"Que la philosophie ait son mot à dire au sujet des processus
économiques ne serait pas trop surprenant pour celui qui, lecteur de Nietzsche
ou de Marx, aura compris que l’argent n’est pas une matière. Le mode de
circulation de la monnaie relève d’une dématérialisation,
d’une idéalité de plus en plus éthérée. Ce qui nous donne le sentiment parfois
de nager dans une mauvaise métaphysique. Aristote déjà dans le livre I de La Politique tenait l’argent pour un
genre fictif, irréel. L’argent ne tient jamais sa valeur de lui-même. Il est un
signe, un symbole : il prend la
place de ce qu’il figure, remplace par une image factice une valeur très
abstraite[1].
Il n’a donc pas pour finalité d’être gardé, ne sert à rien par lui-même. Il n’a
de sens que pour être échangé, écoulé. Et on dira que, parce qu’il n’est pas
une chose mais un imprimé, une empreinte[2],
son acquisition n’occupe pas d’espace, n’appartient pas à un lieu. Peu
encombrant, il porte le risque, comme Aristote le précise à propos de ce qu’en
disait Solon, de sortir de toute limite. Son idéalité ne rencontre pas
d’obstacle, son stockage ne pose pas de problème de place. Il peut donc prendre
un tour illimité [3] pour
des Banques de données. Il est sans bornes, se prête à l’excès puisqu’il ne
pèse pour ainsi dire rien, qu’il ne se remplit de rien, ne tient aucun lieu
propre comme c’est le cas des choses de la physique.
Il est un chiffre sans poids puisqu’il s’imprime. Il s’inscrit d’abord sur un
métal comme un tampon abstrait, une gravure qui même l’allège, y produit des
signes ténus avant de se multiplier par billets, chèques, données numériques...
Le métal autant que le papier ne sont que le support d’une trace volatile, une
croyance, la circulation d’une métaphore qui se destine à l’échange. A
l’inverse, par son volume, un objet massif ne peut s’échanger, ne peut occuper
la place d’un autre, ni une maison se placer sur un terrain déjà occupé. Le
réel est toujours très encombrant. L’argent, par contre, n’a pas d’odeur comme
on dit, signifiant par là qu’on ne saurait le localiser vraiment, rendre compte
de sa provenance, qu’on peut toujours le blanchir, qu’il est neutre dès son
impression. Il se laisse échanger selon des supports de plus en plus minces,
virtuels comme du vent.
La numérisation des transactions nous conduit aujourd’hui à
penser en effet qu’il n’y a plus de matière financière, aucun matérialisme dans le cours actuel des
valeurs. Nous sommes entrés dans le royaume de flux très éthérés, de cartes
bancaires, de transactions informatiques, numériques dont le chiffrage n’est
plus évalué selon une durée humaine. Il s’agit d’une temporalité seulement
accessible à la mesure de l’informatique. Derrière ce réseau se tient un
véritable paradis artificiel, une « cité de Dieu » que la philosophie
comprend mieux que ne le feraient les lois de l’économie, économie que Marx
rêvait de renverser, de reposer sur les pieds de la production réelle,
matérielle. Les lois de l’économie font en effet prévaloir des finalités aussi
abstraites, aussi miraculeuses que la promesse du bonheur, du prestige qu’incarnait
traditionnellement ce qu’il faut bien appeler une « métaphysique »,
une région placée dit-on « au-delà de la physique » palpable. En
imposant un tel paradis, et en créant par ailleurs un enfer dans les zones de
production, la gouvernance mondiale, son économie, ne sauraient se comprendre
sans une approche philosophique, ne serait-ce que pour en dénoncer le Dieu
spéculatif incarné par la monnaie, en annoncer la mort prochaine.
On doit en premier lieu à Rousseau une telle dénonciation, la certitude qu’il n’y a
pas de Dieu dans l’ordre des affaires humaines. Nul Dieu pour justifier une
souveraineté qui relève seulement d’une convention.
Or les conventions, pour être respectées lorsque Dieu défaille à leur rendre
crédit, pour être suivies quand rien d’extérieur ne les fonde, ces conventions doivent
posséder une force de conviction à inventer, à découvrir. Sans Dieu pour étayer
la facture, il faut un accord qui
engage les deux parties. Et on s’accorde toujours concernant la valeur de
l’argent lorsqu’on procède à un échange, lorsqu’on établit un marchandage, un
marché. Nous n’éprouvons jamais aucun doute sur l’efficacité de l’échange
garanti par des tractations fondées sur l’honneur. D’où l’idée moderne d’une
politique du contrat qui lie des
individus libres sous la souveraineté d’un Etat démocratique[4].
Mais que vaut un tel contrat ? Comment justifier sa force de conviction,
sa foi propre ?
On doit à Nietzsche, également philosophe, l’idée qu’une
soumission qui n’est jamais délibérée. Ce contrat si particulier, ce contrat
social par lequel nous nous inclinons sans rechigner devant une autorité
comporte une part très étrange qui relève de la foi. Une aliénation spirituelle
qui débouche sur une libre soumission, une contrainte intérieure assez curieuse
dans laquelle c’est nous-mêmes qui consentons à perdre tous nos droits. C’est
par devoir que nous nous soumettons à
une autorité morale avant d’être politique. Comment fonctionne un tel devoir
dans le domaine économique ? Le capitalisme nait assurément avec
l’exploitation de cette forme de dette, de faute, voir de péché capital. Il instaure un rapport entre individus dont le contrat est très particulier, celui de
devenir redevable à merci. Toute dette est la promesse faite à un autre de lui
« devoir » quelque chose, de le rembourser sans conditions.
Historiquement par un « gage » qui engageait son honneur, parfois la
liquidation de biens familiaux à haute teneur symbolique[5].
