Voici concernant l'ouvrage d'Aurélien Barrau publié récemment chez Galilée ce que Jean-Luc Nancy et moi-même avons proposé comme ouverture lors de la soutenance de thèse dont la pagination est ici conservée pour toutes les références.
Jean-Luc Nancy :
"L’ouvrage d’Aurélien Barrau est un livre avant d’être une thèse.
C’est-à-dire le tracé singulier d’une pensée – tout à la fois une intuition,
une étincelle, un souci, une conviction. Il s’agit d’un texte net, à la progression franche et décidée, que
n’alourdissent ni des longueurs démonstratives ni des amoncellements de
références ni des prolongements vers d’autres perspectives. Cela ne signifie
pas qu’il n’y ait pas de rigueur logique, de connaissances très étendues ni de
vertus heuristiques. Bien au contraire, ces qualités sont toutes présentes avec
une intensité particulière. Mais au lieu de s’exposer, si on peut le dire
ainsi, pour leurs propres charmes, elles sont actives au sein d’un mouvement
d’ensemble dont la poussée profonde et la puissance ne cessent jamais d’être
sensibles au lecteur.
Autant dire que cette thèse n’est pas « académique » au sens où
ce mot évoque malheureusement une allure du discours compassée, prudente et
ratiocinante. Pour autant, ce n’est pas une thèse qui s’arrête, selon un
procédé devenu un peu à la mode, sur la mise en question, en jeu ou en abyme de
son propre caractère « thétique » et institutionnel. C’est une thèse qui se pose, comme il se
doit, et qui se pose avec la simplicité et la fermeté des audaces décidées mais
calmes et tout occupées de tracer leur chemin. Aurélien Barrau sait que le sien
est risqué, voire « potentiellement dangereux » selon des mots qu’il
cite de Goodman lui-même. Il n’envisage pas ce risque en tête brûlée même si le
feu qui l’anime ne peut pas laisser insensible. Le feu, c’est-à-dire comme il
le souligne, chez Héraclite la première incarnation et le premier souffle du
logos (p. 57).
Ce travail est enflammé – sans exaltation ni pathétique. Un feu court
tout au long de ses quatre parties, sans retomber mais sans incendier
l’architecture serrée qu’il suit comme un éclair glisse le long d’un
paratonnerre à cage maillée. Ce feu est celui de la vérité, avec laquelle
« plus qu’une connivence » est relevée. La vérité est le grand motif,
le moteur et le mobile de ce travail.
En un sens, en effet, il est possible de dire que l’examen jumelé,
contrasté, différencié et combinatoire des pensées de Derrida et de Goodman qui
fait l’objet avéré de la thèse, se fait sous le signe de la vérité et en vue
d’elle. Sous le signe et en vue d’une vérité non totale ou totalisante, non
unique ni unifiante, ni principielle ni finale, ni voilée ni dévoilée – pas
même dans le battement heideggerien des deux mais vérité qui se signale avant
tout par ceci qu’ « on ne l’a pas » (p. 231) mais que bien
plutôt elle nous ouvre dès que nous sommes en souci d’elle.
Cette vérité délogée de l’ensemble formé par l’Un et l’Ordre – mais au
fond aussi bien repérée dans cet ensemble comme ce qui le force et l’excède –
est non seulement le nom de ce qui est ici cherché et/ou posé – posé dans sa
complexité, son inachèvement, son surgissement et son échappée – mais elle est
aussi, il faut le dire car la thèse ne le dit pas, l’élément même ou la pulsion
à partir de quoi le projet a été rendu possible de confronter, croiser et
recroiser deux pensées que nul n’aurait songé à convoquer ensemble si n’avait
été aperçu en elles deux façons hétérogènes et pourtant non incongruentes de
mettre la vérité en jeu.
Pour tenter, dans ce rapport, une indication ramassée, je dirais qu’une
formule de la p. 235 me communique au mieux la teneur de ce qui aura motivé la
thèse. C’est lorsque son auteur écrit que dans la perspective de Goodman les
« mises en adéquation » qui « permettent la connaissance et la
compréhension » ne sont pas « des adéquations entre un donné et un
discours » mais « bien davantage une trajectoire interne, une sorte
de balistique de la chute-en-soi ». Ce qui est dit là de Goodman résonne
avec ce qui sera dit un peu plus loin de Derrida pour qui selon Barrau
« la littérature […] ex-pose la possibilité d’un ailleurs mais elle n’y
conduit pas. Elle se tient dans l’équilibre instable de l’entre-monde. La chute
est toujours imminente. Et n’a pas lieu. » Les deux formules se font
signe. Chute en soi ou chute au dehors imminente et retenue, il s’agit chaque
fois d’un rapport à soi qui se perd en lui-même soit qu’il tombe dans son vide,
soit qu’il ne puisse sortir de soi pour y revenir. La vérité commune – si on
peut dire, commune dans l’incommensurable des deux pensées – est la vérité
d’une immanence ou plutôt comme l’immanence de ce qui ne se transcende ni en
« un » ni en « ordre » selon un « immanentisme
assumé » (p. 220).
Ce dernier ne laisse pas pour autant l’absence de l’un virer en ordre ni
celle de l’ordre virer en retour à l’un. Cette retenue mutuelle de chacun des
penseurs par l’autre – qui fait l’objet de la troisième partie – est sans doute
le ressort le plus décisif de l’opération menée par Barrau. Ce qui indique
aussi que la vérité, ici, c’est la sienne au sens où c’est exactement dans la
combinaison des « parages et partages » et des
« irréconciliations » que se trame la configuration de la thèse. Ou
mieux dit, de l’invention voire de la création qu’elle porte.
Avant d’y revenir, posons rapidement les repères des deux premières
parties : la toute première envisage les « inconforts avec la
vérité » propres aux deux auteurs et conduit à travers la double analyse à
dégager cette « vérité immanente » (p. 46) dont le sens le plus vif
me paraît être ceci : elle ne surplombe pas une quête qui serait tournée
vers elle, inaccessible ou non, mais elle est toujours déjà là, en acte dans la
démarche ou dans le « faire » (nommé peu avant) qui se révèle comme
ce qui précède et déborde forcément toute recherche d’elle.
La thèse d’Aurélien Barrau a selon moi le mérite insigne d’ouvrir –en
effet, c’est son mot, un mot difficile, usé peut-être et pourtant nécessaire –
un nouveau temps de pensée. Le temps d’une pensée capable de surmonter
l’impérialisme aussi bien logique que métaphysique, économique et idéologique
qui est en train de ployer sous son propre poids. Ce n’est qu’un début, bien
sûr – et il le sait.
Pour toutes ces raisons, cette thèse est plus qu’un travail exceptionnel.
Elle ne traite pas seulement d’un objet ou d’un thème, elle fait, elle met en
œuvre, elle pratique déjà ce dont elle s’efforce d’ouvrir l’espace de jeu en
rapprochant pour les écarter en forme de béance et d’attente les deux noms et
les deux postures de Derrida et de
Goodman. Elle s’est déjà glissée dans la porte ainsi créée et entr’ouverte.
Elle met un pied dedans pour qu’elle ne se referme pas. Le pied de la vérité,
son insistance à ne pas se laisser identifier»
*
Jean-Clet Martin :
"La thèse d’Aurélien Barrau, comme cela a été rappelé déjà, réalise une
traversée du multiple. Mais comme telle, assumant ce chaos irisé, elle n’est
pas du tout réfractaire à l’ordre. Cette affirmation pourrait surprendre à
considérer le sous-titre choisi par Aurélien Barrau. Mais pour autant que
l’objet de l’analyse suive le fil du multiple, celui du divers, il faut bien
supposer une ordonnance de ce qui s’appelle mondes, fussent-ils plus d’un, fussent-ils infinis. Tout
ordre ordonne une multiplicité. Multiplicité et ordre sont d’une certaine
manière impliqués dans un même procès. Un ensemble est toujours un ensemble
d’éléments, éléments qui peuvent eux-mêmes s’ordonner de parties, parties qui
excèdent le nombre initial d’éléments. Il y a dans tout ensemble une
excroissance, quelque chose qui déborde et, par conséquent, la multiplicité
sera ordonnée autour d’une ligne de fuite, une ligne qui peut se prolonger sans
terme. « Faire fuir, c’est là tout l’effet disséminant que Derrida met en
place » comme il est dit en p.25.
Mais le mot ligne de fuite, ligne d’erre, est encore trop Deleuzien.
Aurélien Barrau propose un concept qui lui est propre et qu’il nomme une
« ralentie dans le champ des possibles », une fuite qui traverse un
champ de résistances, de remodelage (p. 34). Alors les ensembles fuient en
désordre tout en laissant derrière eux des ordres dissemblables, désordre fait
d’ordres complexes. Ce pourquoi Aurélien Barrau pourra dire page 146 que
« le pluriel lui-même est plus que
lui-même ». C’est l’essentiel! Il n’est pas seulement question alors
de mosaïque ou de puzzle, mais sur chaque pièce du puzzle croît une nouvelle
mosaïque. L’ensemble n’est donc pas seulement multiple comme un tout serait
fait d’éléments, il se multiplie sans cesse, activement. Il est pris dans des
formes d’exposants, de puissances qui vont à l’infini.
« Le pluriel est plus que lui-même », cette thèse d’Aurélien
Barrau veut dire que toute multiplicité est ouverte et que toute totalité du
coup sera fractionnaire ou fractionnée. Et ce déchirement signe la loi de l’immanence.
Cette fuite, cet ensemble qui fuit est affecté d’une déconstruction, d’une
trouée intérieure dont Derrida aura exposé la loi, la justice supérieure. A la
même page que celle que je viens de noter Aurélien Barrau pourra donc dire –je
cite- « Derrida multiplie la multiplication de l’intérieur ». C’est
cet immanentisme proliférant qui est essentiel aux multiplicités, opérant dans
une ligne de fragmentation, de dissémination qui s’expanse de l’intérieur. Ce n’est donc pas un désordre qui serait
lié à des accidents, des contingences extérieures. Ce désordre est une
conséquence rigoureuse de la raison elle-même, de ce qu’il y de plus nécessaire
et de plus systématique. Il y a, en ce sens, une systématicité de la
multiplicité que Deleuze nomme « hétérogenèse ». L’élément central de
la multiplicité, sa mise ensemble tient à l’inconfort de sa vérité, mot
récurrent de la thèse. Il tient à la remise en cause du principe qui en
constitue l’attracteur étrange, le bassin ordonnateur qui agit pour ainsi dire
comme ferait une trouée.
Nous voici engagés dans une dissémination constructive en même temps que
déconstructive et qui désigne très rigoureusement un effet de système, une
pluralité non pas seulement annexe, illustrative, ludique, mais une pluralité
qui se règle sur le dérèglement de l’unité. C’est la loi de la différence
originaire et du retard qui met UN en position tierce. L’UN, dans De l’origine
de la géométrie, est bien ce que l’ordre lui-même ne peut poser qu’en
troisième lieu. Et l’ordre est pour cela-même sans un. Il est sans un de façon
constitutive, c'est-à-dire essentielle.
Cette ligne de démembrement, de démeublement de tout ordre, de tout
ensemble, ce désassemblage, n’ont rien de relativiste au sens arbitraire de ce
qui serait simplement une perspective, une interprétation qui laisserait à
chacun la joie d’opiner, de supputer, de s’opposer, de contredire pour affirmer
sa grandeur et sa violence. Le désordre de la multiplicité se corrode de façon
qui n’a rien du relativisme démocratique. Ce démembrement n’est pas
axiologique. Il est axiomatique. Il n’est pas, nous apprend Aurélien Barrau,
contraire à la vérité la plus rigoureuse qui soit, à la seule rigueur qui soit.
La vérité c’est précisément que l’ordre soit multiple, que toutes les formes
les plus contradictoires coexistent dans des ensembles différents. C’est la
différence qui acte la vérité. C’est la différence qui en est la signature. La
multiplicité aménage une place à la vérité dans sa plus grande variété, une
variété disséminée dans des jeux différents dont chacun marque un ordre, dans
des lignes de cohérence chaque fois absolues, absolues parce que différentes.
Ce que veut dire « faire des mondes » selon Goodman.
Il y a des ordres entre éléments qui génèrent des parties qui sont autant
de mondes différents. Et la vérité contemporaine à Derrida et Goodman, c’est de
tout mettre en œuvre pour construire cette déconstruction. Les ordres réalisés
sont pour ainsi dire actualisés dans des séries correspondantes. Ils ne se
ramènent jamais dit Barrau « à un unique ordre sous-jacent, ne s’ordonnent
plus en un méta-niveau capable de les relever dans l’unité ». L’ordre est
davantage sériel. Chaque série montre un ordre sans faille, le chaos, la faille
se glissant plutôt entre les séries.
Des ordres multiples forment du coup des lignes, des mondes, mais entre
ces lignes, il n’y a pas de tissu pour reprendre le tout, pas de motif autre
que celui du patchwork ou de la mosaïque. Ce sont des ordres ramifiés, des
ordres fibrés. Et ils se contredisent non pas de façon successive, l’un après
l’autre comme le veut le principe de contradiction. Ils se contredisent dans
l’actualité, actuellement. Ce qui peut se nommer démantèlement pour qui se
souvient que le démantèlement est une affaire de manteau, avec sa doublure,
avec ses deux tissus, ses deux mondes, ses poches, ses secrets, ses lignes qui
font des manches, des anneaux de Moebius, des anses, des tores, des braguettes,
des fermetures en éclair, des boutons, des nœuds, des cravates et ainsi de
suite dans une confection sans unité.
Les ordres sont des trames à multiples niveaux, avec un tissage, une
forme de nouage propre à chacun. C’est arlequin d’une certaine manière. C’est
un cubisme, mais dont les cubes se déforment, changent de métrique au lieu de
rester angulaire à la manière de Picasso. Ils ne sont ni analytiques, ni
synthétiques mais topologiques. Et sous ce rapport, on peut dire avec Barrau
que Derrida comme Goodman « poussent la déviation au-delà du champ dans
lequel la différence a pris naissance. Ils déforment la matrice conceptuelle
au point d’en changer radicalement la dimension »
(P. 151). On peut comprendre ainsi qu’Aurélien Barrau puisse feuilleter la
cohérence de ces mondes. « La cohérence » des multiples
« supplante dit-il l’adéquation » (p. 41). Et il faut pour parcourir
cette multiplicité un « praxinoscope généralisé » -le mot est
d’Aurélien Barrau- un praxinoscope qui relève d’une factualité spéciale,
d’un faire particulier, relativement à ce que Goodman appelle « faire un
monde », le pousser dans sa cohérence ultime qui le distingue d’un autre
monde.
Ce qui nous met devant une grappe de mondes, une ribambelle ou une
constellation dont les éléments vacillent. C’est le mot central de la thèse, le
mot « vacillement » employé à la page 117, vacillement qui fait glisser
d’un monde à l’autre, comme si un fantôme de l’autre monde pouvait se glisser
par exemple dans le notre pour le hanter. Et c’est me semble-t-il dans ce
vacillement/scintillement que s’introduit Deleuze pour lequel tout ce qui peut
entrer dans une série est actuel, dans chaque monde disons, mais virtuel dans
les correspondances, les infections lisibles en chacun. Ma question est
donc celle de l’actuel et du virtuel. Le verrou du Principe de raison ayant sauté, aucun monde ne s’adosse au choix du
meilleur. Tout le possible est réel, même si tout le possible n’est pas actuel
et qu’il faut « faire » les mondes, créer des concepts. Alors le
possible est en droit aussi fécond que le fait. Il n’est pas un coup joué, mais
il est là qui plane au-dessus de l’échiquier comme combinatoire réelle, dense,
machinée, fonctionnant dans les réseaux de pensées du joueur.
Ne faut-il pas reconnaître alors que si tous les ordres sont actualisés
selon la logique des mondes, il faille encore supposer des réflexions, des
images de monde qui en chacune témoignent de l’autre ? Des interférences
tout aussi réelles même si elles ne sont ni actuelles ni factuelles ? Une
expérimentation « spectrale » des mondes autres, des signes
spectrographiques de l’un dans l’autre qui seraient comme des franges
d’interférence virtuelles, mais réelles en tant qu’échos ? Au fond y
a-t-il dans ce monde une expérimentation possible, des démons possibles pour faire signe vers les autres lignes du
multivers ? Comment trouver ici, l’élément qui nous déboîte vers l’autre,
comment tracer le spectre de cette multiplicité en transgressant l’ordre local,
le volume de visibilité propre à
chacun ?"
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