jeudi 9 novembre 2017

Blade Runner 2049 / L'image imageante








Strass reprend ici la poursuite d'une discussion à propos de Blade Runner 2049 qui répond à une recension sur Diacritik

https://diacritik.com/2017/11/08/blade-runner-2049-la-verite-dun-film/


Mickaël Perre / Cher Jean-Clet, votre texte est très beau. Mais j'avais interprété le film d'une façon assez différente, notamment concernant le statut des images : il ne reste plus en réalité que des images dysfonctionnelles ou détraquées (comme l'hologramme d'Elvis dans le casino), des images qui ne marchent plus, qui ne trompent plus personne... Parce qu'il nous montre la mort de l'image, le film de Villeneuve me semble hautement platonicien. On en avait discuté avec Laurent de Sutter, le film propose une sorte d'image sans dehors, hermétique comme la bulle stérile d'Ana Stelline : rien n'y entre, rien n'en sort. D'ailleurs, on peut peut-être voir dans cette situation hermétique l'image métonymique du film ou la manière qu'a le film de penser son propre mode d'efficacité : se concevoir comme une bulle qui engendre des images (c'est le rôle d'Ana : créatrice d'images et de rêves) et qui n'est en communication qu'avec elle-même selon un principe tautologique. Il me semble que le premier épisode était construit autour d'une ambiguïté essentielle qui faisait tout l'intérêt du film (l'indistinction entre les Réplicants et les hommes naturels, les images et les modèles). Cette ambiguïté était personnifiée - notamment dans la version final cut - par le personnage de Deckard, personnage du doute et de la confusion des frontières, "Blade runner" tragique qui ne sait plus faire la distinction entre humain et réplicant (car il vit peut-être lui-même de cette indécision...). Le "Blade runner" de Villeneuve rétablit nettement la distinction et se montre, de ce point de vue, beaucoup plus platonicien que celui de Scott. Le film voit se succéder toute une série de "prétendants" que leur rapport à un Vrai ou à un Modèle doit départager (selon la belle lecture que Deleuze propose de la théorie des Formes chez Platon) : c'est la confrontation malheureuse ou ironique au modèle qui engendre la destruction pure et simple des images ou des prétentions au réel. La scène la plus significative me paraît être celle des "retrouvailles" entre Deckard et Rachel, réplicante répliquée, copie d'une copie... Mais il s'agit justement d'une mauvaise copie. La référence au modèle d'origine suffit (le mot comique de Deckard : "Rachel avait les yeux verts") a déclenché la mise à mort de la copie (abattue froidement par Luv). De la même façon, il faudra que le fils prétendant - le fils réplicant qui vaut aussi comme image du fils- se sacrifie pour que Deckard puisse retrouver sa " vraie" fille. Mais il arrive que l'image virtuelle, l'hologramme et la chair (même s'il s'agit d'une "peau de robot") fusionnent. C'est ce qui arrive dans une des scènes les plus belles du film : la scène d'amour entre K., Joi et Mariette. Mais là encore, tout s'achève dans la destruction de l'image et de l'hologramme, dans la désillusion de K. qui, voyant la publicité des femmes Joi, comprend ce qu'il soupçonnait déjà : l'artificialité de cet "amour" duplicable. Le film est donc fondé sur un paradoxe : on ne sortira pas des images, l'image est à elle-même sa propre fin, et en même temps, l'histoire est bien le développement d'une trame platonicienne : les images doivent s'annuler pour laisser la place au Vrai (même si on ne voit le "Vrai" qu'à travers une vitre ou un écran) 


Jean-Clet Martin / en vérité non! Je pense que vous avez vu peut-être ce film avec un préjugé platonicien. Il n'y a pas un régime d'image ici, mais une foultitude. Les images forment un véritable labyrinthe avec à chaque embranchement une logique particulière. Pour insister un peu, l'hologramme de Presley est affecté de micro-coupures qui le font traverser l'extinction, la mort, et ressusciter encore et encore selon un rythme que l'ami Rick engage dans un réenchaînement affectif assez émouvant, je dois dire. Chaque fois on est dans l'exigence de devoir sauter la mort du dedans et du dehors dans la même scène (et de trouer les murs en sorcière). Pour ce qui concerne les images racoleuses, elles n'ont pas le même statut, le même genre de survivance. Certaines ne s'adressent à personne, devenues purement impersonnelles, nues, quand les affiches numériques du marché se succèdent et meurent au rythme de la consommation. Vous n'avez peut-être pas été assez attentif à cette signalétique fort riche. En outre il y a des clins d'oeil propres au genre SF. Stanislas Lem est un incontournable et les simulacres qui, dans "Solaris", conduisent à la mort par croupissement de la mémoire sont ici réinstallés avec soin par Villeneuve, notamment en répétant selon l'ennui l'ancienne compagne du premier Blade runner dont le statut est cette fois-ci platonicien, une image dérivée qui ne tient pas du tout en elle-même. Je ne sais d'où vous vient en sous main l'idée que chez Platon l'image se tient en elle. Pas du tout! Elle est un pâle reflet que Platon condamne comme tout le régime de l'art afin de faire reluire l'Idée, seule tenue possible. Donc là, on est en effet dans la condamnation par 2049 de l'Idéalité d'une cité, cité idéale du penseur roi et Rick, lui, clairvoyant comme du Whisky, ne se laissera pas séduire par cette fausse figure féminine (Rachel dont les yeux la trahissent) qui sert les intérêts iconoclastes du dernier homme rêvant à sa divinité. Je vous rappelle que ce dernier est peut-être sourd et sûrement aveugle : il ne voit que de manière indirecte par des espèces de drones dont les scanners sont purement géométriques. Alors oui, Joi, la belle créature en image, la seule poupée qui connaisse quelque chose à ce que veut dire Eros, est tout autre chose qu'une effigie platonique: la seule compagne authentique qui supplante tout amour possible, au point d'entrer dans l'immanence de l'image et de se réaliser dans une scène d'amour qui est loin d'être un déchet. Et elle qui se fait chair ne se supprime pas elle-même, elle est crucifiée, écrasée sous le talon de la servante diabolique du Dieu transhumanisé. Au point que la vie après elle ne vaut plus la peine et que la neige fait mourir le répliquant auquel elle a appris à devenir humain dans l'espoir qu'une autre infirme, Ana Stelline (inverse de l'infirme omniscient qui joue au Dieu) puisse ressusciter des images devenues imageantes, elle qui possède dans son infirmité un pouvoir absolument iconique - figure inverse encore de Jory dans Ubik. Je pense qu'il y a, outre un régime platonicien, une forme berkeleyienne ou l'être s'affirme par la perception. J'arrête, là. Mais c'est un film à revoir!

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