vendredi 27 octobre 2017

Hegel futuriste - à propos de "Logique de la science-fiction" de Jean-Clet Martin / Mickaël Perre









« Il faudrait arriver à raconter un livre réel de la philosophie passée comme si c’était un livre imaginaire et feint. »
                    (Deleuze, Différence et répétition, p. 4)

« La Logique (…) se place au-dessus de l’art de son temps, sans doute au-delà de toute esthétique humaine, annonçant des modes d’expression qui n’existaient pas à l’époque de Hegel, des médiations imageantes que son texte appelle, très en avance sur lui-même, vers des créations qu’il ne manquera pas d’inspirer. »
                                                                          (Jean-Clet Martin, Logique de la science-fiction, p. 132)

« Quoi de plus gai qu’un air du temps ? » demandait Gilles Deleuze peu avant la parution de Différence et répétition[1]. Cette question n’est pas seulement l’expression d’une certaine modestie visant à atténuer l’originalité de sa pensée en la référant à un mouvement d’ensemble dont elle dépendrait. La référence à l’air du temps dissimule en réalité une thèse sur l’origine des problèmes philosophiques : comment expliquer que des penseurs différents, appartenant à des générations différentes, évoluant dans des espaces théoriques différents, puissent poser les mêmes problèmes ? Comment rendre compte de ces convergences ? Si les problèmes doivent être construits et ne se posent jamais d’eux-mêmes, on peut parfois avoir l’impression qu’ils évoluent dans un temps virtuel et participent d’un « esprit du temps »[2]. Cela ne veut pas dire qu’ils sont déjà là, disponibles, n’attendant qu’un penseur volontaire pour les cueillir et les exposer. Les problèmes participent peut-être d’un « air du temps », mais il faut encore être capable de les « reconnaître » ; il faut d’abord être sensible aux virtualités d’une époque avant d’en actualiser les problèmes. Les grands penseurs sont tous des « voyants » en ce sens[3] : ils voient les problèmes là où les autres se contentent de répéter ce qui a déjà été dit ; ils ne s’en tiennent pas à l’histoire des problèmes mais scrutent l’invisible, quitte à revenir les « yeux rouges », fatigués par l’effort d’une vision attentive aux devenirs. Comme le remarque Deleuze dans son texte sur le « structuralisme », c’est seulement parce qu’ils permettent de décrire l’appartenance à un « air libre du temps » que les « mots en -isme sont parfaitement fondés », « tant il est vrai qu’on ne reconnaît le gens, d’une manière visible, qu’aux choses invisibles et insensibles qu’ils reconnaissent à leur manière. »[4] 
Le livre de Jean-Clet Martin semble s’inscrire lui aussi dans un « esprit du temps ». Mais cet « air du temps » ne correspond plus tout à fait à celui que Deleuze décrit dans l’Avant-propos de Différence et répétition, à savoir celui d’un « anti-hégélianisme généralisé »[5]. Logique de la science-fiction relève d’une dynamique comparable à celle qui anime le livre de Mark Alizart, Informatique céleste[6] : que signifie lire Hegel aujourd’hui ? Comment penser avec lui ? Comprendre Hegel n’est-ce pas « penser Hegel contre Hegel »[7] ?  Ces deux livres, parus à quelques mois d’intervalle, nous donnent à découvrir un autre Hegel et cherchent à savoir, selon les mots de Foucault, « jusqu’où Hegel, insidieusement peut-être, s’est approché de nous »[8]. Celui-ci nous parle encore aujourd’hui parce qu’il était déjà en son temps un penseur « futuriste ». C’est du moins ce que ces deux auteurs ont vu à leur manière : non seulement la Science de la Logique déploie l’ontologie de notre modernité informatique[9] mais ce « livre extraordinaire » (p. 19) est aussi la machine philosophique à laquelle s’alimentent toutes les œuvres de science-fiction. L’air du temps est donc peut-être celui d’un « hégélianisme futuriste » s’efforçant de rendre la Logique à son incroyable puissance visionnaire et prospective : texte « très en avance sur lui-même » (p. 132) dont nous commençons à peine à mesurer les effets.

