lundi 14 mars 2016

Le siècle deleuzien / Editions Kimé






Nous qui, pour parler comme Nietzsche, avons exploré des lignes de pensées anti-généalogiques, nous les lecteurs de Deleuze et de Derrida qui avons fouillé dans les recoins peu familiers de L’ Anti-Œdipe autant que de Glas, voire sous les ruptures de l’archéologie Foucaldienne, il ne nous appartient certes plus de revendiquer une descendance, une filiation. Nous nous comporterions plutôt comme des enfants abandonnés, terribles, les enfants du « siècle Deleuzien »[1]. Avec la difficulté de penser en dehors finalement de toute continuité. La pensée de Deleuze ne renvoie à aucun héritage. Elle est, comme il le dit pour Proust, une génétique florale, qui procède par boutures et coupures. « C’est elle qui fonde les profanations et se trouve hantée par le bourdon, l’insecte transversal qui fait communiquer les sexes eux-mêmes cloisonnés»[2]. Et c’est peut-être ce que Deleuze pratique dans sa lecture de la tradition pour lui « faire des enfants dans le dos » comme il le reconnaît dans une lettre à Cressole[3]. Nous voici donc sur des « lignes de fuite», autre mot de Deleuze, un peu comme ferait une pousse de lierre qui suit un chemin tortueux et se montre capable de repousser ailleurs, par transplant. Peut-être les concepts qui sont les nôtres prolifèrent-ils bien à l’image des plantes et des insectes, suivant en cela des « insections » qui se multiplient sans retour. Devenir un cloporte, une pensée que Kafka annonce dans La métamorphose mais que Derrida également croise par la passion de l’animal[4]. Notamment devant un insecte pris dans la résine, fossilisé ensuite dans l’ambre qui traverse des durées énormes pour assembler des hétérogénéités radicales. Les graines de la plante elles-mêmes sèchent de longues années et repoussent le cas échéant dans une autre ère. Ce qu’on pourrait imaginer d’une idée, de sa pollinisation induisant ainsi, entre des nappes de temps hétérogènes, une forte « difficulté de penser »[5].
La difficulté de penser n'est pas seulement l'exercice d'une pensée difficile. Il ne s'agit en rien d'une question de méthode pour adoucir les angles d'approche comme si les objets étaient là à attendre notre indulgence, notre disponibilité, notre écoute, notre curiosité.  La Difficulté doit s'entendre peut-être davantage devant ce qui reste diffus, se diffracte et dissémine quels que soient les outils de la raison mis en jeu. Rousseau s’en plaint en ouverture à son propos sur l’éducation, lui qui se voit également conduit à réfléchir sur l’héritage, sur le « siècle des lumières » pour lui trouver un nom : « Semblable, dit-il, à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu'elle ressemblait moins à un dieu qu'à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l'acquisition d'une multitude de connaissances et d'erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d'apparence au point d'être presque méconnaissable »[6]. Comment retrouver, dans une telle altération des figures, père et mère ? Et cette difficulté de connaître, de reconnaître, n’est pas seulement un accident lié à des mauvaises conditions d’approche. Elle constitue le cœur de la réalité essentiellement contingente, hostile à toute descendance. On peut soupçonner déjà que, devant cette dissémination des choses, devant ce régime moléculaire de la dispersion, la pensée entre en rapport avec des singularités qui résistent, refusent de composer un nom, encore moins une époque, venues le plus souvent d’une autre.
Nous aurons l’occasion de revenir à ces enfants terribles dans un réel qui échappe d’emblée à sa rationalisation, aux habitudes d’une pensée séminale. Ce que nous pourrons dire en premier lieu, c’est qu’il n’y a pas de parenté, pas d’objets naturellement disposés à un savoir qui établirait une autorité. C’est, au demeurant, ce qui ressort de l’analyse de la famille dans Glas que Derrida confie également aux caprices des fleurs, celles de Genet, prolifiques, quand Deleuze et Guattari, dans L’ Anti-Oedipe, nous entraînent sur un versant « machinique » ou encore animal. Depuis les deux bords ici convoqués de l’anti-généalogie, nous ne pouvons plus croire aujourd’hui à la vérité d’un siècle enfanté selon la forme d’un progrès. Créer n’est pas progresser, ni détruire ce qui est. La vérité serait plutôt que les choses demeurent obscures. Loin d’être limpides, elles se refusent à nous, se retirent dans des contrées lointaines et inaccessibles. Ce qui est vrai n’est pas donné dans une démarche apodictique. Le vrai, le plus affolant pour la pensée, est que la vérité reste chose rare, exceptionnelle, excessive, ne se construisant que par l'élaboration d'un chemin de traverse, par des écarts périlleux qui forment une « expérience » difficilement supportable, un souci capable de nous arracher à notre quiétude. Le siècle de Deleuze serait la vérité du « singulier pluriel » dont la division caractérise un « monde » fort peu stable. Une errance hors de l’histoire mais encore hors de l’ontologie si nous décidons de suivre la langue de Badiou, caractéristique du « Siècle »[7]. On pourrait risquer peut-être le nom de contemporain pour dire ce monde : un temps pour plusieurs, un temps multiple, une contemporalisation d’atomes très différents, appartenant à des ères fortement étrangères. Et c’est le nom de « multiplicité » qu’on retrouve, pour cette raison sans doute, dans le sillage de Deleuze, chez Badiou autant que chez Jean-Luc Nancy, au point de nous engager également à évoquer, pour notre temps, un univers en déliquescence, un régime nommé Plurivers.
