JCM / Vous venez de publier aux Belles Lettres un livre dont le
titre surprend. Il s'agit d’une Théorie des fantômes. Est-ce parce que
les fantômes ne se rencontrent pas autrement que sous une lumière théorique? Ou
encore faut-il supposer qu'ils sont premiers, que les êtres en chair et en os
sont nappés, nimbés de formes qui ne sont jamais pleines mais dépendent de
signes ténus, pour ainsi dire fantomatiques? "Théorie", faut-il le
prendre comme une requête déductive pour des choses peu visibles, des formes dont l'expérimentation, l'observation requièrent
un dispositif à inventer? une hypothèse à vérifier?
SR/ Ce titre peut paraître paradoxal puisqu’il met en
tension un régime explicatif et un autre qui serait de croyance (ce que le
terme « fantôme » induit, comme un réflexe). Le livre n’examine pas
la croyance à proprement parler, il se place délibérément du côté de l’art et
de la pensée que j’envisage comme étant les lieux privilégiés de la vie des
fantômes.
Ce que le livre cherche à observer (étymologie de theorein), c’est
une idée d’image qui se déduirait d’une pensée du fantôme. Ce que j’essaye
d’observer, si l’on envisage le fantôme comme un signe ou une figure, c’est son
processus d’élaboration, et ce qu’il induit. L’hypothèse est que le fantôme
permet d’abord de penser l’image et le récit. Le fantôme est essentiellement
une question d’image (pas uniquement). Ensuite, le fantôme est la figure par
laquelle on peut penser et problématiser une articulation entre l’art et la
mort, avancer une esthétique du deuil, et une anthropologie de la hantise.
J’aime beaucoup votre formulation « les fantômes ne se rencontrent pas
autrement que sous la lumière théorique » parce que oui, il me semble que
la question du fantôme est d’abord une affaire de rencontre, de mise en scène
de la rencontre (c’est l’apparition) ; ensuite, oui, la question du
fantôme implique littéralement la lumière, le « sous la lumière » est
à la fois un enjeu d’explication et de mise en scène (fantôme/lumière/ombre),
une question posée à la pensée (la lumière comme métaphore traditionnelle de la
pensée interdit ou condamne le fantôme… dès lors le fantôme appartient aux
franges de la pensées, ses bords, ses limites, ou ce qu’Adorno pourrait
formuler comme l’impensé de la pensée) ; et enfin, oui un travail
théorique permet de donner sens à ce que l’on range du côté de la croyance ou
du folklore alors que, selon moi, la figure du fantôme est non seulement au
cœur même de l’idée d’image, mais aussi au centre des formes artistiques, ou
des technologies de l’image. Parce qu’il y a sans doute dans les gestes
artistiques (sans vouloir faire une généralisation à l’emporte-pièce) quelque
chose qui renvoie à la perte, au témoignage, à la mémoire par le récit ou la
représentation, un geste du deuil ou d’interrogation sur la mort. De ce point
de vue, le fantôme est un espace théorique, un appel à réflexion puisque d’une
certaine façon les fantômes inventent les vivants autant que les vivants
inventent les fantômes
JCM/ Cet appel à la lumière est peut-être
plus aristotélicien que platonicien, voire matérialiste pour autant que la
matière est capable d'une spiritualisation. La théorie, vous l'ouvrez
finalement dans le sensible, à sa bordure, sous le registre du
"diaphane". Vous pourriez reprendre un peu cette séquence qui porte
les êtres au-delà d'eux-mêmes selon le transport de l'image. Epicure parlait
davantage de simulacre, je crois, pour ce transport infini rendu possible par
la lumière...
SR / Je ne
sais pas si l’on peut affirmer que le fantôme est aristotélicien, mais en tout
cas il est le cauchemar de la pensée platonicienne. Je reviens dans le livre
sur ce rapport complexe à l’image de Platon en passant par la caverne ou le Sophiste.
Si la vue est une faculté de connaissance, elle métaphorise l’accès vers
l’Idée, en dehors de toute médiation, à commencer par celle des images et de
toutes illusions mensongères. Cette obsession platonicienne de l’imitation non
ressemblante s’appuie sur les grandes terminologies grecques (eikôn et eidôlon).
Elle remplit une double fonction : dénoncer l’inconsistance des images et
liquider l’héritage homérique, précisément sur la nature du terme eidôlon et
usages fantomatiques de l’Iliade ou de l’Odyssée. La lumière
platonicienne est de ce point de vue assez tranchée et radicale, peut-être même
un peu aveuglante.
