« Il
faudrait arriver à raconter un livre réel de la philosophie passée comme si
c’était un livre imaginaire et feint. » 
                    (Deleuze, Différence et répétition, p. 4)
« La
Logique (…) se place au-dessus de
l’art de son temps, sans doute au-delà de toute esthétique humaine, annonçant
des modes d’expression qui n’existaient pas à l’époque de Hegel, des médiations
imageantes que son texte appelle, très en avance sur lui-même, vers des
créations qu’il ne manquera pas d’inspirer. » 
                                                                          (Jean-Clet
Martin, Logique de la science-fiction,
p. 132)
« Quoi
de plus gai qu’un air du temps ? » demandait Gilles Deleuze peu avant
la parution de Différence et répétition[1].
Cette question n’est pas seulement l’expression d’une certaine modestie visant
à atténuer l’originalité de sa pensée en la référant à un mouvement d’ensemble
dont elle dépendrait. La référence à l’air du temps dissimule en réalité une
thèse sur l’origine des problèmes philosophiques : comment expliquer que
des penseurs différents, appartenant à des générations différentes, évoluant
dans des espaces théoriques différents, puissent poser les mêmes problèmes ? Comment rendre compte de ces
convergences ? Si les problèmes doivent être construits et ne se posent
jamais d’eux-mêmes, on peut parfois avoir l’impression qu’ils évoluent dans un
temps virtuel et participent d’un « esprit du temps »[2].
Cela ne veut pas dire qu’ils sont déjà là, disponibles, n’attendant qu’un
penseur volontaire pour les cueillir et les exposer. Les problèmes participent
peut-être d’un « air du temps », mais il faut encore être capable de
les « reconnaître » ; il faut d’abord être sensible aux
virtualités d’une époque avant d’en actualiser les problèmes. Les grands
penseurs sont tous des « voyants » en ce sens[3] :
ils voient les problèmes là où les
autres se contentent de répéter ce qui a déjà été dit ; ils ne s’en tiennent
pas à l’histoire des problèmes mais
scrutent l’invisible, quitte à revenir les « yeux rouges », fatigués
par l’effort d’une vision attentive aux devenirs.
Comme le remarque Deleuze dans son texte sur le « structuralisme »,
c’est seulement parce qu’ils permettent de décrire l’appartenance à un
« air libre du temps » que les « mots en -isme sont parfaitement fondés », « tant il est vrai
qu’on ne reconnaît le gens, d’une manière visible, qu’aux choses invisibles et
insensibles qu’ils reconnaissent à leur manière. »[4] 
Le
livre de Jean-Clet Martin semble s’inscrire lui aussi dans un « esprit du
temps ». Mais cet « air du temps » ne correspond plus tout à
fait à celui que Deleuze décrit dans l’Avant-propos de Différence et répétition, à savoir celui d’un « anti-hégélianisme
généralisé »[5]. Logique de la science-fiction relève d’une dynamique comparable à
celle qui anime le livre de Mark Alizart, Informatique
céleste[6] : que signifie lire
Hegel aujourd’hui ? Comment penser avec lui ? Comprendre Hegel n’est-ce
pas « penser Hegel contre Hegel »[7] ?
 Ces deux livres, parus à quelques mois
d’intervalle, nous donnent à découvrir un autre
Hegel et cherchent à savoir, selon les mots de Foucault, « jusqu’où Hegel,
insidieusement peut-être, s’est approché de nous »[8]. Celui-ci nous parle encore aujourd’hui parce qu’il était déjà en
son temps un penseur « futuriste ». C’est du moins ce que ces deux
auteurs ont vu à leur manière :
non seulement la Science de la Logique déploie l’ontologie de notre
modernité informatique[9] mais
ce « livre extraordinaire » (p. 19) est aussi la machine
philosophique à laquelle s’alimentent toutes les œuvres de science-fiction.
L’air du temps est donc peut-être celui d’un « hégélianisme
futuriste » s’efforçant de rendre la Logique
à son incroyable puissance visionnaire et prospective : texte « très
en avance sur lui-même » (p. 132) dont nous commençons à peine à mesurer
les effets. 
