vendredi 4 mai 2018

Jean-Luc Nancy / Une vérité sur la vérité





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Messieurs Friedrich-Wilhem von Herrmann et Francesco Alfieri ont publié un livre intitulé Martin Heidegger et sous-titré La vérité sur ses Cahiers noirs (en allemand en 2016, en français en 2018, traduit par Pascal David). Cet intitulé est singulier, puisque le titre annonce une étude d’ensemble sur un auteur ou sur un homme cependant que le sous-titre indique un objet particulier très déterminé. Nous sommes donc invités à comprendre que la partie doit ici révéler le tout, que la vérité sur ces Cahiers révélera aussi celle de l’œuvre entière signée de ce nom, sinon même celle de l’homme. (Sans que je veuille m’arrêter sur ce point, on est ici précisément dans un cas où l’homme et le penseur ont des rapports manifestes. Cela n’est pas exceptionnel, si on écarte toute inspiration de l’œuvre par la biographie pour envisager au contraire la façon dont une pensée peut façonner certains aspects d’une vie.)
Je précise d’emblée : loin de faire partie de la bande qui hurle « Heidegger nazi ! » sans désemparer ni lire les textes, et tout aussi loin d’appartenir au cénacle des pieux heideggériens, je suis attaché à montrer comment Heidegger, par-delà son engagement provisoire, a renvoyé l’idéologie nazie à sa misère noyée dans la misère générale – mais pour rester lui-même fidèle à l’élan qu’il avait cru percevoir vers un « nouveau commencement » c’est-à-dire au fond vers ce à quoi aspirait toute l’époque qui ressentait « le déclin de l’Occident ». Que cette nouveauté désirée ait revêtu chez lui des traits de surfascisme ou d’archifascisme – c’est-à-dire de refondation et de réenracinement  plutôt que d’ouverture à l’inouï – ne  le condamne certes pas même si cela révèle une difficulté interne. Que pour autant sa pensée de déstructuration de la métaphysique en tant que « limitation de l’être » (formule de son Introduction à la métaphysique) représente une étape et une exigence impossibles à méconnaître, voilà ce qui ne fait pour moi aucun doute. Pas plus que pour bien d’autres, et de plus importants que moi.
Venons-en aux faits.
La vérité, donc. La « vérité propre » de ces textes, comme précisent les auteurs. Ce qui veut dire pour eux une vérité qui ne se peut atteindre qu’en replaçant soigneusement ces textes dans le contexte de la pensée dont témoigne toute l’œuvre de Heidegger – y compris ce qui reste à paraître et dont on précise qu’on sait déjà qu’il n’y sera jamais question des Juifs – ce qui, soit dit en passant, n’a vraiment rien de très surprenant : on peut comprendre que volens nolens Heidegger se soit abstenu sur un chapitre auquel par ailleurs il n’a pas non plus apporté la moindre esquisse de critique (à part la phrase bien connue sur la caractère « industriel » des KZ, phrase qui ne nomme pas les juifs et reste inacceptable au regard de la vérité – encore une… - de l’extermination des Juifs d’Europe et de quelques autres catégories ethniques, politiques ou sexuelles.
Ne rien dire du silence complet de Heidegger sur les camps – c’est déjà trop de silence si on veut parler de la question juive chez lui. C’est déjà beaucoup trop de dédain pour l’ »ontique » au profit de l’ »ontologique » puisque c’est cette distinction qui importe à ces Messieurs. Il leur importe en effet de souligner chez Heidegger la « reconsidération du Dasein et de la sphère ontique au sein du seingeschichtliches Denken » (p. 77). Cette formule est étrange : d’abord elle semble immerger le Dasein dans la dite « sphère ontique » ce qui contredit la pensée même du Dasein en tant que mise en jeu de l’être (je m’efforce de faire simple et bref) et qui passe à côté de toute l’immense question de la non-différence qui travaille au cœur de la différence ontico-ontologique : à savoir que si l’être n’est rien d’étant il n’est proprement rien qui soit et que sa « différence » n’en est au moins pas une qui séparerait des « sphères ». Cela est clair de bout en bout chez Heidegger – et par ailleurs les travaux philosophiques sur cette in-différence dans la différence sont innombrables….
