"Concevoir une philosophie en laquelle je me vois jeté hors de
moi, là-bas sur la route sèche, devant l’arbre dénudé de toute écorce, végétal
rabougri, obstiné[1]. Comme
si le sujet avait à se mesurer à d’autres subjectivations qui appartiennent au
végétal, à l’animal. L’effet de Sartre sur moi, c’est de me dire que je ne puis
rester en moi, dans l’orbe phénoménologique de ma chair, que je suis jeté
là-bas et que de toute évidence, ce là-bas est un risque, un grand vent, une
bourrasque que Sartre expérimente à travers la littérature, à travers Faulkner,
peut-être « parce que les consciences sont choses trop humaines »[2]
et que le récit peut nous reconduire « à l’entêtement de la pierre et
du roc », « une chose esprit, un esprit solidifié, opaque, derrière
la conscience (…), étouffante atmosphère de sorcellerie ». Là se dressent
de grandes figures sombres qui « ne sont que des dehors »[3].
Et ce que cette littérature nous donne à apprendre, c’est à ne pas chercher un
chemin égologique qui reconduirait du pour
soi à l’en soi. L’en soi n’a pas
besoin de moi. L’arbre me refuse, je m’y cogne. L’en soi n’est pas
réductible à l’enceinte rassurante du pour
soi. Cette différence, il faut la maintenir, contre toutes les soupes
réalistico-métaphysiques qui fictionnent l'identité absolue ou l'égalité de
toute chose. Le « pour soi » n’est pas l’ « en soi ».
Mais pour autant, il nous reste bien à tenter une ontologie écologique (et non
égologique) ou une phénoménologie elle-même ontologique. D’abord en revenant au
mot phénoménologie là où il a été inventé, créé, à savoir dans une lecture de
Hegel. Ce que j’ai tenté par mon livre sur l’immense philosophe allemand y
cherchant ce qu’on lui a refusé quand il était tout de même le premier à
introduire dans l’être son mouvement propre, à infuser dans l'être des formes
de phénomènes qui ne sont pas du tout de moi, quand c’est la substance qui se fait
sujet. Ensuite en revenant aux phénomènes, mais vraiment, du côté de ceux qui
les ont réellement pris en pleine figure, à savoir les peintres et notamment
Van Gogh, bien avant Faulkner, auquel j’ai cherché à emprunter l’œil des choses
pour elles-mêmes.
L’œil de choses : il s’agit d’une tentative qui fait de la
chose l’œil lui-même, qui cherche un niveau de chose, un « esprit chose[4] »
suivant en cela un empirisme radical en lequel ce sont les choses qui proposent
leurs structures phénoménologiques aux êtres qui passent dans leur voisinage.
Comment un iris baigne dans le soleil qui lui apparaît bien d'une certaine
façon? Comment un arbre sent un autre arbre dans la forêt qu'il contourne
scrupuleusement sans y emmêler ses branches? Mais cela veut dire qu’il faut
étendre les modes d’existence et de présence au-delà de l’homme…[5]
Le phénomène, ourdi au cœur du Dasein (l’être-là ou l’existence
pour Sartre) et tel qu’il donne accès à l’être, n’est pas seulement humain.
J’ai montré que l’être-là ne se réduit pas à un accès dont je serais le berger
ou le « pour soi », mais que « l’être-là » témoigne d’une
extraordinaire résistance, par exemple celle du cactus dans le désert, son
"Etreté" pour reprendre l'expression primitive de mes Variations sur
Deleuze. Qui ne peut voir cette étrange présence, l’obstination de sa
croissance dans le désert ? Il y a un être-là du cactus, une chose-esprit qui
s'accroche dans la zone de son enfer comme le champignon ou l’olivier. Et c’est
ce que je cherche et dis dans mon Van Gogh qui nommément
revient au Parti pris des choses[6] après
l’avoir déjà appris de ma lecture du tournesol chez Malcolm Lowry par lequel je
devais achever ma thèse sur la philosophie de Gilles Deleuze.
Il n’y a pas de chemin à chercher pour revenir au cœur des
choses. L’absolu n’est pas la tentative d’aller de moi vers elles. C’est dans
les choses que s’épanche une structure perceptive de contemplation (toute chose
contemple disait Plotin[7]),
le nappage d'une phénoménalité dont les couches et les niveaux ne dépendent
jamais des associations du Dasein humain.
Et, hors du Dasein que Sartre avait par trop humanisé à la fin
par le Sujet comme Projet, il y avait une "transcendance de l'ego",
quelque chose qui transcende l'ego le plus commun, qui le met en situation devant le phénomène de l'arbre
et de l'oiseau. Alors, Sartre, dans ses dérives premières autour de Faulkner me
laisse entendre le siècle de Deleuze, me donne à repenser ce mouvement étrange qu’il nomme un essai d’ontologie phénoménologique.
Une telle ontologie phénoménologique – infiltrée par « l’esprit-chose »
à la manière un peu indienne, chamanique, du Sartoris de Faulkner commenté par Sartre- cette ontologie disions nous doit être creusée
pour rendre manifeste le projet d’une nouvelle investigation transcendantale. Une
ontologie phénoménologique de ce genre requiert sans doute des formes
imaginaires qui se déclinent selon une expérience particulière qu’on pourrait
nommer, avec Deleuze, « empirisme transcendantal »[9].
Il s’agit, sous un tel mot, d’une formidable création de concept redevable à
Kant qui reprend cette notion, d’abord un peu scolastique, selon un usage tout
à fait nouveau, inédit, sans doute pour dire une région, une contrée inconnue
dont la géographie ne doit rien à ce qui a été pensé au préalable. Le mot
transcendantal marque en fait une réponse au scepticisme de Hume qui abandonne
toute transcendance au bénéfice de l’expérience régulatrice de l’habitude que
pourtant le philosophe veut dépasser autrement. Comme forme de l’habitude,
l’expérience est finie, locale. Elle se contente de la ressemblance, elle fonde
la croyance que tout ce qui se répète quelque fois va se répéter toujours. Mais
une telle expérience ne saurait, à
partir d’un cheveu, nous donner l’occasion de déduire l’allure par
exemple de la personne[10].
Il faut donc excéder cette croyance que nous mettons dans l’habitude, accepter
de se laisser happer par d’autres sphères d’influences intentionnelles. Alors
s’ouvre une autre expérience qui nous place bel et bien devant des événements
sans répondants, ininférables, relevant de l’inexpérimentable. Ce genre
d’expérience nous ramène chaque fois à la naissance d’un monde dont, au final,
je ne sais rien, m’ouvrant à la surprise de l’imprévisible, au rayonnement de
choses qui ne m’appartiennent pas et qui ne sont pas incluses nécessairement
dans mon champ intentionnel, ni dans mon corps propre. « La manière dont
fleurit une feuille, si parfaitement qu’on la connût, nous procurerait-elle la
moindre instruction touchant la végétation d’un arbre ? »[11]
Question de Hume qui ne manque pas d’intérêt quand aux insuffisances de l’expérience
humaine exigeant finalement une expérience tout autre."
J.-C. Martin / Extrait Le siècle deleuzien, Ch. 6, Editions Kimé, Janvier 2016.
[1] Sartre, Situation I, Gallimard, Une idée fondamentale de la phénoménologie
de Husserl : l’intentionnalité, Paris, 1947, p. 29
[2] Situations I, p. 8 à propos de Sartoris de Faulkner.
[3] Ibid, p. 12-13.
[4]
Expression de Sartre p. 12.
[5]
Thématiques reprises par Bruno Latour ou Philippe Descola dans une perspective
qui reste anthropologique.
[6] Ce que
Sartre fait également dans Situations I,
en consacrant un texte à Francis Ponge, L’homme
et les choses, p. 226.
[7] Plotin, Ennéades, III, 8, 1, Trad. Bréhier, Belles Lettres, 1925, p. 154.
[8] Entretien
accessible sur le site « Entre-là ».
[9] Le grand
livre sur l’empirisme transcendantal reste Différence
et répétition déjà cité. « Imaginaire » ici ne doit pas s’opposer
à « réel », mais renvoie au processus de l’image de la pensée entre
monde et cerveau, tissée non seulement depuis l’homme mais tout autant depuis
l’animal, le végétal...
[10] Hume, Dialogue sur la religion naturelle,
Trad. M. David, Paris, Pauvert, p. 31.
[11] Ibid.
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