Mais
en insistant trop sur l’air du temps, on oublierait que Logique de la science-fiction est d’abord le point d’aboutissement
d’une certaine « logique » de pensée – au sens où Deleuze parlait,
par exemple, d’une « logique de Foucault »[10]
comme d’un vent qui se fait dans le dos du penseur et l’entraîne, par secousses
et rafales successives, au-devant de sa propre pensée. Cette logique est
l’expression d’un mouvement de réflexion absolument singulier, irréductible à
tout autre entreprise philosophique, car toute pensée se caractérise par sa
vitesse spécifique, par les crises qu’elle traverse, par les violences ou les
forces qu’elle subit, par le « balai de sorcière » qu’elle enfourche.
S’il y a bien une « logique » à cette Logique de la science-fiction, il ne s’agit donc pas d’une logique
linéaire dont il serait aisé de dérouler le fil. Au contraire, la logique de
pensée que Jean-Clet Martin déploie de livre en livre est une logique de la bifurcation : chaque
ouvrage prolonge et approfondit un même mouvement de pensée mais en le
détournant, en l’orientant dans une nouvelle direction, transformant ce
mouvement dans l’élan même de son déploiement, donnant toujours naissance à de nouvelles
lignes de réflexion, ouvrant sans cesse de nouveaux sentiers qui bifurquent. Ce
n’est certes pas la première fois que l’auteur s’intéresse à la
science-fiction : il avait déjà coordonné la réalisation de l’ouvrage
collectif Métaphysique d’Alien, et
certaines des pages les plus marquantes de Plurivers
étaient déjà hantées par des références à la SF (Blade Runner, Star Wars, Matrix…). Logique de la science-fiction reprend toutes ces lignes de pensée pour les faire converger vers Hegel. Comme si ce livre devait en définitive remplir
une fonction similaire à celle du Concept hégélien : élever un mouvement à
la conscience de lui-même. Mais on pourra tout autant lire ce livre comme un
essai de cartographie : dresser une carte des concepts en montrant avec
Hegel comment tous ces points lumineux se connectent pour former une « constellation
philosophique ». 
Jean-Clet
Martin signe ici un livre monumental, un livre qui tient debout tout seul comme
le monolithe noir de 2001, L’Odyssée de
l’espace. Peut-être a-t-il écrit ici son chef-d’œuvre. Ce qui est sûr,
c’est qu’avec cette « Logique », il est parvenu à accomplir un projet
vieux de quelques années[11].
  Quelle
est donc la logique de cette somme impressionnante qui s’inscrit dans le
prolongement des livres de Deleuze sur le cinéma et dont l’auteur tire un
« enfant monstrueux », une sorte de Cinéma 3 qui porte non plus sur « l’image-mouvement » ni
sur « l’image-temps » mais sur « l’image virtuelle »[12] ?
En réalité, les enjeux sont multiples :  comprendre
la science-fiction à partir de Hegel et Hegel
à partir de la science-fiction ; tenter une « histoire de la
science-fiction » qui rejoindrait « l’empirisme transcendantal »
théorisé par Deleuze ; embarquer la métaphysique dans un voyage spatial et
la faire dériver vers de nouveaux horizons spéculatifs…
Le
sens de l’entreprise n’est pourtant pas évident à saisir de prime abord :
pourquoi associer Hegel à des auteurs aussi différents que Philip K. Dick,
Asimov, Van Vogt, etc. ? Que peut-il y avoir de commun entre la Science de la logique et les inventions
littéraires de la SF ? N’y a-t-il pas quelque chose de proprement
« illogique » à vouloir faire communiquer des domaines si éloignés ? N’est-ce
pas un rapprochement ouvertement anachronique ? Jean-Clet Martin assume
l’anachronisme et va même jusqu’à en faire un procédé de composition
philosophique destiné à remplir une double fonction. 
Tout
d’abord, il s’agit par ce « forçage original » (p. 17) d’arracher
Hegel au temps linéaire et à la chronologie bien ordonnée de l’histoire de la
philosophie car, comme le reconnaît l’auteur, « les liens entre la Science de la logique de Hegel et la Science-fiction n’appartiennent point à
l’histoire de la philosophie » (p. 59). Un peu comme l’avait fait Deleuze
avec Spinoza, Jean-Clet Martin montre que Hegel déborde la place que les
commentateurs tentent habituellement de lui assigner dans l’histoire de la
pensée[13]. En
raison même de son « futurisme », Hegel excède sa position historique
et soulève la pierre tombale du commentaire pour entrer dans des devenirs qui
appartiennent à un autre temps. Lire
Hegel à partir de la science-fiction revient ainsi à l’inscrire dans une
temporalité désarticulée où des réalités historiquement éloignées se
rencontrent et finissent par cohabiter dans une même « zone de
voisinage », dans un espace qui brouille les coordonnées classiques de
l’histoire de la philosophie. La science-fiction n’est pas simplement l’objet
du livre, elle constitue sa « logique » et son mode de déploiement.