A coup sûr, il est tout à fait nécessaire de situer les cahiers de Heidegger dans la perspective d’ensemble de la pensée de Heidegger. A coup sûr, cette perspective comporte un vigoureux désaveu du nazisme raciste, technicien et calculateur qui se fond dans le désastre général du monde moderne au lieu d’en indiquer une refondation comme Heidegger l’a cru un moment. Encore faut-il le faire de manière suffisamment vigilante – en particulier sur ce qui chez Heidegger lui-même pourrait bien s’avérer plus complexe et moins réductible qu’on ne le fait ici à une élévation « ontologico-historiale » qui ne s’égarerait en rien lorsqu’il « juge opportun de réagir en personne à certains évènements historiques dans leur concrétude effective » (p. 77) formule inutilement contournée pour dire qu’il a pu adopter à certains égards, au nom de la plus haute pensée, des positions très ordinaires. Or c’est exactement cela qui est ici en question : comment la pensée de l’être peut sur tel ou tel point précis s’égarer ou se méprendre elle-même en opinion vulgaire.
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Le registre philosophique de cette étude sur « la vérité des Cahiers  n’est donc pas très assuré. Mais passons. Je ne veux ici qu’aller à l’essentiel.
C’est-à-dire à la question de l’antisémitisme. Il ne peut, nous explique-t-on, en être question puisque tout se passe dans la sphère ontologico-historiale où rien d’ontique ne peut valoir. Or l’antisémitisme est ontique – entendez, banal, quotidien, impropre. Sur le plan ontologico-historial, Heidegger n’accorde aux Juifs aucun des traits distinctifs qu’il relève dans la métaphysique. Ainsi, lorsqu’il parle de l’habileté des Juifs au calcul ne fait-il que reprendre un « stéréotype alors répandu » (c’est écrit au moins deux fois, p. 274 et 356). Mais il s’agit en fait pour lui du « calculable qui régit […] l’époque moderne » (p. 274) et cette considération est de teneur historiale.
Fort bien. D’où vient alors que les Juifs sont particulièrement calculateurs ? et/ou doués pour le calcul ?  Question grossièrement ontique ? Insistons. Pourquoi un « stéréotype » vient-il faire de la figuration dans « la rationalité et la métaphysique » ? Cette question admet deux réponses. La première doit partir du « alors » de la formule citée : ce mot est ici surprenant puisque le stéréotype du Juif calculateur est aussi ancien, au moins, que le christianisme (Jésus contre les marchands du Temple). Le recours au stéréotype n’a rien de négligeable : il s’inscrit au contraire dans une très longue tradition et draine avec lui toute la stéréotypie du judaîsme au sein de l’Europe elle-même calculante et machinante. La seconde réponse vise plus haut : elle dit que le stéréotype suppose en fin de compte une interprétation du judaisme lui-même comme une théologie d’un dieu calculateur. C’est ce qu’établit de manière convaincante Didier Franck dans Le Nom et la chose par une analyse attentive menée dans un souci aigu de respecter la pensée de Heidegger et même de la porter au-delà d’elle-même. Heideger « se méprend » sur le judaïsme, telle est la formule de Franck qui précise que cette méprise procède de l’interprétation paulinienne du judaïsme.
Je ne peux pas aller plus loin sur ce point précis. Mais il faut bien avouer que ce point est d’importance : car il oblige à constater que Heidegger mobilise simultanément l’antisémitisme le plus banal (sans égards pour ses effets alors terrifiants) et la constitution essentielle (ontologico-historiale) de ce même antisémitisme ou antijudaïsme.
