Un siècle, c’est d’abord une unité de mesure
du temps, de ce temps qui fait l’histoire des hommes ou que les hommes font de
lui. A y regarder d’un peu près, on s’aperçoit que cette périodisation, axée
qu’elle est sur une chronologie qui lui confère un gage d’objectivité, repose
en dernière instance sur une radicale contingence à laquelle il n’est pas
souhaitable de trop penser. Mais un siècle c’est encore et surtout un empan
symbolique marqué comme au fer d’un nom, d’un événement ou même d’un concept
qui rehausse le décompte des ans en faisant accéder une quantité donnée au
statut plus ou moins impressionnant d’une qualité insigne inspirant soit de la
curiosité, soit de l’admiration soit encore une fascination vague. À ce titre,
un siècle devient vite Le Siècle, et
le grandiose le dispute au calcul. Pour qu’il y ait quelque chose comme «un
siècle», il faut bien que les cent ans soient registrés à un sens ou, à tout le
moins, à une signification d’importance qui métamorphose tout siècle ainsi
compris en un moment capital faisant cadre et même parfois tableau (édifiant ou
non) pour la mémoire et l’existence des hommes ici et maintenant. Tout siècle
est ainsi le siècle de quelqu’un ou de quelque chose. C’est ce pouvoir magique
du signifiant, le sceau quasi sacré d’un énoncé qui procure sa consistance, son
fondement et son intelligibilité à ce qui autrement se réduirait à une absurde
et stupide opération de numérotation.
Peu ou prou, tout siècle est donc en quelque
façon un «siècle d’or», un «grand siècle» qui nous donne au moins l’impression
non seulement que le temps, en dépit de quelques caprices résiduels, est bien
logé dans ses gonds, et que tout ça — ce que font, pensent et disent les hommes
— doit bien, d’une manière ou d’une autre, répondre d’une orientation
essentielle déposée dans les ressacs de l'histoire. Ce n’est pourtant pas ainsi
qu’il faut entendre «le siècle deleuzien» abordé par Jean-Clet Martin aux éditions Kimé. Ses caractéristiques ou coordonnées
tombent à côtés des habituels repères qui entretiennent notre croyance au
Siècle. D’une certaine façon, il faut soutenir que si Deleuze estampille un
«siècle», s’il répand sa signature comme une traînée de poudre sur une période
ou si son œuvre couvre un «moment», c’est d’abord parce que ce qui se joue sous
et avec son nom est de tous les siècles. C’est d’«un siècle deleuzien» qu’il
s’agit et non du siècle «de Deleuze», ce qui reviendrait à sacrifier encore à
la logique du propre ou de la propriété, comme si ce qui se faisait de plus
percutant en matière de littérature philosophique devait être indexé à la
propriété de tel ou tel patronyme. «Deleuze» reste bien plutôt comparable à une
sorte d’incorporel qui viendrait tisser sa toile virtuelle entre les poussières
disséminées par la brise, comme on peut s’en apercevoir en portant attention à
ce qui se joue dans la lumière crépusculaire d’une fin d’après-midi d’été, en
toute fin d’été, dans une atmosphère lucrécienne au possible. Alors il faut
dire que «le siècle deleuzien» n’est ni passé ni à venir mais qu’il nous
enveloppe et nous saisit par son milieu.
Le travail ou, mieux, l’aventure de la pensée
conceptuelle ne peut par nature être cantonnée à «un» siècle, fût-il à tous
égards remarquable comme l’était celui d’un Descartes, au Siècle des Infinis.
Quand on fait de la philosophie, on est forcément le contemporain des auteurs
avec lesquels on chemine: les philosophes du «passé» ne sont pas derrière mais
à côté de nous. Et si un philosophe est toujours quelqu'un qui, à la lettre,
est «d’un autre siècle», ce n’est pas parce qu’il existerait une philosophia perennis avec ses «grands
auteurs» et ses non moins «grandes questions», ou parce qu’en s’adonnant à cet
étrange exercice on participerait au hors-temps, mais parce que lire
obstinément Spinoza, Lucrèce, Hume ou Bergson, c’est assumer la joie risquée de
s’enfoncer dans les «boyaux» d’une temporalité très spécifique qui n’est ni
celle de Kronos, ni celle de Kaïros mais qui a plutôt à voir avec une
redistribution des axes du temps qui nous embarque dans les parages de l’Aiôn, là où le temps s’enroule sur
lui-même, développe ses volutes, dessine des spirales.