Les enfants de Deleuze sont devenus des enfants terribles. Enfants « épuisés » ou qui, peut-être, « tombent de sommeil » comme dirait Nancy dans sa réflexion sur l’ivresse. Il n’est plus possible, en effet, sous le plurivers qui fait notre siècle, de parier sur UN sens du monde qui soit autre que pluriversel, végétal, rhizomatique. Orpheline, transplantée, aucune pensée n'est le centre des choses. Ce pourquoi Hegel, lui qui eut un fils naturel hors-mariage et qui aura quitté le foyer, devait reconnaître déjà que le sujet doit faire l’épreuve de figures des plus terribles, d’une histoire brisée qui fait tomber la nuit et tomber l’esprit du monde. Pour autant, les objets de la pensée ne sont pas simplement redevables au caprice. Il y a bien des vérités, des vérités qui ne se conforment pas au relativisme, même si le pluriel est de mise. Il y a bien une chose, une « chose même » qui est le propre de la pensée, mais c’est une chose en fuite, un labyrinthe qui vraiment avance parce qu’il est vivant. Aussi l’approche du réel, notre réalisme, ne passe plus par une connaissance idéale, par une certitude subjective, intentionnelle, comme cela fut enseigné à toute une génération. La chose est d’abord prise dans des temps sans rapport, chose fossile qui ouvre la violence de la rencontre, du négatif, violence qui met en déroute toute les formes d’abstraction. Il y a une effraction du réel qui ouvre un conflit, un combat qui porte la conscience à se nier elle-même et son histoire. Et ce qui est vrai de Hegel vaut pour la déterritorialisation Deleuzienne qui ne dit pas « oui » à tout, qui ne sombre pas dans le relativisme de l’opinion, l’obstination de l’âne. Qu’est-ce que la philosophie ? est une question qui se pose à Deleuze dans un siècle où tout est susceptible d’entrer sous l’échange universel du capitalisme, d’être réduit à l’inconsistance. D’où le besoin de trouver dans le concept autre chose qu’une opinion, autre chose qu’une communication ou une réflexion : un « monument » dit-il, mais toujours déconstructible, fait de pièces inégales, issues d’âges différents. La philosophie, devait m’écrire Deleuze, n’est ni réflexion, ni communication[8]. Dans le pluralisme singulier des mondes, elle est voie de passage, empirisme, libre création. Autre chose donc que le relativisme.
Un tel constat ne cède pas d’un pouce au nihilisme qui considère que, dans le naufrage de la raison, aucune expérience ne vaut le détour. De cette difficulté de penser qui fait le cœur de la philosophie contemporaine, il n’est pas question d’en sortir par le relativisme de l’opinion qui veut que chacune vaut comme point d’affirmation du réel, que toutes les perspectives reviennent au même pour autant qu’elles trouvent la faveur d’un public. Le perspectivisme, qu'il soit la manière Hégélienne de sauter d’abord dans un cercle pour en faire le tour, ou encore la façon Nietzschéenne d’évaluer le poids d’une interprétation, n'a rien à voir avec la revendication subjective donnant raison à celui qui l’impose. Dans les deux cas que nous venons d'évoquer, il est question davantage d'un arrachement à soi vers une chose qui traverse des strates hétérogènes, efface l’histoire déjà faite, comme une faille dans la croûte terrestre qui mêle les âges les plus éloignés. Toute pensée consiste en une coupe de ce genre. D'où la difficulté, la nature diffuse d’une véritable idée, forcément extérieure à l’opinion, trop autre pour se laisser assimiler. Aussi la chose qu'il s'agit de penser - cette chose ou cette fêlure qui fend la terre - met toute pensée en difficulté, la sur-prend, suppose un mouvement, un trajet sismique. Une telle coupe est loin de se confondre avec une donnée individuelle, particulière, comme si ma volonté suffisait pour la produire. Une Idée n’est jamais à moi et bondit hors de son temps. Une Idée est peut-être d’abord la sollicitation d’un dépaysement, d’une forme étrangère qui nous contamine, indépendante du système de la connaissance, inhospitalière comme tout ce qui fait la philosophie.
C'est sans doute là un geste qui trouve en Hegel autant qu’en Nietzsche des précurseurs hostiles aux statistiques d’une pensée validée par la représentation de celui qui veut imposer le goût du jour comme un absolu. Il y a une difficulté de penser, peut-être parce que toute pensée ne naît que contre soi-même et contre la représentation facile qui fait du monde un corrélat de la conscience, de ses intentions, une généralité au lieu d'une singularité. Il nous semble que la pensée n’a rien à voir avec cette facilité, qu’elle rejoue toujours une autre ligne de pensée, prise dans le vol du bourdon, ou encore dans le travail de « la guêpe et de l’orchidée »[9], l’une attirant l’autre sous le registre d’une attraction disséminale. Il s’agit, dans un tel transport, d’une pensée déroutée, déroutante, qui ne s’incline pas devant les faits, pensée difficile d’un siècle qui échappe au Siècle, d’un siècle en fuite. Un écart le long duquel l'objet et le sujet se rencontrent d'une toute autre façon que selon les slogans de l’actualité ou encore selon le sens formaté par la certitude commune. Cela suppose un chemin à trouver, une ligne de fond entre les âges. Il y a un enfer, un ravin, des failles congénitalement différentes qui requièrent la pensée pour les rendre praticables, des lames de fond qui engagent sa créativité à frayer des concepts, ouvrir des conceptions, des conceptualités qui apparaissent dans l'ordre du pensable comme la limite d’un siècle : une frontière sur laquelle s'exerce les idées, avec détermination et péril, avec acharnement et danger. Parce qu'elles partent à la rencontre de choses exemptées de toute attache, en défaut sur leur formulation propre, Deleuze devait les appeler « singularités ».  Sous la contrainte de ces singularités, les pages qui suivent vont rompre avec les formes attendues d’un siècle toujours consensuel, pour engager une expérience limite de la pensée, pour forer un passage vers d’autres mondes, d’autres plateaux à arpenter, mille et un, mille sans un si le « un » voulait dire simplement l’unité en mesure de clore un compte.