Et c’est cette part symbolique qui est intenable, impayable quand cette dette
était conclue, comme souvent, au nom d’un modèle affectif, ou encore le plus
souvent au nom de la charité. La charité, la bonté, la bienveillance des
organismes de crédit ne peuvent jamais être remboursées. Il s’agit d’un don si
unilatéral qu’on ne peut l’effacer que par un acquittement disproportionné qui
nous rendra corvéables à souhait. C’est parce qu’il en va ainsi et que
l’économie est liée à des comportements irrationnels qu’on y trouve le
vocabulaire si peu scientifique de la « confiance », celui de
l’ « effort », du « sacrifice »… Un vocabulaire qui
caractérise la servitude, quand il y a des maîtres pour arracher la confiance à
des esclaves qui apparemment la lui rendent selon une redevance qui est devenue
illimitée.
Sans la dette, contractée sous la charité apparente des plus
riches, il ne saurait y avoir d’aliénation. La charité des banques à l’air
tellement désintéressée qu’elle induit une logique de la misère, de la honte,
de la culpabilité. Celui qui contracte une dette, celui qui est victime de la
charité d’un autre, accepte de rentrer dans un cercle infernal. Il s’acquitte
de cette offre apparemment généreuse, prêt à rembourser un tel crédit par n’importe
quel moyen : par son corps, par son travail, par la mise à disposition de
ses enfants, de ses biens… Il s’agit toujours devant un prêt, d’être prêt, prêt
à n’importe quoi, pied à l’œuvre. Et dans cette prestance, il est question d’une
mise à nu intégrale de sa vie pour la reconnaissance comme le savait également
Hegel. La dette joue sur la reconnaissance. Elle nous met en situation de
devoir payer autrement, d’être reconnaissant
à l’infini aux donateurs bienfaisants. Cette dette a toujours déjà commencé
pour les plus faibles, pour ainsi dire avant leur naissance. La dette est une
faute, un « pêché originel » pour celui qui vient de naître et qui
rembourse le contrat de ses aînés, la dette de ses proches parents dont il ne
connaît pas même la raison. Pourquoi ne peut-on rompre un tel contrat que Marx également
envisage comme une aliénation, une forme d’esclavage ?
C’est à cette question que cet essai tentera de répondre en
montrant comment le système mondial de la finance joue d’une morale qui n’est pas
strictement économique. Elle comporte un ingrédient théologique, redevable
d’une croyance en un paradis immatériel qui n’est d’aucun lieu. Elle est
œcuménique et prétend que tout se délocalise au nom d’un Dieu qui n’est plus
seulement celui de la monnaie, encore trop matérielle. Les plus aisés n’ont pas
besoin d’en alourdir leurs poches. Ce sont au contraire les pauvres qui, sans
compte bancaire, auront à justifier leurs achats par la possession de pièces
faites de métal. Les riches quant à eux circulent sans titres, sans devoir
payer quoi que ce soit : il leur suffit d’émettre, par satellite, par
téléphones portables, par cartes bancaires, par des actions acquises sans réaliser aucun virement matériel. Les actions
boursières peuvent en effet être revendues avant d’être payées, selon des
microsecondes que seul l’ordinateur pourra calculer. Les riches sont les
maîtres du temps. Et c’est de cette domination du temps, ou encore de la dématérialisation
de l’espace par des réseaux financiers qu’il sera question dans ce livre pour
en dénoncer l’imposture, l’imposition d’une servitude honteuse.
Le capitalisme est non seulement sauvage. Il est vampire
autant que spectral. Il hante le monde en tirant sa grâce de la matière
alimentaire autant que du service commercial, spéculant sur des avantages qui
ne connaissent plus aucune contrepartie matérielle[6].
Il met l’écologie de la terre entière en faillite. Et ceux qui jouissent de ces
avantages sans conditions, n’appartiennent plus à aucune classe sociale. Les
maîtres dématérialisés sont devenus illocalisables en termes de classes
sociales, le plus souvent irrepérables si les microsecondes dont ils jouissent
se placent en marge des moteurs de recherches (gratuit pour eux, non
imposables). Ils savent user de « pseudos » et d’identifiants
multiples, sans adresses physiques. Ils se glissent ainsi dans toutes les
failles du Droit pour conduire le monde à sa perte, à la destruction de tous
les liens sociaux et de tous les biens publics dont ils sont devenus les
prédateurs tout en revendant partout l’image sainte, respectable de la dette.
Un geste que ce livre prend pour ambition non seulement de dénoncer mais
également de rendre visible pour son caractère criminel."
Jean-Clet Martin (Extrait d'Asservir par la dette)
[1] Aristote, Histoire des animaux I, 6, 491 a 20
[2]
Aristote, Politique, I, 9, 1257 a 40,
Trad. Tricot, Paris, Vrin, 1962
[3]
Aristote, Politique, I, 8, 1256, b
35.
[4] Cette
aventure philosophique est celle du Contrat
social, livre interdit qui a fait de Rousseau l’ennemi public de toute
l’Europe monarchique.
[5] Laurent
de Sutter fait l’analyse de cette redevance magique dans son livre Magic, notamment en usage à l’époque du
droit romain, Paris, PUF, 2015.
[6]
La spéculation sur la faim est fortement engagée par les banques françaises
selon l’association Oxfam qui accuse la BNP
et La société générale de mettre à disposition des outils permettant à leurs clients de spéculer
sur les matières premières à hauteur de plusieurs milliards d’euros. Ce qui met
en péril le droit à l’alimentation (cf. Le journal La Croix 23/02/2015). On ne saurait mieux imaginer au titre d’une
mise en faillite de la vie elle-même.
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