Dans les brillantes analyses qu’il consacre aux œuvres de science-fiction, le
livre théorise en réalité son propre régime d’écriture.  En effet, l’ouvrage adopte une perspective
semblable à celle des œuvres de science-fiction puisqu’il fait
l’expérience paradoxale d’une temporalité antichronologique,
l’expérience d’un « temps hors de ses gonds » qui permet les
rapprochements les plus risqués comme les plus féconds, à rebours de tout
« bon sens » historique. Jean-Clet
Martin invente alors un historioscope
philosophique : comme Van Vogt, il « fracasse le cours du récit
entre des images parallèles, des montages simultanés pour mettre sur le même
plan des époques différentes (…) Tous les événements s’étalent soudain sur le
même plan » (p. 9). Mais ce dispositif antichronologique tient tout autant
du cinémascope puisqu’il s’agit
de prendre Hegel et la science-fiction dans un même « cycle »
temporel[14]. La logique de
composition semble ainsi profondément cinématographique et donne lieu à un véritable
« montage ». Le collage de la Logique
hégélienne et de la science-fiction, par le raccourci historique qu’il opère,
peut notamment faire penser à la pratique du cut comme juxtaposition brutale de deux plans apparemment sans
rapport et qui laisse pourtant deviner l’existence d’une logique souterraine.
Un peu comme le fameux raccord "os" et "station spatiale" dans le 2001 de Kubrick : l’ellipse et le saut temporel deviennent ici
des principes d’efficacité visuelle suggérant dans la rupture des plans des
continuités profondes (le devenir-station spatiale de l’os suffit à résumer
toute l’histoire de l’humanité et de la technique). Comme le cut cinématographique, le rapport
Hegel/science-fiction « tient d’un saut brutal, d’une construction
contingente mais innovante » (p. 16). 
Mais
l’anachronisme permet surtout à l’auteur de fictionner
Hegel. La « fiction »
par les anachronismes qu’elle autorise s’impose ainsi comme un modèle de
réécriture inventive (p. 16, 131) et témoigne d’une « approche imaginative
de Hegel » (p. 60). Il s’agit d’imaginer un Hegel lecteur de
science-fiction car s’il ne pouvait évidemment pas, compte-tenu de sa
position historique, « parler de cinéma » ou bien « aborder la
science-fiction comme genre littéraire », « il n’y a aucune raison de
penser qu’il ne l’aurait pas fait » (p. 132). La tâche que se donne
Jean-Clet Martin est de réécrire la Logique
en réalisant fictivement cette
impossibilité historique. Repenser la Logique
sur le mode de la fiction consiste dès lors à rejouer l’histoire : « imaginons
la forme que la Logique aurait prise
si Hegel avait effectivement lu de la science-fiction ! ». La réécriture
ne relève pas ici du pastiche ou d’un jeu ironique avec les références
(« imaginer un Hegel philosophiquement
barbu ») mais constitue une opération rigoureuse de
recréation consistant à explorer les virtualités d’une pensée – à
l’écart de toute « répétition universitaire »[15]…
Évidemment, la réécriture suppose une forme de répétition et l’organisation du
livre reprend bien la tripartition hégélienne : l’Être, l’Essence, le
Concept. Mais cette répétition ne consiste nullement à redire ce que Hegel a
déjà dit – à la façon d’un commentaire littéral – mais à saisir dans ce qu’il
dit effectivement des possibilités de pensée qui s’étendent au-delà de ce qu’il
a explicitement dit. Borges sert ici à penser cette mise en fiction et cette
répétition créatrice : « Nous croyons, comme Borges, à une puissance
du faux, à une falsification créatrice de rapports inédits et risqués. »
(p. 132).  La répétition devient ainsi un
opérateur paradoxal de différenciation et de variation au lieu d’être conçue
comme une procédure de transcription ou de copie. Plutôt que de revenir au
même, il faut que la répétition donne à voir la plus grande différence. Comme
Pierre Ménard, le héros fictif de la nouvelle de Borges qui répète le Don Quichotte de Cervantès, Jean-Clet
Martin répète la Logique de Hegel en
la projetant « au-delà de son temps propre »[16]. Le
statut de l’anachronisme s’en trouve changé : l’« anachronisme
délibéré » et les « attributions erronées » ne sont plus ici des
défauts méthodologiques risquant de nous éloigner de la vérité initiale de l’œuvre
mais deviennent au contraire des techniques visant à enrichir le sens du texte.
Comme pour les deux versions du Quichotte,
la Logique de Hegel et celle de
Jean-Clet Martin sont « verbalement identiques » (les concepts sont
les mêmes), mais en branchant le texte original sur des sources anachroniques,
la répétition l’enrichit de nouvelles déterminations théoriques[17]. On
pourrait rapprocher cette lecture inventive de celle que l’auteur proposait
déjà dans L’Âme du monde en partant
cette fois d’Aristote et de sa Physique
: « Ce qui importe, à cet égard, ce n’est pas un Cervantès ou un Aristote
[ou un Hegel] primitifs, mais notre capacité inventive à les renouveler, à
inclure sous ces noms de nouvelles déterminations, à se laisser capter par la
puissance d’expansion que ces noms réclament, retrouvant, en eux, la force de
diffusion qui les porte et cherche à déplier leur caractère aussi loin que leur
nomination pourra le supporter. »[18]
La
question persiste : pourquoi Hegel et
la science-fiction ? N’y a-t-il pas dans ce rapprochement quelque chose
d’arbitraire et de gratuit ? Pourquoi est-il nécessaire de lire Hegel à
partir de la science-fiction, et inversement, de connecter les œuvres de
science-fiction à la machine philosophique hégélienne ? Quels sont les
effets qui ressortent de cet agencement ? C’est la logique qui sert ici de
point d’articulation : « La science-fiction a toujours été en quête
d’une Logique » (p. 7), et c’est
de là qu’elle tire son « étrange disposition philosophique » (p. 8).
« La science-fiction réclame très tôt déjà une logique plutôt
fragmentaire, libérée du carcan de la vraisemblance : une logique
“non-aristotélicienne” » (p. 9-10). 
La réponse est claire et réfute toute accusation d’arbitraire : Hegel
peut rencontrer les auteurs de science-fiction car il recherche la même chose
qu’eux, à savoir une « nouvelle Logique » (p. 9). Le livre déplie
minutieusement les dimensions de cette « Logique » tout en
multipliant les interférences entre concepts
hégéliens et images de la science-fiction.
Il en ressort un double effet : une « animation de concepts »
(p. 122 et 312) et une conceptualisation imagée. Les images de la science-fiction
permettent de rendre visible le
mouvement de conceptualisation qui anime la pensée hégélienne. Les images
deviennent ainsi les métaphores du concept : le désert de Dune devient l’image de l’Absolu ou de
l’être saisi hors de toute coordonnées familières (p. 34-38) ; la stèle
noire de 2001 devient l’image du
néant hégélien (p. 113), le vaisseau spatial devient la « métaphore de la
substance » (p. 207), etc. Et inversement, la référence à Hegel permet de
conceptualiser les images de la SF. Il ne s’agit pas de penser à la place de la
SF mais de montrer comment les auteurs de SF pensent en images, la « fiction spéculative » (autre nom
de la « science-fiction ») étant profondément
« conceptuelle » (pp. 16-17).  
Mais
quelle est précisément cette logique ? Où réside sa nouveauté ? Il s’agit
d’une logique irréductible à la « logique aristotélicienne » et
« leibnizienne » qui élève la contradiction et l’incompossible au
rang de principes directeurs pour l’exploration d’autres mondes possibles ; une
logique qui dépasse les limites de la pensée représentative et les catégories
rassurantes de l’entendement, ce grand séparateur et ce puissant Epitomator[19] qui
méconnaît la fluidité essentielle du réel tout autant que sa conflictualité
fondamentale[20] ; une « logique
de la sensation » ouverte à des phénomènes qui transgressent les cadres
ordinaires de la sensibilité et nous invitent à « sentir autrement » (p.
234-236) ; une logique qui ne suit plus l’ordre linéaire de la causalité mécaniste
(ces « longues chaînes de raisons toutes simples et faciles »), mais
qui se montre attentive aux bifurcations du vivant, à cette « diabolique
dialectique »[21]
qui fait communiquer les composantes les plus hétérogènes ; une logique qui
perturbe l’ordre réglé des fins (finalisme) pour insister sur la contingence
irréductible du devenir, une chose ne devenant « réelle » qu’en
parvenant à affirmer sa nécessité dans une lutte dont l’issue n’est jamais
assurée[22]...
