dimanche 15 janvier 2017

"Asservir par la Dette" / Jean-Clet Martin, Editions Max Milo



"Que la philosophie ait son mot à dire au sujet des processus économiques ne serait pas trop surprenant pour celui qui, lecteur de Nietzsche ou de Marx, aura compris que l’argent n’est pas une matière. Le mode de circulation de la monnaie relève d’une dématérialisation, d’une idéalité de plus en plus éthérée. Ce qui nous donne le sentiment parfois de nager dans une mauvaise métaphysique. Aristote déjà dans le livre I de La Politique tenait l’argent pour un genre fictif, irréel. L’argent ne tient jamais sa valeur de lui-même. Il est un signe, un symbole : il prend la place de ce qu’il figure, remplace par une image factice une valeur très abstraite[1]. Il n’a donc pas pour finalité d’être gardé, ne sert à rien par lui-même. Il n’a de sens que pour être échangé, écoulé. Et on dira que, parce qu’il n’est pas une chose mais un imprimé, une empreinte[2], son acquisition n’occupe pas d’espace, n’appartient pas à un lieu. Peu encombrant, il porte le risque, comme Aristote le précise à propos de ce qu’en disait Solon, de sortir de toute limite. Son idéalité ne rencontre pas d’obstacle, son stockage ne pose pas de problème de place. Il peut donc prendre un tour illimité [3] pour des Banques de données. Il est sans bornes, se prête à l’excès puisqu’il ne pèse pour ainsi dire rien, qu’il ne se remplit de rien, ne tient aucun lieu propre comme c’est le cas des choses de la physique. Il est un chiffre sans poids puisqu’il s’imprime. Il s’inscrit d’abord sur un métal comme un tampon abstrait, une gravure qui même l’allège, y produit des signes ténus avant de se multiplier par billets, chèques, données numériques... Le métal autant que le papier ne sont que le support d’une trace volatile, une croyance, la circulation d’une métaphore qui se destine à l’échange. A l’inverse, par son volume, un objet massif ne peut s’échanger, ne peut occuper la place d’un autre, ni une maison se placer sur un terrain déjà occupé. Le réel est toujours très encombrant. L’argent, par contre, n’a pas d’odeur comme on dit, signifiant par là qu’on ne saurait le localiser vraiment, rendre compte de sa provenance, qu’on peut toujours le blanchir, qu’il est neutre dès son impression. Il se laisse échanger selon des supports de plus en plus minces, virtuels comme du vent.
La numérisation des transactions nous conduit aujourd’hui à penser en effet qu’il n’y a plus de matière financière, aucun matérialisme dans le cours actuel des valeurs. Nous sommes entrés dans le royaume de flux très éthérés, de cartes bancaires, de transactions informatiques, numériques dont le chiffrage n’est plus évalué selon une durée humaine. Il s’agit d’une temporalité seulement accessible à la mesure de l’informatique. Derrière ce réseau se tient un véritable paradis artificiel, une « cité de Dieu » que la philosophie comprend mieux que ne le feraient les lois de l’économie, économie que Marx rêvait de renverser, de reposer sur les pieds de la production réelle, matérielle. Les lois de l’économie font en effet prévaloir des finalités aussi abstraites, aussi miraculeuses que la promesse du bonheur, du prestige qu’incarnait traditionnellement ce qu’il faut bien appeler une « métaphysique », une région placée dit-on « au-delà de la physique » palpable. En imposant un tel paradis, et en créant par ailleurs un enfer dans les zones de production, la gouvernance mondiale, son économie, ne sauraient se comprendre sans une approche philosophique, ne serait-ce que pour en dénoncer le Dieu spéculatif incarné par la monnaie, en annoncer la mort prochaine.
On doit en premier lieu à Rousseau une telle dénonciation, la certitude qu’il n’y a pas de Dieu dans l’ordre des affaires humaines. Nul Dieu pour justifier une souveraineté qui relève seulement d’une convention. Or les conventions, pour être respectées lorsque Dieu défaille à leur rendre crédit, pour être suivies quand rien d’extérieur ne les fonde, ces conventions doivent posséder une force de conviction à inventer, à découvrir. Sans Dieu pour étayer la facture, il faut un accord qui engage les deux parties. Et on s’accorde toujours concernant la valeur de l’argent lorsqu’on procède à un échange, lorsqu’on établit un marchandage, un marché. Nous n’éprouvons jamais aucun doute sur l’efficacité de l’échange garanti par des tractations fondées sur l’honneur. D’où l’idée moderne d’une politique du contrat qui lie des individus libres sous la souveraineté d’un Etat démocratique[4]. Mais que vaut un tel contrat ? Comment justifier sa force de conviction, sa foi propre ?
On doit à Nietzsche, également philosophe, l’idée qu’une soumission qui n’est jamais délibérée. Ce contrat si particulier, ce contrat social par lequel nous nous inclinons sans rechigner devant une autorité comporte une part très étrange qui relève de la foi. Une aliénation spirituelle qui débouche sur une libre soumission, une contrainte intérieure assez curieuse dans laquelle c’est nous-mêmes qui consentons à perdre tous nos droits. C’est par devoir que nous nous soumettons à une autorité morale avant d’être politique. Comment fonctionne un tel devoir dans le domaine économique ? Le capitalisme nait assurément avec l’exploitation de cette forme de dette, de faute, voir de péché capital. Il instaure un rapport entre individus dont le contrat est très particulier, celui de devenir redevable à merci. Toute dette est la promesse faite à un autre de lui « devoir » quelque chose, de le rembourser sans conditions. Historiquement par un « gage » qui engageait son honneur, parfois la