La pensée aristotélicienne problématise l’articulation entre vue et
invisible, sans rejet, en opérant un déplacement à partir du concept de « forme »
entendu entre matérialité et immatérialité. De ce point de vue, la notion de
« diaphane » permet de mesurer la subtilité des variations et des
approches aristotéliciennes sur ces questions. Le diaphane est ce qui révèle la
lumière dans une transparence, et permet d’envisager la manifestation d’une
visibilité. Les travaux d’Anca Vasiliu sur lesquels je me suis appuyé analysent
le diaphane comme questions de milieu et d’intervalle, ce qui me permet de
glisser de la théorie de la connaissance à une esthétique du visible
définissant le fantôme : une forme d’invisible qui manifeste sa présence
dans la lumière du visible, un clignotement dialectique et disjonctif qui
serait une forme en l’absence de l’objet. Ce qui apparaît ou se rend visible
avec le fantôme, c’est un point d’indiscernable.
La philosophie d’Aristote laisse donc ouverte une pensée de l’image, y
compris à partir du fantomal, dans la mesure où il quitte le champ de la
croyance pour celui de la « visualité » (traduction de phantasia-représentation
par Ingrid Auriol). En ce sens, j’envisage la figure du fantôme comme processus
de visualisation.
C’est vrai, je n’ai pas abordé la théorie des simulacres d’Epicure. Elle
aurait eu sa place, évidemment, entre Aristote et Descartes (le contradicteur).
Je ne voulais pas entrer dans cette théorie complexe des émanations, à cause de
son caractère généralisé. Il y a une problématisation très forte de la
matérialité et de la matérialisation de la mémoire dans cette pensée. Cela dit,
j’avoue que mes lectures d’Epicure sont lointaines et peu poussées, mais je
crois me souvenir qu’il envisage la présence des morts dans la mémoire des vivants
comme des émanations atomiques des disparus. Mon pas de côté est d’envisager
ces questions du point de vue de l’art et que c’est à partir de ce terrain que
j’ouvre quelques pistes anthropologiques, ou matérialistes… puisque, pour moi,
le fantôme implique une relation prégnante avec les technologies de l’image.
JCM/La technologie de l'image, vous l’inscrivez
me semble-t-il dans le croisement de Barthes (la temporalité spécifique de
l'indice dans La chambre claire) et de Derrida (la spectralité propre à
une hantologie mise en perspective par l'essai sur Marx). Comment s'articule
pour vous cette rencontre ?
SR/ C’est très intéressant que vous rapprochiez ainsi Barthes et Derrida
car j’essaye d’aborder chacun d’eux d’une manière oblique. La pensée de l’image
photographique de Barthes m’intéresse évidemment, comme je me suis nourri de la
réflexion de Derrida pour une politique de la mémoire qui fonde l’hantologie de
Spectres de Marx, livre fondamental à plus d’un titre. Mais ce qui lie
ces deux auteurs, c’est d’abord une expérience de l’image et de la mort.
Barthes vient après une histoire de la photographie (chargée de fantômes) vivre
une expérience du manque et du deuil par un geste théorique. Pour moi, La
Chambre claire n’est pas ce grand livre théorique sur la photographie (il
l’est, là n’est pas la question). Cet essai livre dans ses plis une expérience
très aiguë de la mort de la mère et de son image manquante. L’écriture de
l’image absente comme figuration de la morte est le cœur du livre. C’est, pour moi,
une sorte de « dernier portrait » de la mère. Ce n’est évidemment pas
un hasard si Barthes se tourne vers l’écriture de ce livre sur les images après
cette disparition. Et il s’articule au Roland Barthes par Roland Barthes
qui jouait déjà de ces rapports tendus en l’écriture et le biographique… comme
si la possibilité de (dire) l’image était une manière d’approcher la mort de la
mère, le deuil, la mémoire.
Les choses se jouent différemment chez Derrida puisqu’après avoir réfléchi
sur les enjeux propres de l’hantologie à partir de Spectres de Marx, je
développe dans Théorie des fantômes un chapitre dans lequel j’analyse
les rapports de Derrida au cinéma, non seulement comme philosophe mais
également comme acteur. Vous allez me dire Barthes aussi a été acteur !
