Au travers
de ces deux essais, publiés en même temps, l’un consacré à Aristote (L’Ame du monde. Disponibilité d’Aristote, Les Empêcheurs de penser en rond/ Le seuil), l’autre à Van Gogh (Van Gogh. L’oeil des choses, Les
Empêcheurs de penser/Le seuil), Jean-Clet Martin explore les enjeux d’une pensée
de l’immanence acquise à la continuité entre réalité matérielle et sphère
mentale. Centrant son propos sur la résurgence de la physique d’Aristote dans
la pensée moderne, il produit une mise en contraste entre la mécanique
classique de Descartes qui a longtemps occulté le vitalisme du Stagirite et une
pensée aristotélicienne animiste cherchant dans l’immanence du monde les
principes de ce qui est. Arrachant Aristote à l’infléchissement théologique
qui, au Moyen Age, captura l’immanence du premier Moteur dans la transcendance
du Dieu chrétien, Jean-Clet Martin déplie les réponses diverses qui furent
apportées à la question “qu’est-ce qui fait qu’un corps subsiste par-delà tout
changement ?”.
Refusant
tant la réponse matérialiste des atomistes (la matière comme principe immuable
des corps) que la réponse vitaliste d’Aristote (la forme, l’âme,
consubstantielle au corps, comme essence invariable), Descartes situa la vérité
de la substance, le noyau stable du morceau de cire accessible par la seule
pensée, dans la notion géométrique d’une étendue neutre garantie par Dieu. Les
lois du nombre, des grandeurs extensives rendent désormais compte d’une nature
homogène, uniforme, vidée de toute âme, de toute puissance interne ; si aucune
condition formelle intrinsèque n’est plus à même de générer le réel, seule une
cause divine transcendante pourra engendrer un monde dont la tendance au
morcellement est en permanence contrebalancée par la création continuée
orchestrée par Dieu. C’est ce recouvrement cartésien d’une physique
aristotélicienne innervée par la présence de l’Intellect céleste dans le monde
qui se verra battu en brèche par Spinoza, Leibniz d’abord, Riemann, Bergson....
ensuite. Ce retour du refoulé réactive une perception dynamique de la nature,
sa saisie en termes de singularités vitales libérées de l’universalité des
constructions mathématiques : au dualisme cartésien des substances pensante et
étendue, à la hiérarchie platonicienne du sensible et de l’intelligible,
Aristote et ses héritiers opposent une topologie continue de l’être et de la
pensée qui s’énonce dans les termes “tout n’est pas animé, mais il y a des âmes
partout”.
Actant le
fait qu’Aristote affirme l’irréductibilité des formes ontologiques vivantes de
l’individuation aux formes logiques, catégorielles, Jean-Clet Martin rompt avec
les exégètes (dont Deleuze) soutenant la mise en oeuvre d’une équivocité de
l’être. Les monnayages de cet être Un en déterminations multiples induisent la
question éthique des devenirs et procès singuliers par lesquels s’opèrent les
individualisations et les constructions de soi “comme oeuvre d’art”. Creusant
l’analyse de la vertu du kairos, du
juste milieu qui permet à chacun d’occuper son lieu propre, l’auteur souligne
combien cette fermeture de l’individu sur soi s’allie à une ouverture au tout
de l’être, à un démembrement dionysiaque qui, dans l’excédence de tout moi,
reconduit au plan cosmique. Une dernière fois, au niveau de l’éthique cette
fois, le plan d’immanence aristotélicien se voit confronté à la “mathesis
universalis” de Descartes : à la crispation sur la luminosité irréfragable du
Cogito, Aristote oppose le dépassement de l’enveloppe du moi, sa réimmersion
dans l’acte pur comme “âme du monde”, “grand animal cosmique”, en un schéma que
Bergson recatalysera sous l’angle d’ensembles clos ouverts sur le Tout.
D’Aristote
à Van Gogh, transitent les motifs de l’indiscernabilité de l’esprit et de la
matière, de l’extase comme désappropriation et éclatement vers le Dehors, de la
perception vitaliste d’un espace agité de tensions, d’une appréhension dynamique
du monde en termes de forces en devenir, non de formes stabilisées, de “choses”
singulières, non d’“objets” génériques. Les batteries conceptuelles
deleuziennes que Jean-Clet Martin expérimente souverainement délivrent toutes
leurs puissances lorsqu’elles se voient greffées sur la révolution oculaire que
performa Van Gogh. Les problèmes rencontrés par qui s’escrime à voir, à sentir
autrement, en deçà des clichés et sédimentations du sens commun, contraignent
Van Gogh à une réinvention constante des plans de composition destinés à
affronter le chaos. Par la création d’un “corps sans organes”, par
l’orchestration d’un “dérèglement de tous les sens”, l’éclipse toute
rousseauiste du soi, la fracture des synthèses signifiantes propulsées par la
forge unitaire de la conscience font se lever une perception anonyme,
moléculaire, qui a lieu à même les choses, par-delà la séparation du sujet
voyant et de la chose vue.
Se faire
voyant passe par l’expérimentation d’événements sublimes déconcertant
l’harmonie des facultés et génère l’abolition des distances entre dehors et
dedans, le glissement de l’oeil dans les paysages et dans la toile, le pli du
monde dans le tableau. Déclinant les deux grandes ripostes au problème de la
composition du chaos que furent la lumière, le travail du clair-obscur d’une
part (Vermeer, Rembrandt, G. de La Tour, Ingres....), la couleur de l’autre
(Delacroix, Van Gogh...), Jean-Clet Martin développe avec force combien les
partisans d’une couleur l’emportant sur la découpe lumineuse échappent à
l’analyse heideggérienne exclusivement centrée sur le principe de l’éclosion et
du retrait, de l’apparaître et de la dérobade de l’être. La tonalité
chromatique d’une couleur en variation continue excède tout repli en un
invisible, toute sauvegarde d’un être voilé en sa distance et parie pour une
modulation de la matière qui, à l’instar d’un art japonais libérant le temps
éternel de l’événement, ne cesse de rendre visibles les forces invisibles
Véronique Bergen


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