Jean-Clet Martin, Le siècle deleuzien, Editions Kimé, 21 Mars 2016, Extrait


[1] Foucault, « Un jour peut-être le siècle sera Deleuzien », in Dits et écrits déjà cité.
[2] Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, p. 202, 7e ed. 1986, p. 202.
[3] « Je m’imaginais arriver à faire un enfant dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant qui soit monstrueux. Que ce soit bien le sien et qui pourtant soit monstrueux (…) parce qu’il fallait passer par toutes sortes de décentrements, glissements, cassements, émissions secrètes », repris in Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 15.
[4] Concernant le moustique fossilisé dans l’ambre, cf. Derrida, Papier Machine, Paris, Galilée, 2001, p. 108.
[5] Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1969, p. 44. Quant à l’insecte cf. Derrida, Fourmis in Lectures de la différence sexuelle, Paris, Des femmes, 1994.
[6] Rousseau, Discours sur  l’origine de l’inégalité parmi les hommes, préface §1.
[7] « Quel est l’instant d’exception qui efface le XXe siècle » se demande Badiou dans Le siècle, Paris, Le Seuil, 2005, p. 10
[8] Lettre qui sert de préface à La philosophie de Gilles Deleuze, initialement publié sous le titre de Variations, Paris, Payot, 1993.
[9] Deleuze, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 17.

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