La thèse centrale du livre – c’est-à-dire la vérité  qu’il enseigne – se trouve dès lors fragilisée. Cette thèse tient que Heidegger parle du « judaïque » « au sens métaphysique » comme il le dit (cf. p. 345) précisément parce qu’en ce sens le « judaïque » n’a rien à voir avec une détermination empirique et raciale. On affirme donc avec force (c’est le fil conducteur du livre) que « il n’y a pas la moindre trace chez Heidegger de l’attribution d’une essence métaphysique quelconque à ce qui est juif » (p. 276). Cette affirmation veut s’appuyer en particulier sur cette phrase désormais bien connue : « La question du rôle de la juiverie mondiale n’est pas une question raciale mais la question métaphysique qui porte sur le type de modalité humaine qui peut, en étant absolument libérée, entreprendre à titre de « tâche » historiale le déracinement de tout l’étant hors de l’être. » Je cite ici ma propre traduction ; le livre préfère dire « le monde juif planétarisé » ce qui revient à éviter de reconnaître que Judentum avait alors la valeur du stéréotype « juiverie » (archétype des stéréotypes antisémite pourrait-on dire) ; il préfère aussi parler de « type d’humanité » au lieu de noter, comme je l’ai fait pour ma part, que Menschentümlichkeit est un terme ici créé par Heidegger et semble-t-il jamais repris ailleurs que j’ai tenté de rendre par « modalité humaine » : or ce point n’est pas indifférent si Heidegger veut en effet s’écarter de la désignation d’un simple type – tendanciellement racial – pour donner à penser un mode tout particulier d’humanité, adapté à la tâche historiale du déracinement complet. Tâche, Aufgabe, est entre guillemets : tout est singulier dans cette proposition, la modalité de l’agent, celle de la tâche, mission ou fonction en effet très singulière d’avoir à accomplir intégralement l’oubli de l’être.
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Cette singularité peut en effet être comprise comme sans essence métaphysique (sans présence substantielle) puisqu’elle est essentiellement ce qui porte la métaphysique à son extrêmité. L’extrémité appartient toujours de manière singulière à ce dont elle est le comble. Mais accorder cela revient-il à détacher la judéité de la métaphysique ? Certainement pas si elle en accomplit le comble…
L’étonnant ici pourrait être  que le « déracinement hors de l’être » implique l’être comme sol, terre, consistance et demande donc qu’on s’interroge sur la consistance de ce qui n’est rien d’étant. Mais sans avancer plus à ce sujet, il est inévitable de reconnaître que le judaïsme est ici entraîné dans l’essentialité paradoxale mais tout à fait essentielle et destinale de l’auto-anéantissement de la métaphysique.
Cela seul permet d’expliquer que les Juifs sont calculateurs par destin de même qu’ils sont maîtres dans la Machenschaft  (machination) que Heidegger a depuis longtemps caractérisée comme trait de la métaphysique (en un sens non péjoratif, précisait-il dans l’Introduction à la métaphysique, mais au sens de la domination technique). Et c’est ainsi que, moyennant l’interprétation chrétienne (voire surchrétienne…) du judaïsme (tout à fait compatible avec l’exécration du christianisme lui-même) on peut compléter l’ontologie historiale du juif au sens métaphysique par  le stéréotype ontico-ontique  de la caricature la plus ordinaire. La thèse centrale du livre s’autodétruit tout comme la métaphysique et le judaïsme séculairement voué à machiner sa propre élimination.
C’est ce que j’avais essayé, de manière à peine différente, d’analyser dans un livre, Banalité de Heidegger paru en 2015. Le livre de Didier Franck a été publié, lui, en 2017. Dans les deux cas, ces livres pouvaient être connus de ces Messieurs et de leur traducteur français. Loin d’en faire état ils ont choisi de longuement critiquer les livres de Peter Trawny et de Donatella di Cesare, épaississant ainsi leur volume déjà épais de contributions diverses, de longues traductions et surtout d’un  discours qui se contente de répéter la thèse centrale et autodissolvante.  S’il est possible de parler sans narcissisme de ce qu’on a soi-même écrit (quant à Didier Franck, je me permets de le mobiliser ici à son insu et bien que nos perspectives soient très différentes) je dois à la simple vérité – oui, à elle… - de dire que l’évitement de deux ouvrages bel et bien présents dans le champ de la discussion témoigne d’une gêne. On préfère ne pas aborder ce qui risquerait de déstabiliser une thèse trop élémentaire, pour ne pas dire simpliste. Aux accusations elles-mêmes simplistes de « Heidegger nazi » on préfère opposer un autre simplisme. Cela ne sert ni la vérité ni Heidegger.

Jean-Luc Nancy

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