Aussi, ce qui relève d’un réquisit propre à
l’activité philosophique s’accentue et, pour ainsi dire, s’aggrave avec Deleuze
dans le sens où sa pensée s’est déployée en un temps tout de même fort
problématique car traversé, et comme lacéré, par des événements inouïs qui ont
en effet mis le temps «hors de ses gonds». Que ce soit sur le plan de
l'histoire factuelle ou sur celui, certes en apparence plus souterrain mais
néanmoins décisif, de la pensée, beaucoup de choses sont arrivées qui empêchent
qu’on puisse parler du «siècle deleuzien» comme on parlerait du «siècle
cartésien» ou «kantien». Toutes ces choses surnagent à la surface du chaos,
participent plus ou moins de la catastrophe, à tous les sens du mot
«catastrophe». Dans ces conditions, si un siècle donne la mesure de l’histoire,
le «siècle deleuzien», lui, verse dans toutes les démesures pour le meilleur et
pour le pire, maintenu sur la fragile ligne de crête qui ajointe la tragédie à
la comédie. Dans ces conditions, l’expression «siècle deleuzien» tient sa
légitimité de la reconnaissance d’un temps dont les bords s’effilochent, les
limites de ce qui fait habituellement un Siècle ou un Empire (son cadre, son
encadrement) sont érodées, usées jusqu’à la corde qui menace de se rompre
définitivement. Siècle monstrueux, siècles des monstres aussi bien que celui de
Deleuze; drôle de siècle plein de paradoxes, de contradictions, d’abysses en
tout genre, de fureur, de larmes et de lézardes de rire qui ne permettent plus
la tranquillité du jugement déterminant mais provoquent comme jamais le
jugement réfléchissant, tant ce sont souvent les figures de l’impossible qui
s’esquissent en ce siècle qu’il faut bien endurer par la vie et la pensée.
Ces considérations invitent a priori à la nostalgie pour les siècles
qui donnaient l’impression d’être de «vrais» siècles, ceux qu’on peut étiqueter
d’un chiffre ou d’une formule pour les ranger à leur place sur la flèche du
temps. Mais ce siècle désaccordé représente par là même le temps de tous les
possibles et libère une formidable inventivité — ici conceptuelle — que précisément
le parcours de Deleuze a si bien su pousser à certaines extrémités. Ce n’est
pas seulement parce qu’il fallait « sortir du siècle », « en
sortir », « le faire sortir » de la table des catégories, « faire
fuir » ce qui pouvait encore enfermer le siècle dans des schémas désormais
inadéquats et pour cela s’en sortir avec les moyens du bord, comme si ce siècle
était si étouffant que pour y respirer un peu d’air (l’appel du «Dehors») il
faille s’acoquiner avec des auteurs «mineurs» ou relire les «classiques» sous
une lumière si peu académique, lumière si perturbante en vérité. En rester à ce
constat reviendrait à faire de Deleuze un philosophe «réactif», alors qu’il est
principalement un créateur insolite doublé d’un éblouissant pédagogue (1). Si il existe un «siècle deleuzien», c’est
bien, comme le montre le livre qui nous occupe, d’abord par ce que le nom de
Deleuze a su libérer, découvrir et inventer: soit une autre respiration pour la
pensée qui, abandonnant la pusillanimité sclérosante aux gardiens du temple et
à leur œuvre de mort, a pris le large en faisant voler en éclat la
sempiternelle hiérarchie entre grands et petits auteurs pour «faire des enfants
dans le dos des philosophes». Philosophie incestueuse et nomade, erratique et
errante, déviante comme un clinamen un brin halluciné, rigoureusement érotique
à sa manière, toujours en passe de vous déborder par la gauche ou la droite, à
moins qu’elle ne vous attende (ou pas) déjà sur un versant encore inexploré de
la limite, philosophie qui a elle-même contribué à faire naître ses enfants
terribles auxquels J.-C. Martin consacre des pages empreintes de gratitude et
de précision(2). Ces fils sont forcément de «mauvais fils»,
ils ne constituent pas à proprement parler une famille, avec son arbre
généalogique, ses hauts faits, toute une suite bien ordonnée de figures
tutélaires et pesantes auxquelles il faudrait faire allégeance; d'obscure
extraction, ayant la beauté du diable, enfantés dans l’impureté des caves de la
philosophie, ces enfants-là forment plutôt une constellation baptisée
«Deleuze», un étoilement avec ses crevasses et ses fentes, son système d’échos,
ses résonances entre l’aria et le cri.
Si le siècle, celui dans lequel nous nous
enfonçons jour après jour de plus en plus (mais peut-être y en aura-t-il d’autres
des «siècles deleuziens»?) est «deleuzien», n’est-ce pas aussi parce que les
préoccupations du philosophe de Vincennes ont rencontré, non par caprice ou
opportunisme mais bien par nécessité, certains traits qui font que nous vivons
une époque proprement extra-ordinaire? Il n’est que de songer, entre autres, à
l’intérêt porté aujourd’hui à la question animale pour commencer de mesurer
l’acuité philosophique de l’auteur de Différence
et répétition. J.-C. Martin consacre des pages marquantes à ces mondes animaux,
à ces autres ou outre-mondes, à la façon dont ils sont questionnés par ce qui
se fait de plus stimulant en philosophie(3).
