ont souvent fait douter, sans pour autant que je lâche prise. Une
introduction à l’ouvrage en collaboration avec Heinz Wismann paraîtra
prochainement aux éditions Unicité, sous le titre : Avant la philosophie.
[5]. L’un
des plus étonnants étant celui d’un commentateur qui compare les Filles du jour
à des Lumières de la Raison avant la lettre, alors : 1) que les Filles du
jour et les Filles de la nuit passent tout à tour et selon une stricte égalité
le porche en plein ciel ; 2) et que les vers de la fin du fragment VIII
disent clairement que lumière et obscurité n’ont pas à être considérées selon une
hiérarchie où l’ombre serait le « non-être » de service, l’humble esclave
de la lumière. 
[6]. Je fais
personnellement l’hypothèse que cette « parole de vérité », parlant
d’elle-même, ne s’est pas contentée pas de reprendre celle que Detienne a si
bien restaurée, mais a profité notablement 
du fait que l’individuel a rapidement obombré le pôle du collectif.
Cette parole, en quelque sorte neutre, non-individuelle (ouk emou, dit Héraclite) prophétique, venait donc combler la lacune
béante que le recul du collectif, inconscient, involontaire et atélique, venait
de créer dans les mentalités. Chez Clastres, on voit bien comment le
« prophétique » est à la fois un germe de ruine de la mentalité
collective tribale, et une manière de présenter un entre-deux, entre le
collectif et l’individuel, une parole neutre, une parole du « dehors
parlant de lui-même ».
[7]. Allusion à une Lettre à Frauenstadt de Schopenhauer, et
à sa source dans Les Oiseaux
d’Aristophane, mettant en scène la lointaine et céleste Néphélococcygie.

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