Mais en insistant trop sur l’air du temps, on oublierait que Logique de la science-fiction est d’abord le point d’aboutissement d’une certaine « logique » de pensée – au sens où Deleuze parlait, par exemple, d’une « logique de Foucault »[10] comme d’un vent qui se fait dans le dos du penseur et l’entraîne, par secousses et rafales successives, au-devant de sa propre pensée. Cette logique est l’expression d’un mouvement de réflexion absolument singulier, irréductible à tout autre entreprise philosophique, car toute pensée se caractérise par sa vitesse spécifique, par les crises qu’elle traverse, par les violences ou les forces qu’elle subit, par le « balai de sorcière » qu’elle enfourche. S’il y a bien une « logique » à cette Logique de la science-fiction, il ne s’agit donc pas d’une logique linéaire dont il serait aisé de dérouler le fil. Au contraire, la logique de pensée que Jean-Clet Martin déploie de livre en livre est une logique de la bifurcation : chaque ouvrage prolonge et approfondit un même mouvement de pensée mais en le détournant, en l’orientant dans une nouvelle direction, transformant ce mouvement dans l’élan même de son déploiement, donnant toujours naissance à de nouvelles lignes de réflexion, ouvrant sans cesse de nouveaux sentiers qui bifurquent. Ce n’est certes pas la première fois que l’auteur s’intéresse à la science-fiction : il avait déjà coordonné la réalisation de l’ouvrage collectif Métaphysique d’Alien, et certaines des pages les plus marquantes de Plurivers étaient déjà hantées par des références à la SF (Blade Runner, Star Wars, Matrix…). Logique de la science-fiction reprend toutes ces lignes de pensée pour les faire converger vers Hegel. Comme si ce livre devait en définitive remplir une fonction similaire à celle du Concept hégélien : élever un mouvement à la conscience de lui-même. Mais on pourra tout autant lire ce livre comme un essai de cartographie : dresser une carte des concepts en montrant avec Hegel comment tous ces points lumineux se connectent pour former une « constellation philosophique ».
Jean-Clet Martin signe ici un livre monumental, un livre qui tient debout tout seul comme le monolithe noir de 2001, L’Odyssée de l’espace. Peut-être a-t-il écrit ici son chef-d’œuvre. Ce qui est sûr, c’est qu’avec cette « Logique », il est parvenu à accomplir un projet vieux de quelques années[11].
  Quelle est donc la logique de cette somme impressionnante qui s’inscrit dans le prolongement des livres de Deleuze sur le cinéma et dont l’auteur tire un « enfant monstrueux », une sorte de Cinéma 3 qui porte non plus sur « l’image-mouvement » ni sur « l’image-temps » mais sur « l’image virtuelle »[12] ? En réalité, les enjeux sont multiples :  comprendre la science-fiction à partir de Hegel et Hegel à partir de la science-fiction ; tenter une « histoire de la science-fiction » qui rejoindrait « l’empirisme transcendantal » théorisé par Deleuze ; embarquer la métaphysique dans un voyage spatial et la faire dériver vers de nouveaux horizons spéculatifs…
Le sens de l’entreprise n’est pourtant pas évident à saisir de prime abord : pourquoi associer Hegel à des auteurs aussi différents que Philip K. Dick, Asimov, Van Vogt, etc. ? Que peut-il y avoir de commun entre la Science de la logique et les inventions littéraires de la SF ? N’y a-t-il pas quelque chose de proprement « illogique » à vouloir faire communiquer des domaines si éloignés ? N’est-ce pas un rapprochement ouvertement anachronique ? Jean-Clet Martin assume l’anachronisme et va même jusqu’à en faire un procédé de composition philosophique destiné à remplir une double fonction.