«Le monde humain n’est pas le seul.»(4) Cet énoncé lapidaire au potentiel décapant
signale de sérieuses limites à toute pensée humaniste qui se satisferait
d’elle-même ou qui voudrait se présenter comme la seule métaphysique présente
et future. Cet «effet-Deleuze», c’est-à-dire cette provocation à penser contre
soi, contre la doxa, en remontant la pente spontanée de tout philosophe qui est
celle d’un amour aveugle pour la seule humanité, se voit condensé dans le mot
«expérience» abondamment interrogé par J.-C. Martin dans le sillage de Deleuze.
Car penser non pas à l’intention des animaux mais avec eux (5), c’est assurément «engager une expérience
limite de la pensée, pour forer un passage vers d’autres mondes, d’autres
plateaux à arpenter»(6). Et ce non par goût pour
quelque chose qui relèverait de l’exotisme conceptuel mais parce que le réel
(les «choses mêmes»), «l’effraction du réel»(7), qui
possède littéralement la vertu de nous distraire de ce qui paraît être
l’important, le réclame. L’expression «expérience limite» est quasiment
pléonastique s’agissant des percées ouvertes par Deleuze, dans la mesure où une
expérience digne de ce nom revient toujours à se porter contre, tout contre, à
aller jusqu’au bord d’une limite (peras) en passe de se métamorphoser en
gouffre sans fond. La question animale est encore à cet égard assez mal
formulée en ce qu’elle présuppose «l’âme» dans l’animal, ce qui ne lui permet
pas d’aller jusqu’à la bête déjà au-delà de l’animalité et d’affronter alors le
véritable péril pour la pensée qui est aussi sa plus grande chance. Voilà ce
que ne peut et ne veut entrevoir le rapport humaniste à l’animal, trop pressé
de rabattre son enquête sur des vues anthropomorphiques logocentrées. Dans
cette perspective tellement réductrice, les propos de Deleuze font l’effet
d’une «inquiétante étrangeté» que, dans le meilleur des cas, on tolérera et,
dans le pire, qu’on taxera de délire caractérisé (8). Si «le monde humain n’est pas le seul»,
c’est aussi parce qu’en sus des bêtes, il nous faut désormais penser avec de
tout autres moyens les «machines». Là aussi, les catégories usuelles,
redevables au confort humaniste, trouvent vite leur limite, ce qui nous oblige
à reprendre la pensée classique à nouveaux frais quitte à tout remettre en
chantier «enfin libéré du poids des références» (9). Animaux
et machines, deux continents à explorer pour un philosophe d’aujourd'hui qui
accepterait d’entrer dans l'entrelacs qui les relie: animaux qui ne sont pas
que machines et machines en liberté (10), cela
devrait alimenter l’imagination conceptuelle, la pensée fictionnante.
A partir du moment où il est «impossible de
faire entrer le temps dans l’ornière d’où il s’est échappé» (11), on comprendra que «le siècle deleuzien»
n’est en rien un siècle placé sous l’autorité d’un penseur imposant un
programme de recherche, adoubant les uns et anathématisant les autres, toujours
à la remorque de quelque gratification honorifique bien propre à alimenter le
«narcissisme des petites différences». «Le siècle deleuzien» est un arc
temporel faisant de Deleuze la crypte conceptuelle qui, comme le grand vent
ensorcelé de la pensée spinoziste, nous pousse à expérimenter, en toute
immanence, sans garantie préalable aucune, des odyssées absolument empiriques,
afin d’aller voir là-bas, ailleurs, dehors, du côté des bêtes, des machines et
des vies «infâmes» ce qui pourrait ventiler autrement la pensée, l’ouvrir à une
métaphysique du peu (12) afin de lui redonner le souffle
qui parfois lui manque tant pour penser «la richesse bigarrée du réel» (13).