Cette
logique est l’autre nom d’un « empirisme transcendantal » : on ne
pourra suivre les « mouvements aberrants » de l’essence[23] qu’en
portant chaque faculté jusqu’à sa limite transcendantale qui est aussi la
limite de son propre exercice empirique. Le problème est toujours le même :
comment « franchir le mur, la bordure qui nous arrête, qui nous impose sa
limite » (p. 21) ? Comment quitter le « plan de l’opinion ou du
monde » (p. 70) pour rejoindre l’espace vide de l’infini ? Comment
passer le « cap de l’expérience » (p. 73) pour atteindre le plan de
l’Absolu ?  Comment créer une brèche
spatio-temporelle qui nous fasse passer dans un autre monde à la manière d’un
« couloir », d’une « passerelle » ou d’un
« ascenseur » (p. 117) ? Comment casser la vitre du réel –
comme dans cette scène fameuse du Blade
Runner de Ridley Scott où la répliquante Zohra traverse la vitrine d’un
magasin et donne naissance, dans le mouvement de sa chute, à la possibilité d’une
perception pure, d’une vision au ralenti, se substituant à la vision accélérée
de la perception pratique et de la course-poursuite ? 
C’est
dans cette « illogique des extrêmes »[24],
dans l’expérience d’une percée ou d’une traversée en direction des profondeurs que
la Logique hégélienne et la
science-fiction se retrouvent : « des conditions extrêmes, radicales,
suffisent parfois pour appeler une expérience commune, retrouver une pensée,
une inquiétude qui se charge d’un “fond” capable d’entrer en conjonction avec
les archétypes les plus obscurs » (p. 12). Le terme de « logique »
sert donc à nommer le désir
métaphysique qui anime conjointement la philosophie hégélienne et les œuvres de
science-fiction : « désir de faire le voyage, de repartir depuis
le début, depuis la nuit et le néant, nous plaçant au seuil du monde, aux
abords de l’abîme. » (p.17).  Tous
les aspects de la logique que nous venons d’énumérer découle finalement de
cette détermination première : la logique comme exploration des abysses,
comme plongée effrayante[25] dans
l’obscurité inhospitalière d’un autre monde. En ce sens, la Logique est d’abord
« archéo-logique », logique
de l’arkhè ou de la fondation, retour à une nuit archétypale
d’où tirer les possibilités d’un recommencement, la Science de la Logique rejoignant dans ce mouvement le Cycle de Fondation d’Asimov (pp. 12-13).
N’en
déplaise à Deleuze, Hegel n’a pas seulement conçu sa Phénoménologie de l’Esprit comme un « roman policier » ou
comme une « intrigue criminelle »[26],
il est aussi le premier à avoir pensé le livre de philosophie comme une
« sorte de science-fiction » : la Science de la Logique est en ce sens le premier ouvrage
philosophique d’anticipation. C’est
du moins ce que suggère Jean-Clet Martin qui, dans un renversement créateur,
place cette citation deleuzienne en exergue de son livre. Comme l’explique
Deleuze, la philosophie comme « science-fiction » se reconnaît à ses
tentatives périlleuses pour approcher une « cohérence qui n’est pas plus
la nôtre, celle de l’homme, que celle de Dieu ou du monde »[27].
Elle désigne donc l’expérience d’une pensée qui avance à la limite ou « à
la pointe de son savoir »[28].
Dans ces conditions, il n’y a pas d’exploration sans quelque chose comme une
expérience de l’im/monde ou de la perte du monde, ce qui fait en même temps de
tout livre de « science-fiction » un « livre
apocalyptique »[29],
un livre de « fin du monde ». Et pourtant, Logique de la science-fiction n’adopte pas un ton apocalyptique ou
nihiliste. C’est même tout le contraire. Pour Jean-Clet Martin, l’expérience de
l’immonde est indissociable de la découverte positive d’un
« plurivers » ; le monde ne finit que parce que d’autres mondes
commencent ; notre monde
anthropocentré se défait mais révèle dans son effondrement l’existence d’autres
mondes possibles. L’apocalypse possède ainsi un revers cosmogonique. Mais du
coup, c’est la signification même du terme « anticipation » qui
change radicalement : avant d’être associée au futurisme comme foi en l’avenir,
l’anticipation désigne d’abord la
« foi au monde » ou la croyance dans les possibilités de futur de notre monde. Le problème de l’anticipation
est celui de la croyance au monde[30] :
comment croire au monde ? La réponse se trouve dans la Logique de Hegel aussi bien que dans les
grandes œuvres de science-fiction ou d’« anticipation ». On ne pourra
recommencer à « croire au monde » qu’en acceptant que la réalité de
ce monde ne s’épuise pas dans l’actualité des choses perceptibles, reconnaissables
et manipulables ; si ce monde doit faire l’objet d’une
« croyance » ou d’une approche « fictionnelle », c’est
qu’il excède dans ses virtualités nos systèmes de mesure, nos catégories
mentales et nos schèmes pratiques. Une telle approche suppose bien en effet de
remplacer le modèle du savoir par celui de la croyance car, en réalité, nous ne savons pas ce que peut le monde.