liquidation de biens familiaux à haute teneur symbolique[5]. Et c’est cette part symbolique qui est intenable, impayable quand cette dette était conclue, comme souvent, au nom d’un modèle affectif, ou encore le plus souvent au nom de la charité. La charité, la bonté, la bienveillance des organismes de crédit ne peuvent jamais être remboursées. Il s’agit d’un don si unilatéral qu’on ne peut l’effacer que par un acquittement disproportionné qui nous rendra corvéables à souhait. C’est parce qu’il en va ainsi et que l’économie est liée à des comportements irrationnels qu’on y trouve le vocabulaire si peu scientifique de la « confiance », celui de l’ « effort », du « sacrifice »… Un vocabulaire qui caractérise la servitude, quand il y a des maîtres pour arracher la confiance à des esclaves qui apparemment la lui rendent selon une redevance qui est devenue illimitée.
Sans la dette, contractée sous la charité apparente des plus riches, il ne saurait y avoir d’aliénation. La charité des banques à l’air tellement désintéressée qu’elle induit une logique de la misère, de la honte, de la culpabilité. Celui qui contracte une dette, celui qui est victime de la charité d’un autre, accepte de rentrer dans un cercle infernal. Il s’acquitte de cette offre apparemment généreuse, prêt à rembourser un tel crédit par n’importe quel moyen : par son corps, par son travail, par la mise à disposition de ses enfants, de ses biens… Il s’agit toujours devant un prêt, d’être prêt, prêt à n’importe quoi, pied à l’œuvre. Et dans cette prestance, il est question d’une mise à nu intégrale de sa vie pour la reconnaissance comme le savait également Hegel. La dette joue sur la reconnaissance. Elle nous met en situation de devoir payer autrement, d’être reconnaissant à l’infini aux donateurs bienfaisants. Cette dette a toujours déjà commencé pour les plus faibles, pour ainsi dire avant leur naissance. La dette est une faute, un « pêché originel » pour celui qui vient de naître et qui rembourse le contrat de ses aînés, la dette de ses proches parents dont il ne connaît pas même la raison. Pourquoi ne peut-on rompre un tel contrat que Marx également envisage comme une aliénation, une forme d’esclavage ?
C’est à cette question que cet essai tentera de répondre en montrant comment le système mondial de la finance joue d’une morale qui n’est pas strictement économique. Elle comporte un ingrédient théologique, redevable d’une croyance en un paradis immatériel qui n’est d’aucun lieu. Elle est œcuménique et prétend que tout se délocalise au nom d’un Dieu qui n’est plus seulement celui de la monnaie, encore trop matérielle. Les plus aisés n’ont pas besoin d’en alourdir leurs poches. Ce sont au contraire les pauvres qui, sans compte bancaire, auront à justifier leurs achats par la possession de pièces faites de métal. Les riches quant à eux circulent sans titres, sans devoir payer quoi que ce soit : il leur suffit d’émettre, par satellite, par téléphones portables, par cartes bancaires, par des actions acquises sans réaliser aucun virement matériel. Les actions boursières peuvent en effet être revendues avant d’être payées, selon des microsecondes que seul l’ordinateur pourra calculer. Les riches sont les maîtres du temps. Et c’est de cette domination du temps, ou encore de la dématérialisation de l’espace par des réseaux financiers qu’il sera question dans ce livre pour en dénoncer l’imposture, l’imposition d’une servitude honteuse.
Le capitalisme est non seulement sauvage. Il est vampire autant que spectral. Il hante le monde en tirant sa grâce de la matière alimentaire autant que du service commercial, spéculant sur des avantages qui ne connaissent plus aucune contrepartie matérielle[6]. Il met l’écologie de la terre entière en faillite. Et ceux qui jouissent de ces avantages sans conditions, n’appartiennent plus à aucune classe sociale. Les maîtres dématérialisés sont devenus illocalisables en termes de classes sociales, le plus souvent irrepérables si les microsecondes dont ils jouissent se placent en marge des moteurs de recherches (gratuit pour eux, non imposables). Ils savent user de « pseudos » et d’identifiants multiples, sans adresses physiques. Ils se glissent ainsi dans toutes les failles du Droit pour conduire le monde à sa perte, à la destruction de tous les liens sociaux et de tous les biens publics dont ils sont devenus les prédateurs tout en revendant partout l’image sainte, respectable de la dette. Un geste que ce livre prend pour ambition non seulement de dénoncer mais également de rendre visible pour son caractère criminel."
Jean-Clet Martin (Extrait d'Asservir par la dette)


[1] Aristote, Histoire des animaux I, 6, 491 a 20
[2] Aristote, Politique, I, 9, 1257 a 40, Trad. Tricot, Paris, Vrin, 1962
[3] Aristote, Politique, I, 8, 1256, b 35.
[4] Cette aventure philosophique est celle du Contrat social, livre interdit qui a fait de Rousseau l’ennemi public de toute l’Europe monarchique.
[5] Laurent de Sutter fait l’analyse de cette redevance magique dans son livre Magic, notamment en usage à l’époque du droit romain, Paris, PUF, 2015.
[6] La spéculation sur la faim est fortement engagée par les banques françaises selon l’association Oxfam qui accuse la BNP et La société générale de mettre à disposition des outils permettant à leurs clients de spéculer sur les matières premières à hauteur de plusieurs milliards d’euros. Ce qui met en péril le droit à l’alimentation (cf. Le journal La Croix 23/02/2015). On ne saurait mieux imaginer au titre d’une mise en faillite de la vie elle-même.

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