Tout d’abord, il s’agit par ce « forçage original » (p. 17) d’arracher Hegel au temps linéaire et à la chronologie bien ordonnée de l’histoire de la philosophie car, comme le reconnaît l’auteur, « les liens entre la Science de la logique de Hegel et la Science-fiction n’appartiennent point à l’histoire de la philosophie » (p. 59). Un peu comme l’avait fait Deleuze avec Spinoza, Jean-Clet Martin montre que Hegel déborde la place que les commentateurs tentent habituellement de lui assigner dans l’histoire de la pensée[13]. En raison même de son « futurisme », Hegel excède sa position historique et soulève la pierre tombale du commentaire pour entrer dans des devenirs qui appartiennent à un autre temps. Lire Hegel à partir de la science-fiction revient ainsi à l’inscrire dans une temporalité désarticulée où des réalités historiquement éloignées se rencontrent et finissent par cohabiter dans une même « zone de voisinage », dans un espace qui brouille les coordonnées classiques de l’histoire de la philosophie. La science-fiction n’est pas simplement l’objet du livre, elle constitue sa « logique » et son mode de déploiement. Dans les brillantes analyses qu’il consacre aux œuvres de science-fiction, le livre théorise en réalité son propre régime d’écriture.  En effet, l’ouvrage adopte une perspective semblable à celle des œuvres de science-fiction puisqu’il fait l’expérience paradoxale d’une temporalité antichronologique, l’expérience d’un « temps hors de ses gonds » qui permet les rapprochements les plus risqués comme les plus féconds, à rebours de tout « bon sens » historique. Jean-Clet Martin invente alors un historioscope philosophique : comme Van Vogt, il « fracasse le cours du récit entre des images parallèles, des montages simultanés pour mettre sur le même plan des époques différentes (…) Tous les événements s’étalent soudain sur le même plan » (p. 9). Mais ce dispositif antichronologique tient tout autant du cinémascope puisqu’il s’agit de prendre Hegel et la science-fiction dans un même « cycle » temporel[14]. La logique de composition semble ainsi profondément cinématographique et donne lieu à un véritable « montage ». Le collage de la Logique hégélienne et de la science-fiction, par le raccourci historique qu’il opère, peut notamment faire penser à la pratique du cut comme juxtaposition brutale de deux plans apparemment sans rapport et qui laisse pourtant deviner l’existence d’une logique souterraine. Un peu comme le fameux raccord "os" et "station spatiale" dans le 2001 de Kubrick : l’ellipse et le saut temporel deviennent ici des principes d’efficacité visuelle suggérant dans la rupture des plans des continuités profondes (le devenir-station spatiale de l’os suffit à résumer toute l’histoire de l’humanité et de la technique). Comme le cut cinématographique, le rapport Hegel/science-fiction « tient d’un saut brutal, d’une construction contingente mais innovante » (p. 16).
Mais l’anachronisme permet surtout à l’auteur de fictionner Hegel. La « fiction » par les anachronismes qu’elle autorise s’impose ainsi comme un modèle de réécriture inventive (p. 16, 131) et témoigne d’une « approche imaginative de Hegel » (p. 60). Il s’agit d’imaginer un Hegel lecteur de science-fiction car s’il ne pouvait évidemment pas, compte-tenu de sa position historique, « parler de cinéma » ou bien « aborder la science-fiction comme genre littéraire », « il n’y a aucune raison de penser qu’il ne l’aurait pas fait » (p. 132). La tâche que se donne Jean-Clet Martin est de réécrire la Logique en réalisant fictivement cette impossibilité historique. Repenser la Logique sur le mode de la fiction consiste dès lors à rejouer l’histoire : « imaginons la forme que la Logique aurait prise si Hegel avait effectivement lu de la science-fiction ! ». La réécriture ne relève pas ici du pastiche ou d’un jeu ironique avec les références (« imaginer un Hegel philosophiquement barbu ») mais constitue une opération rigoureuse de recréation consistant à explorer les virtualités d’une pensée – à l’écart de toute « répétition universitaire »[15]… Évidemment, la réécriture suppose une forme de répétition et l’organisation du livre reprend bien la tripartition hégélienne : l’Être, l’Essence, le Concept. Mais cette répétition ne consiste nullement à redire ce que Hegel a déjà dit – à la façon d’un commentaire littéral – mais à saisir dans ce qu’il dit effectivement des possibilités de pensée qui s’étendent au-delà de ce qu’il a explicitement dit. Borges sert ici à penser cette mise en fiction et cette répétition créatrice : « Nous croyons, comme Borges, à une puissance du faux, à une falsification créatrice de rapports inédits et risqués. » (p. 132).  