C’est vrai. Mais avec Derrida l’expérience de l’acteur et de l’image
s’approfondit pour rejoindre sa pensée hantologique. J’essaye d’analyser cette
double relation de Derrida au cinéma avec la déclinaison corps d’image /
corps d’Acteur. Derrida articule l’image cinématographique (et les
technologies de l’image) à la question du fantomal comme définition même du
cinéma. C’est, pour le dire rapidement, l’idée du corps d’image. Mais
Derrida a également été un acteur, de documentaires, et surtout d’un film de
fiction de Ken McMullen Ghost Dance (1983), film dans lequel Derrida
joue à être Derrida et parle des fantômes avec Pascale Ogier qui l’interroge
(c’est dans ce film qu’il improvise cette phrase célèbre :
« psychanalyse plus cinéma égale… science des fantômes »). Ceci ne
pourrait être qu’une anecdote mais Derrida raconte avoir revu le film une bonne
décennie plus tard, et surtout après la mort de Pascale Ogier. Dans le film, à
la question posée par Derrida « Croyez-vous aux fantômes ? », l’actrice
continue pourtant de répondre : « Oui, maintenant oui ». C’est
ici pour moi le moment de retournement où le corps d’Acteur est devenu corps
d’image. Derrida est littéralement entré dans l’hantologie, au sens précis
où les technologies de l’image comme technologie des fantômes nous font entrer
en contact avec les fantômes, c’est-à-dire avec une expérience et une pensée de
la mort et du deuil.
Barthes écrit le temps des fantômes via La Chambre Claire, Derrida
la vit via l’expérience complexe du film Ghost Dance. De l’image
photographique aux images cinématographiques, ce sont aussi deux expériences
que j’ai voulu évoquer parce qu’à mon sens elles participent de nos relations
communes aux images, mais ici avec une densité stupéfiante.
JCM / Vous abordez le cinéma à plusieurs
reprises, notamment en vous inspirant de "La Comtesse aux pieds nus"
de Mankiewicz. Et, à vrai dire, "Eve" déjà constitue une
extraordinaire fêlure dans le temps qui laisse place à la circulation des
fantômes. Vous parlez ainsi de cinéfantographie, intéressante création de
concept qui pourrait donner lieu tout autant à une photofantographie. Pourquoi
le cinéma bénéficie-t-il d'un privilège sous ce rapport au point d’en polariser
le concept?
SR/ Ce rapport d’apparition et de disparition
qui définit le fantôme caractérise le dispositif cinématographique. Le cinéma
est la grande machinerie moderne qui ramène les morts et nous fait aimer les
ombres qui la composent. Le cinéma est cet espace-temps qui explore le corps de
la représentation comme corps fantomal, à la fois sur le plan de la fiction ou
de la mise en scène mais aussi sur le plan même de l’image, le corps
technologique du cinéma (sous la forme native de la pellicule, mais le
numérique rejoue le dispositif) est un processus hantologique. Ce grand art du
XXème siècle, héritier de l’imaginaire du XIXème, et des récits qui le
traverse, intensifie le processus technologique éprouvé par la photographie. La
relation entre cinéma et photographie est de toute façon extraordinairement
dense et tendue. Il y a par exemple tout un travail à prolonger sur la place de
la photographie dans les films de fantômes, qu’il s’agisse de photographie
spirite, de « dernier portrait » ou de simples photographies. Le
cinéma amplifie ou met en abyme la question du fantôme et la nature même de
l’image cinématographique par la question photographique. La nature hautement
autoréflexive du cinéma passe par l’imaginaire et par l’image du fantôme ;
ainsi la photographie est creusement de la forme paradoxale du cinéma : le
photogramme est ce qui existe sans exister, qui ne prend forme que dans cette
dialectique d’apparition/disparition. Quand le cinéma met en scène des fantômes
(d’une manière littérale), il essaye de parler de lui-même, de mettre en forme
une idée de lui-même. C’est pour cela, par exemple, que Shining est un
grand dispositif théorique. Il déçoit évidemment les lecteurs amoureux du roman
de King, parce que le film parle avant tout de cinéma (notamment par la mise en
scène photographique… comme par hasard). Alors oui, s’il y a une cinéfantographie,
je serai tout à fait d’accord pour adopter votre proposition de photofantographie.