En privilégiant comme nous venons de le faire
ces deux registres ontologiques à la fois si proches et si lointains de nous
que sont les animaux et les artéfacts, nous n’avons fait que commencer à
dérouler deux des nombreux fils de la pelote deleuzienne que Jean-Clet Martin
explore dans un livre qui, pour nous dire l’allure d’un siècle, ne fait pas une
somme. Il faudrait élargir le regard, écarquiller les yeux de la pensée, muter
en quelque façon afin d’approcher le regard des choses (14), vivre et sentir comme une pierre,
développer une sympathie très spéciale, un sens plotinien des choses, devenir
enfin «des usines à visions, intermédiaires entre la matière et l’âme du
monde.»(15) Alors seulement, peut-être, serions-nous
capables de sentir, de flairer à la manière de Deleuze, ce drôle de zèbre de la
philosophie en langue française initiateur rigoureux et, en son genre, exact de
ce qui relève de l’«ontologie délirante»(16). Pour
finir cet aperçu d’un livre qui inaugure la bien nommée collection
«Bifurcations» des éditions Kimé, on laissera le lecteur avec les propos d’un
autre mauvais garçon de la philosophie françaises qui pourront servir de
propédeutique à un mode de philosopher qui réclame du temps, beaucoup de temps,
un temps élargi, interdit aux boutiquiers du concept, qui seul offre l’occasion
de devenir deleuzien sans pour autant le vouloir forcément:
«Quant au motif qui m’a poussé, il était fort
simple. Aux yeux de certains, j’espère qu’il pourrait par lui-même suffire.
C’est la curiosité — la seule espèce de curiosité, en tout cas, qui vaille la
peine d’être pratiquée avec un peu d’obstination: non pas celle qui cherche à
s’assimiler ce qu’il convient de connaître, mais celle qui permet de se
déprendre de soi-même. Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait
assurer que l’acquisition des connaissances, et non pas, d’une certaine façon
et autant que faire se peut, l’égarement de celui qui connaît.»(17)
Olivier Koettlitz
1 Son talent
pédagogique se constate notamment à la lecture de son petit livre sur Kant
ainsi qu’à l’audition de ses cours; quand à sa plasticité conceptuelle,
exigeante et donc difficile mais tellement roborative, elle est manifeste. Son
geste ultime, sur lequel en vérité il n’y a rien à dire, devrait- nous
semble-t-il, être perçu comme un dernier élan d’affirmation tragique.
2 Cf.
Jean-Clet Martin, Le siècle deleuzien, Éditions Kimé, collection «Bifurcations»,
2016, (désormais abrévié LSD) principalement le chapitre intitulé «THEATRUM
PHILOSOPHICUM»
3 S’agissant des animaux, il faut lire les textes de Jean-Christophe Bailly, dépourvus de toute mièvrerie: Le parti pris des animaux, Christian Bourgois éditeur, 2013 et Le versant animal, Bayard, 2007.
3 S’agissant des animaux, il faut lire les textes de Jean-Christophe Bailly, dépourvus de toute mièvrerie: Le parti pris des animaux, Christian Bourgois éditeur, 2013 et Le versant animal, Bayard, 2007.
4 LSD, op.
cit., p. 123.
5 On reprend
ici quasiment telle quelle la distinction faite par Deleuze dans son
Abécédaire, à la Lettre «A comme animal», lorsqu’il indique que l’expression
«parler pour» peut signifier «à l’intention de» ou «à la place de» (en
l’occurrence des animaux).
6 LSD, op.
cit., p. 13.
7 Ibid, p.
12.
8 Il faut
pourtant rendre justice à Heidegger dont la pensée au sujet des animaux est
tout de même trop souvent présentée de façon pour le moins réductrice. Pour une
entente autrement plus fine et stimulante, on lira Heidegger, Les Concepts
fondamentaux de la métaphysique, Monde-finitude-solitude, trad. D. Panis,
Gallimard, 1992, §§ 45 à 63. On doit cet éclaircissement à André Hirt, cf. Col
de la passante. littérature. Büchner, Stifter..., Kimé, 2015, p. 168, note 31.
9 LSD, op.
cit., p. 36.
10 Cf. LSD,
op. cit., le chapitre intitulé «Liberté des machines» p. 27 sq.
11 Ibid., p.
62.
12 Ce que
nous appelons ici «métaphysique du peu» est nommé «métaphysique pauvre» ou
«mineure» p. 47 du LSD.
13 Cf. LSD.
op. cit., p. 122.
14 Cf.
Jean-Clet Martin, Van Gogh, L’oeil des choses, Les Empêcheurs de penser en
rond/Le Seuil, 1998. «Les choses possèdent une détermination, des lignes
spirituelles et matérielles» écrit J.-C. Martin p. 87 de LSD, dans l’ouverture
d’un chapitre consacré à d’étonnantes «Perspectives ontologico-phénoménologiques».
15 J.-C.
Martin, 100 mots pour 100 philosophes. De Héraclite à Derrida, Les Empêcheurs
de penser en rond/Le Seuil, 2005, p.368.
16 Cf. LSD.
op. cit., p. 44.
17 Michel
Foucault, L’Usage des plaisirs, Gallimard, p. 14, cité par Gérard Lebrun in
Notions de philosophie III, Folio/Essais, p. 654.
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