Seule une Logique peut inventorier les puissances en mondes de notre monde. Nul
besoin ici de faire l’hypothèse d’un monde supérieur ou d’un autre monde que le
nôtre pour justifier cette foi ; cette croyance est un acte d’immanence
puisqu’il s’agit de croire dans les ressources virtuelles de ce monde-ci[31]. Anticiper le monde revient ainsi à
l’appréhender dans le foisonnement de ses virtualités, dans la consistance de ses
« futuribles »[32] et
de ses possibilités de devenir. S’il y a un futurisme de Hegel, c’est bien ici
qu’il faut le chercher : l’idéalisme hégélien
se caractérise par sa capacité à appréhender ces entités virtuelles, « idéelles sans être abstraites »,
« réelles sans être actuelles ». Et c’est cette « image
virtuelle » du monde que la science-fiction, pour son compte, n’a pas cessé
de déplier dans ses propres fabulations.
 Dès lors, « il reste peut-être aux
philosophes la tâche de revenir aux possibilités éconduites du réel, refusées
par le bon sens, et à relire la Logique
de Hegel, à l’envoyer vers le ciel étoilé, trouvant dans la science-fiction les
conditions d’une telle mission spatiale » (p. 16). 
Mickaël PERRE
[1]
Deleuze, L’Île déserte, « Sur
Nietzsche et l’image de la pensée », p. 196.
[2]
Deleuze, L’Île déserte, « À quoi
reconnaît-on le structuralisme ? », p. 238.
[3]
Sur Spinoza, voir Deleuze, Spinoza.
Philosophie pratique, p. 23.  Sur
Foucault et sa capacité de voyance, voir Deleuze, Deux régimes de fous : « passion de voir », p.
229 ; pp. 256-257.
[4]
Deleuze, L’Île déserte, « À quoi
reconnaît-on le structuralisme ? », p. 239.
[5] Deleuze, Différence et répétition, p. 1. 
[6] Jean-Clet Martin évoque lui-même
une continuité ou une filiation entre son propre travail sur Hegel et celui de
Mark Alizart (Logique de la
science-fiction. De Hegel à Philip K. Dick, Les Impressions nouvelles,
2017, p. 333, désormais abrévié LSF).
 Et Mark Alizart cite à son tour
Jean-Clet Martin comme principal inspirateur de son livre (Informatique céleste, PUF, Perspectives critiques, 2017, p. 70, n.
1).
[7]
Mark Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 79 : « Il faut
donc sauter dans la danse informatique de l’Être, sauter dans la machine, pour
comprendre Hegel, quitte à penser Hegel contre Hegel. Hic machina, hic salta ! »
[8]
Michel Foucault, L’Ordre du discours,
in Œuvres II, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 2015, p. 256. En un sens, nous pourrions appliquer à
Jean-Clet Martin ce que Foucault dit au sujet de son maître Jean Hyppolite et
de son rapport à Hegel : « Il ne se servait point du système hégélien
comme d’un univers rassurant ; il y voyait le risque extrême pris par la
philosophie. » (Ibid., p. 257).
Comme Jean Hyppolite, Jean-Clet Martin assimile la « Logique »
hégélienne à une entreprise risquée, ouverte aux dangers d’une exploration infinie
et où la pensée ne peut jamais se rassurer dans la clôture définitive de son
propre système. 
[9]
La Science de la Logique abrite
« la première ontologie digitale, la première ontologie identifiant une
informatique à l’œuvre dans l’Être », ontologie informatique car elle réalise de façon dynamique l’unité de l’Être
et de la Pensée (Mark Alizart, Informatique
céleste, op. cit., p. 80). 
[10]
Deleuze, Pourparlers, p. 116, 118 et
129.