La répétition devient ainsi un opérateur paradoxal de différenciation et de variation au lieu d’être conçue comme une procédure de transcription ou de copie. Plutôt que de revenir au même, il faut que la répétition donne à voir la plus grande différence. Comme Pierre Ménard, le héros fictif de la nouvelle de Borges qui répète le Don Quichotte de Cervantès, Jean-Clet Martin répète la Logique de Hegel en la projetant « au-delà de son temps propre »[16]. Le statut de l’anachronisme s’en trouve changé : l’« anachronisme délibéré » et les « attributions erronées » ne sont plus ici des défauts méthodologiques risquant de nous éloigner de la vérité initiale de l’œuvre mais deviennent au contraire des techniques visant à enrichir le sens du texte. Comme pour les deux versions du Quichotte, la Logique de Hegel et celle de Jean-Clet Martin sont « verbalement identiques » (les concepts sont les mêmes), mais en branchant le texte original sur des sources anachroniques, la répétition l’enrichit de nouvelles déterminations théoriques[17]. On pourrait rapprocher cette lecture inventive de celle que l’auteur proposait déjà dans L’Âme du monde en partant cette fois d’Aristote et de sa Physique : « Ce qui importe, à cet égard, ce n’est pas un Cervantès ou un Aristote [ou un Hegel] primitifs, mais notre capacité inventive à les renouveler, à inclure sous ces noms de nouvelles déterminations, à se laisser capter par la puissance d’expansion que ces noms réclament, retrouvant, en eux, la force de diffusion qui les porte et cherche à déplier leur caractère aussi loin que leur nomination pourra le supporter. »[18]

La question persiste : pourquoi Hegel et la science-fiction ? N’y a-t-il pas dans ce rapprochement quelque chose d’arbitraire et de gratuit ? Pourquoi est-il nécessaire de lire Hegel à partir de la science-fiction, et inversement, de connecter les œuvres de science-fiction à la machine philosophique hégélienne ? Quels sont les effets qui ressortent de cet agencement ? C’est la logique qui sert ici de point d’articulation : « La science-fiction a toujours été en quête d’une Logique » (p. 7), et c’est de là qu’elle tire son « étrange disposition philosophique » (p. 8). « La science-fiction réclame très tôt déjà une logique plutôt fragmentaire, libérée du carcan de la vraisemblance : une logique “non-aristotélicienne” » (p. 9-10).  La réponse est claire et réfute toute accusation d’arbitraire : Hegel peut rencontrer les auteurs de science-fiction car il recherche la même chose qu’eux, à savoir une « nouvelle Logique » (p. 9). Le livre déplie minutieusement les dimensions de cette « Logique » tout en multipliant les interférences entre concepts hégéliens et images de la science-fiction. Il en ressort un double effet : une « animation de concepts » (p. 122 et 312) et une conceptualisation imagée. Les images de la science-fiction permettent de rendre visible le mouvement de conceptualisation qui anime la pensée hégélienne. Les images deviennent ainsi les métaphores du concept : le désert de Dune devient l’image de l’Absolu ou de l’être saisi hors de toute coordonnées familières (p. 34-38) ; la stèle noire de 2001 devient l’image du néant hégélien (p. 113), le vaisseau spatial devient la « métaphore de la substance » (p. 207), etc. Et inversement, la référence à Hegel permet de conceptualiser les images de la SF. Il ne s’agit pas de penser à la place de la SF mais de montrer comment les auteurs de SF pensent en images, la « fiction spéculative » (autre nom de la « science-fiction ») étant profondément « conceptuelle » (pp. 16-17).  
Mais quelle est précisément cette logique ? Où réside sa nouveauté ? Il s’agit d’une logique irréductible à la « logique aristotélicienne » et « leibnizienne » qui élève la contradiction et l’incompossible au rang de principes directeurs pour l’exploration d’autres mondes possibles ; une logique qui dépasse les limites de la pensée représentative et les catégories rassurantes de l’entendement, ce grand séparateur et ce puissant Epitomator[19] qui méconnaît la fluidité essentielle du réel tout autant que sa conflictualité fondamentale[20] ; une « logique de la sensation » ouverte à des phénomènes qui transgressent les cadres ordinaires de la sensibilité et nous invitent à « sentir autrement » (p. 234-236) ; une logique qui ne suit plus l’ordre linéaire de la causalité mécaniste (ces « longues chaînes de raisons toutes simples et faciles »), mais qui se montre attentive aux bifurcations du vivant, à cette « diabolique dialectique »[21] qui fait communiquer les composantes les plus hétérogènes ; une logique qui perturbe l’ordre réglé des fins (finalisme) pour insister sur la contingence irréductible du devenir, une chose ne devenant « réelle » qu’en parvenant à affirmer sa nécessité dans une lutte dont l’issue n’est jamais assurée[22]...
Cette logique est l’autre nom d’un « empirisme transcendantal » : on ne pourra suivre les « mouvements aberrants » de l’essence[23] qu’en portant chaque faculté jusqu’à sa limite transcendantale qui est aussi la limite de son propre exercice empirique. Le problème est toujours le même : comment « franchir le mur, la bordure qui nous arrête, qui nous impose sa limite » (p. 21) ? Comment quitter le « plan de l’opinion ou du monde » (p. 70) pour rejoindre l’espace vide de l’infini ? Comment passer le « cap de l’expérience » (p. 73) pour atteindre le plan de l’Absolu ?  Comment créer une brèche spatio-temporelle qui nous fasse passer dans un autre monde à la manière d’un « couloir », d’une « passerelle » ou d’un « ascenseur » (p. 117) ? Comment casser la vitre du réel – comme dans cette scène fameuse du Blade Runner de Ridley Scott où la répliquante Zohra traverse la vitrine d’un magasin et donne naissance, dans le mouvement de sa chute, à la possibilité d’une perception pure, d’une vision au ralenti, se substituant à la vision accélérée de la perception pratique et de la course-poursuite ?
C’est dans cette « illogique des extrêmes »[24], dans l’expérience d’une percée ou d’une traversée en direction des profondeurs que la Logique hégélienne et la science-fiction se retrouvent : « des conditions extrêmes, radicales, suffisent parfois pour appeler une expérience commune, retrouver une pensée, une inquiétude qui se charge d’un “fond” capable d’entrer en conjonction avec les archétypes les plus obscurs » (p. 12). Le terme de « logique » sert donc à nommer le désir métaphysique qui anime conjointement la philosophie hégélienne et les œuvres de science-fiction : « désir de faire le voyage, de repartir depuis le début, depuis la nuit et le néant, nous plaçant au seuil du monde, aux abords de l’abîme. » (p.17).  Tous les aspects de la logique que nous venons d’énumérer découle finalement de cette détermination première : la logique comme exploration des abysses, comme plongée effrayante[25] dans l’obscurité inhospitalière d’un autre monde. En ce sens, la Logique est d’abord « archéo-logique », logique de l’arkhè ou de la fondation, retour à une nuit archétypale d’où tirer les possibilités d’un recommencement, la Science de la Logique rejoignant dans ce mouvement le Cycle de Fondation d’Asimov (pp. 12-13).

N’en déplaise à Deleuze, Hegel n’a pas seulement conçu sa Phénoménologie de l’Esprit comme un « roman policier » ou comme une « intrigue criminelle »[26], il est aussi le premier à avoir pensé le livre de philosophie comme une « sorte de science-fiction » : la Science de la Logique est en ce sens le premier ouvrage philosophique d’anticipation. C’est du moins ce que suggère Jean-Clet Martin qui, dans un renversement créateur, place cette citation deleuzienne en exergue de son livre. Comme l’explique Deleuze, la philosophie comme « science-fiction » se reconnaît à ses tentatives périlleuses pour approcher une « cohérence qui n’est pas plus la nôtre, celle de l’homme, que celle de Dieu ou du monde »[27]. Elle désigne donc l’expérience d’une pensée qui avance à la limite ou « à la pointe de son savoir »[28]. Dans ces conditions, il n’y a pas d’exploration sans quelque chose comme une expérience de l’im/monde ou de la perte du monde, ce qui fait en même temps de tout livre de « science-fiction » un « livre apocalyptique »[29], un livre de « fin du monde ». Et pourtant, Logique de la science-fiction n’adopte pas un ton apocalyptique ou nihiliste. C’est même tout le contraire. Pour Jean-Clet Martin, l’expérience de l’immonde est indissociable de la découverte positive d’un « plurivers » ; le monde ne finit que parce que d’autres mondes commencent ; notre monde anthropocentré se défait mais révèle dans son effondrement l’existence d’autres mondes possibles. L’apocalypse possède ainsi un revers cosmogonique. Mais du coup, c’est la signification même du terme « anticipation » qui change radicalement : avant d’être associée au futurisme comme foi en l’avenir, l’anticipation désigne d’abord la « foi au monde » ou la croyance dans les possibilités de futur de notre monde. Le problème de l’anticipation est celui de la croyance au monde[30] : comment croire au monde ? La réponse se trouve dans la Logique de Hegel aussi bien que dans les grandes œuvres de science-fiction ou d’« anticipation ». On ne pourra recommencer à « croire au monde » qu’en acceptant que la réalité de ce monde ne s’épuise pas dans l’actualité des choses perceptibles, reconnaissables et manipulables ; si ce monde doit faire l’objet d’une « croyance » ou d’une approche « fictionnelle », c’est qu’il excède dans ses virtualités nos systèmes de mesure, nos catégories mentales et nos schèmes pratiques. Une telle approche suppose bien en effet de remplacer le modèle du savoir par celui de la croyance car, en réalité, nous ne savons pas ce que peut le monde. Seule une Logique peut inventorier les puissances en mondes de notre monde. Nul besoin ici de faire l’hypothèse d’un monde supérieur ou d’un autre monde que le nôtre pour justifier cette foi ; cette croyance est un acte d’immanence puisqu’il s’agit de croire dans les ressources virtuelles de ce monde-ci[31]. Anticiper le monde revient ainsi à l’appréhender dans le foisonnement de ses virtualités, dans la consistance de ses « futuribles »[32] et de ses possibilités de devenir. S’il y a un futurisme de Hegel, c’est bien ici qu’il faut le chercher : l’idéalisme hégélien se caractérise par sa capacité à appréhender ces entités virtuelles, « idéelles sans être abstraites », « réelles sans être actuelles ». Et c’est cette « image virtuelle » du monde que la science-fiction, pour son compte, n’a pas cessé de déplier dans ses propres fabulations.
 Dès lors, « il reste peut-être aux philosophes la tâche de revenir aux possibilités éconduites du réel, refusées par le bon sens, et à relire la Logique de Hegel, à l’envoyer vers le ciel étoilé, trouvant dans la science-fiction les conditions d’une telle mission spatiale » (p. 16).


Mickaël PERRE



[1] Deleuze, L’Île déserte, « Sur Nietzsche et l’image de la pensée », p. 196.
[2] Deleuze, L’Île déserte, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », p. 238.
[3] Sur Spinoza, voir Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, p. 23.  Sur Foucault et sa capacité de voyance, voir Deleuze, Deux régimes de fous : « passion de voir », p. 229 ; pp. 256-257.
[4] Deleuze, L’Île déserte, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », p. 239.
[5] Deleuze, Différence et répétition, p. 1.
[6] Jean-Clet Martin évoque lui-même une continuité ou une filiation entre son propre travail sur Hegel et celui de Mark Alizart (Logique de la science-fiction. De Hegel à Philip K. Dick, Les Impressions nouvelles, 2017, p. 333, désormais abrévié LSF).  Et Mark Alizart cite à son tour Jean-Clet Martin comme principal inspirateur de son livre (Informatique céleste, PUF, Perspectives critiques, 2017, p. 70, n. 1).
[7] Mark Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 79 : « Il faut donc sauter dans la danse informatique de l’Être, sauter dans la machine, pour comprendre Hegel, quitte à penser Hegel contre Hegel. Hic machina, hic salta ! »
[8] Michel Foucault, L’Ordre du discours, in Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2015, p. 256. En un sens, nous pourrions appliquer à Jean-Clet Martin ce que Foucault dit au sujet de son maître Jean Hyppolite et de son rapport à Hegel : « Il ne se servait point du système hégélien comme d’un univers rassurant ; il y voyait le risque extrême pris par la philosophie. » (Ibid., p. 257). Comme Jean Hyppolite, Jean-Clet Martin assimile la « Logique » hégélienne à une entreprise risquée, ouverte aux dangers d’une exploration infinie et où la pensée ne peut jamais se rassurer dans la clôture définitive de son propre système.
[9] La Science de la Logique abrite « la première ontologie digitale, la première ontologie identifiant une informatique à l’œuvre dans l’Être », ontologie informatique car elle réalise de façon dynamique l’unité de l’Être et de la Pensée (Mark Alizart, Informatique céleste, op. cit., p. 80).
[10] Deleuze, Pourparlers, p. 116, 118 et 129.
[11] « J’aimerais bien tenter une aventure ultime pour mon existence, qui serait un peu celle de Deleuze par rapport au cinéma : une histoire de la science-fiction essentiellement problématique au lieu de thématique. (…) Science-fiction veut dire en tout cas que la science est portée vers des fictions qui dépassent l’usage de la raison bornée au champ d’une expérience possible. Il y a dans toute fiction un empirisme beaucoup plus profond, transcendantal, qui pousse au-delà, qui renoue avec l’illusion, un amour de l’illusion pour redonner à la métaphysique des objets et un désir différents de ceux de Dieu, du monde ou du moi dont nous savons qu’ils intéressaient la métaphysique classique. La science-fiction est une matière pour ensorceler la sagesse classique vers des territoires insoupçonnés et des délires créateurs. Comme vous voyez, tout ça est très deleuzien, avec des différences qui tiennent à un parcours propre où se croisent Derrida autant que James ou Hegel… ». Entretien avec Jean-Philippe Cazier initialement publié en 2010 dans le numéro 75 de la revue Chimères. Également disponible sur le site de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/jean-philippe-cazier/blog/260414/entretien-avec-le-philosophe-jean-clet-martin.
[12] Jean-Clet Martin fait lui-même le rapprochement entre son travail et les livres de Deleuze sur le cinéma (p. 16, p. 331). On notera toutefois une différence essentielle entre ces deux entreprises : ce n’est plus Bergson mais Hegel qui sert désormais de matrice conceptuelle.
[13] Voir notamment, Deleuze, Dialogues, p. 22 : « Et Spinoza, c’est facile de lui donner même la plus grande place dans la suite du cartésianisme ; seulement il déborde cette place de tous les côtés, il n’y a pas de mort vivant qui soulève plus fort sa tombe, et dise aussi bien : je ne suis pas des vôtres. »
[14] Sur l’historioscope et sa différence avec le cinémascope, cf. LSF, p. 312.
[15] LSF, p. 131 : « Certes, beaucoup de commentaires abordent l’œuvre de façon linéaire, en répètent correctement la construction et en précisent les enjeux (…). Nous n’avons pas pour ambition de rajouter une étude raisonnée à cette répétition universitaire. Il n’est pas sûr que l’on gagnerait quelque chose sur la voie du commentaire, dont la bibliographie est sans doute déjà excellente, fort épaisse par ailleurs. »
[16] LSF, p. 116 : « Rien n’interdit (…) de réaliser des projections hégéliennes au-delà de son temps propre, dans des durées que la science-fiction met également en intrigue, avec un sérieux littéraire qui n’aurait sans doute pas déplu à Hegel, dans l’esprit de son maître-ouvrage sur la Phénoménologie de l’esprit. »
[17] Jean-Clet Martin trouve le modèle d’une telle répétition créatrice chez Borges mais aussi chez Deleuze. Ce dernier cite Borges dans l’Avant-propos à Différence et répétition et trouve dans ses « Fictions » le moyen de repenser l’exercice du compte-rendu philosophique : « Il faudrait arriver à raconter un livre réel de la philosophie passée comme si c’était un livre imaginaire et feint. On sait que Borges excelle dans le compte rendu des livres imaginaires. Mais il va plus loin lorsqu’il considère un livre réel, par exemple le Don Quichotte, comme si c’était un livre imaginaire, lui-même reproduit par un auteur imaginaire, Pierre Ménard, qu’il considère à son tour comme réel. » (pp. 4-5). Rappelons que dans sa nouvelle Borges lui-même considère Ménard comme l’inventeur d’une nouvelle technique de lecture : « Ménard (peut-être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture par une technique nouvelle : la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées. » (Borges, Fictions, Gallimard, 1983, collection Folio, pp. 51-52).
[18] Jean-Clet Martin, L’Âme du monde. Disponibilité d’Aristote, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 1998, pp. 54-55.
[19] Sur « l’entendement séparateur », voir Hegel, Science de la Logique : Tome 1, La logique objective. Premier livre : La Doctrine de l’Être (1832 – 2nde édition), Préface à la 2nde édition, Paris, Kimé, 2007, p. 22. Et pour l’entendement comme puissant simplificateur, il faut se reporter à l’édition allemande de « La Raison dans l’histoire », Vorselungen über die Philosophie der Weltgeschichte Band I : Die Vernunft in der Geschichte, Hoffmeister (ed), Hamburg, Meiner, (1955) 1994, p. 14 : « der Verstand ist der mächtigste Epitomator ». 
[20] Sur la critique de l’entendement comme exercice d’une logique binaire et séparatrice, cf. LSF, p. 87, 88, 150-153, 247.
[21] Jean-Clet Martin, Enfer de la philosophie, Éditions Léo Scheer, 2012, p. 37-40.
[22] Il faut lire ici les pages magnifiques que l’auteur consacre à la « logique de la guerre » qui anime le vivant, LSF, pp. 255-259. Voir aussi, LSF, p. 184 : « Une chose n’est réelle (…) que parce qu’elle sort victorieuse d’une armada de contrariétés qui en empêchaient l’effectuation. Elle traverse un champ miné, parcouru d’oppositions » ; p. 186 : « la nécessité est enrobée d’un tissu de contingences ».
[23] LSF, p. 181, « l’essence témoigne toujours de variantes, de variations plus riches que ce qui se présente » ; p. 190, l’essence se caractérise par son amplitude, sa capacité à envelopper des « paradoxes énormes » ; pp. 193-194 : l’essence désigne le mouvement d’une « variation aberrante » ; p. 198 : « L’essence n’est rien d’autre que ce parcours qui ramène à l’unité les fragments de la contingence, avec la capacité d’en renchaîner les bouts brisés. » Sur l’expression de « mouvements aberrants », voir le beau livre de David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, Minuit, 2014, et plus précisément, pp. 12-13 où l’auteur montre que Deleuze n’a jamais cessé de chercher une « logique » adaptée à la description des « mouvements aberrants » : « logique irrationnelle », logique qui s’intéresse à ce qui échappe à toute raison. 
[24] Jean-Clet Martin, Enfer de la philosophie, op. cit., p. 82-88.
[25] Avec Philip K. Dick, cette logique fait de l’épouvante sa Stimmung ou sa tonalité affective essentielle : LSF, sur la scène de la roulette russe dans Total Recall, pp. 21-22 ; pp. 171-172.
[26] Nous renvoyons le lecteur au livre de Jean-Clet Martin, Une intrigue criminelle de la philosophie – Lire La Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2009.
[27] Deleuze, Différence et répétition, p. 4.
[28] Ibid.
[29] Ibid.
[30] Cette thématique de la croyance est récurrente chez Deleuze. On la trouve non seulement au début de Différence et répétition : « Nous croyons à un monde où les individuations sont impersonnelles, et les singularités, pré-individuelles : la splendeur du “ON” » (Différence et répétition, p. 4, nous soulignons). Mais elle réapparaît également dans Cinéma 2 : « Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. » (Cinéma 2. L’Image-temps, p. 223).  La rupture du lien sensori-moteur qui définit le cinéma moderne entraîne comme conséquence une incroyance généralisée au monde : les images que nous voyons ne nous concernent plus et « le monde nous apparaît comme un mauvais film » (Ibid.). Dans ces conditions, la tâche éthique du cinéma, c’est de nous redonner foi au monde, de rétablir la continuité entre l’homme et le monde (Ibid., p. 225). Sur ce point, voir : Pierre Montebello, Deleuze, philosophie et cinéma, Vrin, 2008, pp. 77-91.
[31] Comme l’indiquait déjà Jean-Clet Martin dans L’Image virtuelle, l’enjeu de notre modernité philosophique est bien de retrouver « l’image virtuelle » capable d’éveiller en nous la construction d’un monde, mais cette recherche n’implique aucune élévation, aucune fuite vers un monde supérieur : « il ne s’agit pas de quitter ce monde, de le fuir vers un monde intelligible (…). C’est dans ce monde que l’image virtuelle réélabore de nouveaux plis (…) une philosophie qui trouve ses dehors et ses ouvertures au sein de l’immanence absolue » (in L’Image virtuelle, Essai sur la construction du monde, Kimé, 1996, p. 86).
[32] Sur cette question, voir Alain Bublex, Élie During, Le futur n’existe pas : rétrotypes, Éditions B42, 2014. 

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