Le mot-valise cinéfantographie est un cadeau de Laurent de Sutter. Je
l’ai immédiatement adopté, d’abord par goût du mot-valise (j’ai écrit un
précédent essai qui a pour titre Cinématière) mais aussi parce que le
mot-valise cinéfantographie montre, dans la forme même du mot,
l’intrication profonde entre cinéma et fantôme, comme s’il était impossible de
les dissocier. Je pense qu’ils sont indissociables. Le cinéma a nécessairement
à voir avec le fantomal, même s’il ne met pas en scène des fantômes au sens
classique ou folklorique du terme (le mort qui se cache sous un drap blanc et
fait « bouh ! » au coin d’un château délabré). C’est la raison pour
laquelle je développe une analyse de La Comtesse aux pieds nus de
Mankiewicz. Ce film de 1954 est connu pour diverses raisons, mais peut-être
moins sous l’angle du fantomal. Cela dit, toute l’œuvre de Mankiewicz est à
lire ou à étudier sous le signe des fantômes. Sa filmographie est repose sur le
thème de la revenance. C’est évident pour des films comme L’Aventure de
Madame Muir, On murmure dans la ville, ou Le Limier. C’est
aussi un enjeu pour Eve, à l’évidence. Ce que j’ai cherché à montrer
dans l’analyse de La Comtesse aux pieds nus, c’est qu’au travers du
thème de la morte, le film mettait en scène une apparition impossible. Le corps
du personnage de Maria n’apparaît jamais sinon comme système d’image, ou comme
révélateur de la mort à l’œuvre dans l’économie des images. Ce qui
m’intéressait aussi dans le choix de ce film, c’est la place de la statue de
Marie qui permet d’articuler le film aux questions de l’étymologie du mot image
(eidôlon ayant également signifié « statue ») à la
représentation funéraire et la question anthropologique du « dernier
portrait ».
JCM/Les fantômes sont agissants mais de
manière impassible et forcément sans les voir, donnés dans le visible comme son
invisibilité. Cette disparition qui vient manger la présence par la puissance
d'un effacement et ramène toute image à une « entre-image » peut-elle
devenir sensible sans la pensée, sans une idée qu'elle appelle dans la fêlure
de l'image ? Ne fallait-il pas finalement une théorie du cinéma pour faire
du cinéma? Et, réciproquement, la théorie telle que vous la pratiquez
n’engendre-t-elle pas elle aussi des fantômes?
SR/ Au sujet des images, je pense en effet
que toute image est une entre-image. C’est la raison pour laquelle j’utilise
fréquemment l’expression de Marie-Claire Ropars-Wuilleumier « l’idée
d’image », d’abord pour écarter les tentations ontologisantes, et ensuite
pour articuler cette visibilité de l’absence qu’est l’image entendue comme
indécidable. De ce point vue, oui, l’image est fêlure, au sens baudelairien et
benjaminien du terme. Je pense avant tout que le fantomal (et plus généralement
les formes de revenances qui dominent l’imaginaire contemporain… il est
symptomatique de voir par exemple comment une figure politique de la
contre-culture comme le mort-vivant s’est imposée comme trait marquant d’une culture
partagée), je pense donc que le fantomal est d’abord le trait diaphane d’une
fêlure de la mémoire, renvoyant à la mort et au deuil, toujours complexe. En
cela, il est d’abord une sensibilité, l’expression d’une sensibilité. La fêlure
qui fragmente (y compris la possibilité du présent, y compris la possibilité de
la présence) est d’abord l’expression d’une douleur, d’une brisure. Le fantôme
serait en quelque sorte l’expression d’un équilibre impossible (notre condition
humaine ?).
Aujourd’hui, je me demande si la figure du
fantôme ne relève pas d’un archétype de l’imaginaire, mais un archétype
problématique qui produirait de l’indécidable. C’est pour le moment une idée
lancée sans appui mais il y a vraiment quelque chose qui structure l’imaginaire
occidental autour du fantomal (il n’est qu’à voir la question du Purgatoire) et
la pensée des formes artistiques et/ou technologiques. En ce sens, je crois que
la figure du fantôme revoie à une forme de la sensibilité mais appelant la
pensée, en tout cas appelant à penser cette sensibilité. De même, pour essayer
de répondre à votre question « ne faut-il pas une théorie du cinéma pour
faire du cinéma », je crois que poser un cadre, choisir un angle de prise
de vue, c’est un acte de pensée. L’espace technique du tournage est peut-être
le lieu d’expérimentation de la pensée. Poser sa caméra, définir son cadrage,
c’est d’ores et déjà penser le monde. La récente parution en DVD des vues
Lumière indique immédiatement cet acte réflexif. C’est donc une théorie
agissante. Il n’est qu’à voir le cinéma d’Alain Cavalier par exemple.
Ma pratique de la théorie engendre-t-elle des
fantômes ? Question désarmante… je ne sais pas, elle engendre beaucoup
d’incertitude, de doutes, et du manque puisqu’il faut toujours faire des choix,
faire apparaître des questions et des œuvres et en laisser d’autres sur le
côté. Je ne sais pas si c’est un effet fantôme du théorique mais lorsque je
rédigeais ce livre, j’écrivais également un roman (78 paru chez Fayard
en septembre 2015) dans lequel figure une forme fantomale de la mémoire. Non,
je pense que le livre apprend d’abord la compagnie des fantômes.
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