[11]
« J’aimerais
bien tenter une aventure ultime pour mon existence, qui serait un peu celle de
Deleuze par rapport au cinéma : une histoire de la science-fiction
essentiellement problématique au lieu de thématique. (…) Science-fiction veut
dire en tout cas que la science est portée vers des fictions qui dépassent
l’usage de la raison bornée au champ d’une expérience possible. Il y a dans
toute fiction un empirisme beaucoup plus profond, transcendantal, qui pousse
au-delà, qui renoue avec l’illusion, un amour de l’illusion pour redonner à la
métaphysique des objets et un désir différents de ceux de “Dieu”, du “monde” ou du “moi” dont
nous savons qu’ils intéressaient la métaphysique classique. La
science-fiction est une matière pour ensorceler la “sagesse classique” vers des
territoires insoupçonnés et des délires créateurs. Comme vous voyez, tout ça
est très deleuzien, avec des différences qui tiennent à un parcours propre où
se croisent Derrida autant que James ou Hegel… ». Entretien avec
Jean-Philippe Cazier initialement publié en 2010 dans le numéro 75 de la revue Chimères. Également disponible sur le
site de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/jean-philippe-cazier/blog/260414/entretien-avec-le-philosophe-jean-clet-martin.
[12]
Jean-Clet Martin fait lui-même le rapprochement entre son travail et les livres
de Deleuze sur le cinéma (p. 16, p. 331). On notera toutefois une différence
essentielle entre ces deux entreprises : ce n’est plus Bergson mais Hegel
qui sert désormais de matrice conceptuelle. 
[13]
Voir notamment, Deleuze, Dialogues,
p. 22 : « Et Spinoza, c’est facile de lui donner même la plus grande
place dans la suite du cartésianisme ; seulement il déborde cette place de
tous les côtés, il n’y a pas de mort vivant qui soulève plus fort sa tombe, et
dise aussi bien : je ne suis pas des vôtres. »
[14]
Sur l’historioscope et sa différence avec le cinémascope, cf. LSF, p. 312.
[15]
LSF, p. 131 : « Certes,
beaucoup de commentaires abordent l’œuvre de façon linéaire, en répètent
correctement la construction et en précisent les enjeux (…). Nous n’avons pas
pour ambition de rajouter une étude raisonnée à cette répétition universitaire.
Il n’est pas sûr que l’on gagnerait quelque chose sur la voie du commentaire,
dont la bibliographie est sans doute déjà excellente, fort épaisse par
ailleurs. »
[16]
LSF, p. 116 : « Rien
n’interdit (…) de réaliser des projections hégéliennes au-delà de son temps
propre, dans des durées que la science-fiction met également en intrigue, avec
un sérieux littéraire qui n’aurait sans doute pas déplu à Hegel, dans l’esprit
de son maître-ouvrage sur la Phénoménologie
de l’esprit. »
[17]
Jean-Clet Martin trouve le modèle d’une telle répétition créatrice chez Borges
mais aussi chez Deleuze. Ce dernier cite Borges dans l’Avant-propos à Différence et répétition et trouve dans
ses « Fictions » le moyen de repenser l’exercice du compte-rendu
philosophique : « Il faudrait arriver à raconter un livre réel de la
philosophie passée comme si c’était un livre imaginaire et feint. On sait que
Borges excelle dans le compte rendu des livres imaginaires. Mais il va plus
loin lorsqu’il considère un livre réel, par exemple le Don Quichotte, comme si
c’était un livre imaginaire, lui-même reproduit par un auteur imaginaire, Pierre
Ménard, qu’il considère à son tour comme réel. » (pp. 4-5). Rappelons que
dans sa nouvelle Borges lui-même considère Ménard comme l’inventeur d’une
nouvelle technique de lecture : « Ménard (peut-être sans le vouloir)
a enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture par une technique
nouvelle : la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions
erronées. » (Borges, Fictions, Gallimard, 1983, collection
Folio, pp. 51-52). 
[18]
Jean-Clet Martin, L’Âme du monde.
Disponibilité d’Aristote, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 1998,
pp. 54-55.
[19]
Sur « l’entendement séparateur », voir Hegel, Science de la Logique : Tome 1, La logique objective. Premier
livre : La Doctrine de l’Être (1832 – 2nde édition),
Préface à la 2nde édition, Paris, Kimé, 2007, p. 22. Et pour
l’entendement comme puissant simplificateur, il faut se reporter à l’édition
allemande de « La Raison dans l’histoire », Vorselungen über die Philosophie der Weltgeschichte Band I : Die
Vernunft in der Geschichte, Hoffmeister (ed), Hamburg, Meiner, (1955) 1994,
p. 14 : « der Verstand ist der mächtigste Epitomator ».  
[20]
Sur la critique de l’entendement comme exercice d’une logique binaire et
séparatrice, cf. LSF, p. 87, 88,
150-153, 247.
[21]
Jean-Clet Martin, Enfer de la philosophie, Éditions Léo Scheer, 2012, p.
37-40. 
[22]
Il faut lire ici les pages magnifiques que l’auteur consacre à la « logique de la
guerre » qui anime le vivant, LSF,
pp. 255-259. Voir aussi, LSF, p.
184 : « Une chose n’est réelle (…) que parce qu’elle sort victorieuse
d’une armada de contrariétés qui en empêchaient l’effectuation. Elle traverse
un champ miné, parcouru d’oppositions » ; p. 186 : « la nécessité
est enrobée d’un tissu de contingences ». 
[23]
LSF, p. 181, « l’essence
témoigne toujours de variantes, de variations plus riches que ce qui se
présente » ; p. 190, l’essence se caractérise par son amplitude, sa
capacité à envelopper des « paradoxes énormes » ; pp. 193-194 :
l’essence désigne le mouvement d’une « variation aberrante » ; p.
198 : « L’essence n’est rien d’autre que ce parcours qui ramène à
l’unité les fragments de la contingence, avec la capacité d’en renchaîner les
bouts brisés. » Sur l’expression de « mouvements aberrants »,
voir le beau livre de David Lapoujade, Deleuze,
les mouvements aberrants, Minuit, 2014, et plus précisément, pp.
12-13 où l’auteur montre que Deleuze n’a jamais cessé de chercher une
« logique » adaptée à la description des « mouvements
aberrants » : « logique irrationnelle », logique qui
s’intéresse à ce qui échappe à toute raison. 
[24]
Jean-Clet Martin, Enfer de la philosophie,
op. cit., p. 82-88.
[25]
Avec Philip K. Dick, cette logique fait de l’épouvante sa Stimmung ou sa
tonalité affective essentielle : LSF,
sur la scène de la roulette russe dans Total
Recall, pp. 21-22 ; pp. 171-172.
[26]
Nous renvoyons le lecteur au livre de Jean-Clet Martin, Une intrigue criminelle de la philosophie – Lire La Phénoménologie
de l’Esprit de Hegel, Les Empêcheurs
de penser en rond/La Découverte, 2009.
[27]
Deleuze, Différence et répétition, p.
4.
[28]
Ibid.
[29]
Ibid. 
[30]
Cette thématique de la croyance est récurrente chez Deleuze. On la trouve non
seulement au début de Différence et
répétition : « Nous croyons
à un monde où les individuations sont impersonnelles, et les singularités,
pré-individuelles : la splendeur du “ON” » (Différence et répétition, p. 4, nous soulignons). Mais elle
réapparaît également dans Cinéma 2 :
« Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. » (Cinéma 2. L’Image-temps, p. 223).  La rupture du lien sensori-moteur qui définit
le cinéma moderne entraîne comme conséquence une incroyance généralisée au
monde : les images que nous voyons ne nous concernent plus et « le
monde nous apparaît comme un mauvais film » (Ibid.). Dans ces conditions, la tâche éthique du cinéma, c’est de
nous redonner foi au monde, de rétablir la continuité entre l’homme et le monde
(Ibid., p. 225). Sur ce point,
voir : Pierre Montebello, Deleuze,
philosophie et cinéma, Vrin, 2008, pp. 77-91.
[31]
Comme l’indiquait déjà Jean-Clet Martin dans L’Image virtuelle, l’enjeu de notre modernité philosophique est
bien de retrouver « l’image virtuelle » capable d’éveiller en nous la
construction d’un monde, mais cette recherche n’implique aucune élévation,
aucune fuite vers un monde supérieur : « il ne s’agit pas de quitter ce
monde, de le fuir vers un monde intelligible (…). C’est dans ce monde que
l’image virtuelle réélabore de nouveaux plis (…) une philosophie qui trouve ses
dehors et ses ouvertures au sein de l’immanence absolue » (in L’Image virtuelle, Essai sur la construction
du monde, Kimé, 1996, p. 86). 
[32]
Sur cette question, voir Alain Bublex, Élie During, Le futur n’existe pas : rétrotypes, Éditions B42, 2014. 
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire