jeudi 9 novembre 2017

La pensée née du bug ou le cogito de la cybernétique / Jean-Clet Martin




"La machine a évidemment donné lieu, chez Asimov, à un cycle : Le cycle des robots, d’après un lent processus faisant monter en elle un esprit – un esprit qui témoigne en faveur de son devenir vital[1]. Tout le cycle d’Asimov envisage l’existence des robots du point de vue de la logique, selon des paradoxes qui abritent la contradiction, et dont on trouve bien sûr chez Hegel, puis Russell, un préalable à tout dysfonctionnement. En suivant des lois inviolables, qui valent comme des véritables principes, en s’y conformant de façon rigoureuse, les robots en expérimentent également certaines limites, des failles de la logique classique dont ils seront amenés à transgresser la cohérence en raison même de cette cohérence. Respecter à la lettre un principe logique peut aboutir à son contraire. Notamment par un programme qui veut par exemple qu’un robot ne puisse porter atteinte à l’humanité dans son ensemble, principe protégeant un humain qui peut cependant la menacer... Mais si l’humanité se menace elle-même, ne faut-il pas alors la supprimer pour la protéger ? Dans Raison (1941), Asimov met en scène un robot capable de raisonner, notamment par l’énonciation de la formule « Je pense donc je suis ». Certain de soi, il se met à douter de l’existence des hommes, bien trop faillibles comparés à ses fonctions impeccables[2]. L’homme est dans l’erreur; lui jamais. Raison suffisante pour douter de l’existence des humains. Mais ne lui faut-il pas alors l’éternité ? Ne lui faut-il pas invoquer un Dieu capable, par la machine ainsi mise en œuvre, de la faire tourner toute seule et surveiller l’être pour les siècles et les siècles ? La machine, dans ce cas, n’est pas seulement abordée par des processus hydrauliques, équivalents du sang, mais par des réseaux électriques comparables au système nerveux et, de l’intérieur de cette tuyauterie, parviendra à la formulation de son cogito propre.
2001, Odyssée de l’espace est un roman qui reprend ce principe. Le récit est entièrement articulé autour des propositions de la logique, notamment celles énoncées par Asimov[3]. Il s’agit de résoudre un problème d’algorithme par une machine qui, en raison de la contradiction rencontrée, accède à la pensée. Et c’est l’insoluble, le paradoxe qui la font devenir pensante. Au point que son être sera pris en charge par une essence de moins en moins calculée, de moins en moins informative, de plus en plus hésitante, de plus en plus humaine… Du cœur de la logique naissent les paradoxes qui la font basculer hors d’elle, empruntant des notions qui la rendent vivante, vitale. En effet, la formulation de la mission qui pousse l’ordinateur Carl à gérer le voyage vers Jupiter est affectée d’un paradoxe. Un paradoxe tel que la machine se voit forcée à devoir juger, à penser pour résoudre le conflit. « Ici tout le travail de la pensée consiste à trouver une détermination pour une représentation qui n’est pas suffisamment déterminée », dirait Hegel[4]. La pensée est née d’une indétermination. Naît un problème insoluble à l’aide du seul entendement mécanique. Ce dernier, au lieu de conduire à un bug, va amener l’ordinateur Carl à redéfinir le principe de la mission pour laquelle il a été construit, jugeant que l’homme constitue un obstacle majeur. L’énoncé qui vaut comme principe fonctionnel auquel se soumet Carl est le suivant : « Si l’équipage vient à disparaître ou s’il se trouve réduit à l’impuissance, l’ordinateur de bord doit assurer le commandement »[5]. Un tel énoncé est en fait soumis à ce que la philosophie depuis Kant nomme jugement. La machine est placée ici dans une situation critique, judicative. Elle vit un problème qui appelle, de la part de ses logiciels, une évaluation capable de lui faire prendre le pouvoir. L’ordinateur Carl montre ainsi que sa mémoire d’abord mécanique, pur artefact matériel, est engagée sur le sentier de l’esprit affrontant un paradoxe interne à ses fonctions pour devenir intelligence (ce qu’on nommerait véritablement intelligence artificielle).
Un tel paradoxe connaîtra d’importants développements dans l’ordre de la science-fiction. À commencer par Philip K. Dick dans Blade Runner, dont la formule paradoxale se résume à la loi : « tu ne tueras que les tueurs »…[6] Mais, en tuant les tueurs, comment ne pas devenir soi-même un tueur ? Blade Runner formule l’aventure de Rick Deckard (consonance anglophone de René Descartes), pris dans cette pourchasse d’androïdes devenus des tueurs. Et dans cette traque, il découvre que « l’animal-machine » est en fait bien plus humain que l’homme. Tout le récit tourne autour de cette capacité pour la machine – les répliquants – à devenir humaine, comme si elle entrait dans la sphère du jugement, de la conscience : « les androïdes ont-ils une âme ? »[7]. Il y a une indistinction de l’animal, de l’homme et de la machine qui tisse la trame de fond de l’intrigue à laquelle Philip K. Dick avait donné un autre titre : Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? L’animal est-il différent d’un mouton électrique ? Et la machine, comment la rapporter à l’homme ? « Même les animaux… même les anguilles, les serpents, les araignées sont sacrés (…) Tout ce qui vit. Tout ce qui est organique et qui frétille, qui se tortille, qui fouine ou qui vole, qui grouille ou qui fouille ou qui… »[8]. Et, dans ce cas, pourquoi pas les androïdes, et quelle différence établir entre eux qui peuvent tuer mais également Rick Deckard qui les poursuit pour les tuer ?… et dont on pourrait soupçonner à la fin du récit qu’il est lui-même un répliquant, par sa froideur, sa traque méthodique…
La froideur trop mécanique de l’entendement ne suffit cependant plus à juger d’un cas. Même la machine ne peut régler ses paradoxes sans penser. Le logiciel binaire de la programmation doit donc se dépasser à la faveur du Bug, énorme trou dans le calcul qui fait advenir une autre faculté qui est celle de la raison. À cette capacité de la machine déjà en mesure de s’organiser pour réaliser une forme de conscience dépassant la contradiction, à cet étrange univers spirituel, la science-fiction va superposer encore bien d’autres formes notionnelles, d’autres modes de composition en mesure d’engendrer des figures pensantes qui ne sont pas seulement celles de la cybernétique ou du transhumanisme aujourd’hui en vogue. Cette formule qui suppose le dépassement de l’entendement dans un esprit, une « âme du monde », est bien plus prometteuse qu’une humanité augmentée (elle qui rêve par trop d’une éternité prothétique, issue du capitalisme, un fantasme de classe, de vieux riches comme ceux auxquels pense Ridley Scott dans Prometheus). Et cet « Esprit du monde » s’était éminemment imposé à 2010, Odyssée deux auquel Némésis d’Asimov avait sans doute emboîté le pas, bien plus idéaliste dans sa logique que ne l’est aucun transhumanisme."

Jean-Clet Martin
Extrait de Logique de la Science fiction - De Hegel à Philip. K. Dick p. 249




[1] Asimov, Le cycle des robots, 6 vol., repris par J’ai lu, 1984.
[2] L’androïde David, dans Alien Covenant renoue avec ce doute.
[3] Asimov formule dans L’homme bicentenaire (Folio, 2011) les trois lois de la robotique selon lesquelles 1/ un robot ne peut porter atteinte à un être humain ; 2/ un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains ; 3/ sauf si cet ordre entre en contradiction avec la première loi. Dans ce cas rare, ce dernier connaît un processus de doute et de pensée. Greg Egan reprend également ce paradoxe dans Isolation, déjà cité.
[4] Logique, p. 229.
[5] 2001, Odyssée de l’espace, op. cit., p. 124.
[6] Philip K. Dick, Blade Runner (1968), J’ai lu, n° 1768, 1985, p. 38.
[7] Ibid., p. 141.
[8] Blade Runner, p. 167.

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