vendredi 12 mai 2017

Pluralité des mondes / Jean-Clet Martin




Il n'y a évidemment pas de paternité pour le "Pluralisme". Mais sur ce chemin, je n'ai certes pas été en reste comme en témoigne ce texte épuisé écrit en 1994 et qui est l'exploration rigoureuse d'un "Plurivers". En voici une relique ou une pièce d'anthologie:

    "Le mur roman ne peut devenir consistant que là où les pierres inégales, singulières, unique chacune, se tassent, au coude à coude, sans mortier pour combler le vide qui court sur toute la muraille, enserrant chaque pierre pour dessiner cette ligne partout visible comme pour une mosaïque. Si le joint n'apparaît pas comme une fêlure, c'est justement parce qu'on le voit à chaque endroit devenir motif, comparable au pas d'un rideau de tulle. Le joint n'est pas visible comme joint parce qu'il compose une maille décorative, rythmique, fonctionnelle. Le joint s'efface en tant que fêlure par l'effet d'ensemble qu'il produit. Il n'y a pas de retrait du joint qui le rendrait non visible dans le délivrement ou le dévoilement de l'unité murale. Ce joint n'est pas visible en tant que simple raccord parce qu'il est partout visible. Il prolonge une seule ligne qui passe entre tous les fragments singuliers de l'édifice, un peu comme une toile d'araignée vient zébrer l'espace de façon apparemment régulière.
    On a donc une seule toile, une seule ligne divisée en affluents et chaque bras plonge dans le même espacement: ligne univoque sur laquelle la totalité des fragments se connecte en un bloc serré. Le long de cette ligne, de ce réseau linéraire, multilinéaire quoique univoque, chaque pierre peut communiquer avec l'ensemble, avec n'importe quel point situé sur le mur concassé. Il y a un seul roc parce que tous les éléments se prolonge de proche en proche et de loin en loin, comme ferait des nombres. Et le plus proche ne se rejoint peut-être qu'au risque d'un détour sinueux, comme s'il était le plus lointain. De A à B, la distance qu'on croit naturelle, supposée voisine, déplie en réalité tout un réseau qui fera de B un élément moins proche que Z, là où Z pourra être considéré comme un voisin immédiat sans être naturel. Entre la totalité des éléments, il y a beaucoup de chemins, beaucoup de distributions possibles, ouvertes en un seul tissu aux parcours multiples. Et cette multiplicité brasse entre chaque élément des relations si nombreuses que se consolide un roc unique qui en désigne comme l'excès, le surnombre excédentaire, sursubtantiel (1).
    Cette ligne romane qui s'insinue partout en de multiples parcours se comporte un peu comme une courbe randonisée, prolongée at random, au hasard des entassements et des coudes pratiqués. Le roc massif dont il est question dans la Chronique de Salisbury désigne cette limite vide qui passe au milieu des pierres afférentes, limite univoque, fluviale pour ainsi dire, capable de toucher en chacun des points à une multiplicité de parcours qui, de A à B, ouvrent plusieurs jeux de distribution, plusieurs mondes parallèles. Un pluralisme auquel la philosophie anglaise du XIVe siècle sera sensible également, inaugurant ainsi un néo-romantisme anglican, scotiste d'après lequel la préscience divine peut être modifiée de sorte que la Providence se fibre, se livre à la puissance du faux, aux futurs contingents, rendant caduc le texte sacré de la Révélation (2)."


Jean-Clet Martin, Ossuaires, Payot, 1995, p. 72-73.

(1) Comme le dit si bien Paul Zumthor concernant le mur roman "il est assuré que l'arithmétique intervient ici, avec son jeu de fractionnement et de redistribution des nombres, op.cit. p. 93.
(2) Concernant cette puissance du faux au moyen âge, cf Lucia Bianchi et Eugenio Randi, Vérités dissonantes, Paris, le Cerf, 1993, p. 144.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire