Juan Manuel Garrido: Ton dernier livre s’intitule: Que
faire? [1] Le lecteur comprend très vite
qu’il ne doit pas attendre de cet ouvrage des recettes pour la vie pratique et
politique. Au contraire, il s’agit d’un
ouvrage qui se méfie de la philosophie comme réponse technique à la question “que faire?”, de la philosophie comme
vision de monde et comme discours fournissant du sens et de la valeur. En fait, l’ouvrage analyse chacun
des termes qui rendent possible qu’une telle question parvienne à avoir quelque
sens: le “politique”, le “monde”, le “pouvoir”, et certes la question même et
les termes qu’elle met en mouvement: ce que “faire” et “pouvoir faire” veulent
dire. Par conséquent, ton livre semble répondre à une nécessité ou exigence qui
se situe à un tout autre que niveau que l’exigence, normative ou normativiste, de
proposer un sens pour le monde et pour la vie, ou des programmes d’action, des
moyens et des pouvoirs appropriés à la réalisation des buts donnés comme
principes et horizons normatifs. En quel sens ton livre répond à la question
qui l’intitule? Ou bien, qu’est-ce qu’il veut faire de cette question – ou bien
encore qu’est-ce qu’il veut faire en général? Est-ce qu’il fait quelque chose –
et alors il répond déjà à la question: “que faire”? En quel sens il “répond” –
et ce, par son existence même – au phénomène de la question qui l’intitule?
Jean-Luc
Nancy: Je
fais quelque chose, bien sûr : comment ne pas faire en quelque
façon ? Mais – j’essaie de le préciser dans le livre – je m’efforce que ce
« faire » ne soit pas transitif , qu’il ne produise pas un objet ni
une action déterminée. En ce sens, ce que je veux interroger c’est le
« que » de la question : dans son acception traditionnelle la
question veut dire « quoi faire ? », « quel but se fixer et
quels moyens se donner ? ». Le roman de Tchernytcheski qui a frappé
la formule porte comme titre entier : Que faire ? (Les Hommes
nouveaux). On peut dire que la parenthèse répond à la question : il
faut faire des hommes nouveaux, pareils à ceux dont le roman conte l’histoire
dont Lénine disait qu’elle l’avait « labouré de fond en comble ». Il
l’avait lu avant d’être devenu marxiste et ce qui l’avait « labouré »
était, sur le fond d’une sorte d’idylle utopique, la détermination à l’action et à une action
productrice de changements réels. Je ne m’arrête pas plus longtemps sur ce
moment qui a fait la fortune politique ou métapolitique de la question. En
analysant cette question, je pensais plutôt, comme ceux qui m’avaient précédé,
à l’insistance de cette question dans les discours de l’opinion :
insistance tantôt d’esprits désabusés, tantôt d’impatients demandeurs de
maximes d’action. Depuis des années les philosophes sont sollicités de dire
quoi faire et parfois même leur manque à répondre se voit critiqué, soupçonné
d’impuissance, de lâcheté ou d’incompétence…
Donc je réponds
en effet, comme tu dis. Je veux bien même assumer que j’indique quoi faire – si
c’est aussi cela que ta demande enveloppe : je dis en effet qu’il convient
de pratiquer un « faire » moins transitif, moins productif, le
« faire » dont l’exemple est donné dans « faire l’amour » -
exemple à la fois bienvenu mais aussi malheureux s’il introduit une mièvrerie…
Je pourrais en français trouver un autre exemple : « faire
défaut » - qui, lui, pourrait s’entendre comme « se mettre en défaut
de faire ceci ou cela ». Ou bien, pour sortir des emplois qui sont en fait
toujours plus ou moins transitifs, l’usage impersonnel « il fait
beau » ou l’intransitif « c’est bien fait » qui peut signifier
« c’est bien exécuté » ou « c’est mérité » (à propos d’un
châtiment).
L’essentiel est
pour moi de suggérer qu’il importe aujourd’hui de sortir de la disposition que
caractérise le mot « activisme »
– américain d’origine. Nous ne
sommes plus dans le schéma d’une pratique à programmer en conséquence d’une
définition et d’une anticipation théoriques. Sans doute n’y eut-il jamais un
fonctionnement réel aussi simple que celui-là, mais il y a eu la représentation
d’un enchaînement de projets et programmes en actions instituantes,
constituantes, révolutionnaires, réformatrices. Mais aujourd’hui cet
enchaînement vaut avant tout dans l’ordre des programmes techno-économiques,
dont le fonctionnement s’impose largement à ce qui persiste en tant qu’ordre
socio-politique. Le « faire » est à repenser… c’est-à-dire à refaire…
On peut aussi
le dire ainsi : les modèles liés à l’émancipation des hiérarchies, des
féodalités et des tyrannies, ceux qui ont été liés à la lutte des classes ou à
d’autres définitions de luttes pour l’égalité et la justice – tous les modèles
(sauf ceux qui renvoient aux identités ethniques, religieuses, culturelles,
mais dans ces cas les actions politiques sont souvent plus formelles que
pratiques) ont perdu leur pertinence et avec eux c’est le champ tout entier de
la politique qui s’est au moins déplacé, au plus perdu dans le brouillard. Il
n’y a là rien de simplement circonstanciel : c’est un aspect de la
mutation générale de notre temps. Ce n’est pas moins que ce qu’ont été les
passages de la féodalité aux monarchies, puis des monarchies aux démocraties.
J. M. G. Donc à la
question “que faire?”, tu réponds: d’abord repenser “faire”, parce que nous
nous trouvons dans une situation où l’idée de “faire” comme programme productif
et transitif de la vie en commun se trouve épuisée. C’est d’un côté la
faiblesse que montre le politique, qui devient superficiel ou superflue sous la
maîtrise du techno-économique, mais c’est aussi la chance de repérer dans le
politique une richesse ou une complexité de sens non pensée. Vivre en commun
n’est pas seulement “produire” en commun la vie; à cette production de vie
manque une compréhension plus riche et complexe d’elle-même comme vie et comme
production. Mais où penser, comment penser? Que faire ou comment faire pour
penser? Il lui faut du pouvoir à la pensée, il lui faut pouvoir penser. Il lui
faut s’introduire dans un monde qui s’auto-produit planétairement sous un
modèle techno-économique, il lui faut faire dans un monde qui ne la laisse pas
faire. Les espaces de la pensée semblent dévorés par le techno-économique.
Chercher à produire ces espaces –par exemples, dans les universités, les
éditoriales, les institutions culturelles, les commissions scientifiques, etc.–
nous fait aussitôt retomber dans une logique programmatique qui dénaturalise le
faire intransitif de la pensée. Il faut la faire “produire” transitivement. Et
c’est difficile de tricher. Les universités doivent produire une recherche
mesurable et socialement pertinente, les éditoriales doivent vendre les livres…
Sous peine de perdre tous les espaces…
J.-L. N.: C’est vrai,
c’est indiscutable. Et d’abord, sont vraies tes deux propositions de base : 1)
la chance d’une richesse de sens renouvelée – et 2) l’absence d’espaces pour la
pensé qui déploierait ce sens. Cependant, il se pourrait qu’elles ne soient
justes que sous deux conditions : d’une part, que le sens procède d’un travail
de pensé – d’autre part, que ce travail demande des espaces propres.
Or ces deux conditions ne sont certes pas simplement
fausses ou illusoires, mais elles demandent beaucoup de modulations ou
modalisations.
Pour la première : la pensée qui permet la
compréhension de la vie par elle-même ne se limite pas à la pensée telle que tu
l’évoques, c’est-à-dire à l’exercice intellectuel. Je ne dis certes pas qu’elle
l’exclut, mais je dis qu’il y a là un phénomène extrêmement complexe, délicat
et peut-être mal identifiable : celui par lequel une société (un groupe, un
ensemble, une configuration de situation, de moeurs, de langue, etc.) se pense
elle-même. Comment elle se perçoit et ne se perçoit pas, quelle conscience de
soi et quelle inconscience la mobilisent. Il est frappant que les peuples
possèdent des allures, des manières, des inclinations qui ne sont pas sans
ressemblance avec celles d’un individu, même si elles ne sont pas de même facture.
Bien sûr cela dépend des “peuples” puisque sous ce mot on peut représenter des
entités très différentes, plus ou moins anciennes, nombreuses, bien
identifiées. On a critiqué les caractéristiques qu’à l’âge classique on aimait
à faire des peuples surtout européens : les Allemands sont… les Anglais… les
Français… Or elles ont toujours une certaine validité, de même qu’en ont les
caractéristiques analogues entre les peuples d’Amérique latine, ou bien
d’Afrique, d’Asie, etc. De quoi témoigne ce phénomène – très délicat, fragile
autant que susceptible d’investissements narcissiques et nationalistes? Il
témoigne de l’effectivité de processus qui font, qui composent et qui modèlent
les ensembles. Ces processus prennent des formes particulières selon les
tailles et les caractères des ensembles. Il est possible qu’un ensemble très
grand du point de vue religieux ou politique se divise en groupes régionaux,
linguistiques ou religieux très différents (la Chine ancienne à certaines
époques). Il est possible à l’inverse que se produise une configuration très
large qui englobe sans les dissoudre des identités locales : c’est ce qui est
arrivé avec Rome.
Certes, dans les deux cas – la Chine et l’Occident
romain – on voit bien les circonstances intellectuelles que le plus souvent
nous traitons comme les sources ou les foyers d’une culture (Confucius, Platon,
Paul). Ils en sont plutôt les effets ou les fruits. Je crois qu’il faut dire
que chaque grand personnage de la pensée (sous toutes ses formes, théorie, art,
religion, etc.) forme une cristallisation ou une concentration de flux et de
forces qui travaillent son temps et son espace. Bouddha ou Jésus ne sont pas
sortis du néant. Ni Kant, ni Beethoven, ni Cézanne, ni Lénine. Bien entendu ils
ne sont pas des enregistrements personnalisés de pensées communes, diffuses
dans un groupe. Mais ils ne “poussent pas comme des champignons” ainsi que Marx
le dit des philosophes (et d’ailleurs Marx oublie que les champignons – telle
ou telle espèce de champignons – ne poussent pas n’importe où ni n’importe
quand).
On peut être sûr en revanche qu’ils poussent – les
philosophes, artistes, écrivains, prophètes, aventuriers – lorsque des
conditions de climat, de sol, sont réunies, ou lorsque des germes ou des
boutures sont apportés d’ailleurs – je veux dire, lorsque des conditions et des
événements collectifs le permettent et même le demandent. Regarde la séquence
Copernic, Tycho Brahé, Képler, Galilée, Descartes, Newton… Si on demande
“pourquoi Copernic ?” on ne peut ni répondre par l’exception pure et simple (il
a des prédécesseurs, Novara est son maître en astronomie, etc…) ni par une
déduction mécanique à partir de l’époque. Entre les deux ou par-delà les deux,
il y a une histoire, un processus indémêlable…
Que se passe-t-il dans l’agriculture, dans la vie
des paysans, des “bourgeois”, des “seigneurs” et des moines autour de Copernic?
quel rapport à la faim, à la santé, à la guerre, à l’Eglise? quels rapports
avec la découverte des Indes occidentales?
Rien de plus difficile à penser, peut-être… parce
que c’est justement le terrain où le penser travaille, creuse ses galeries,
fomente ses associations, ses inclinations…
Ce qui dépliera ou déploiera ce sens est à venir, à
chaque moment en train de venir… Il faut donc d’abord, aujourd’hui, essayer de
guetter… Et d’abord, justement, il faut observer notre histoire. Ce que je
viens d’évoquer montre aussi à quel point nous avons de l’histoire des visions
sommaires. On a depuis longtemps critiqué l’histoire réservée aux souverains,
aux batailles et aux traités, on a paré d’histoire de la vie quotidienne et
d’histoire des vaincus – mais on n’a pas encore vraiment déplacé le regard vers
ce qui sans doute échappe profondément à toute narration, c’est-à-dire à ces mouvements
sourds et profonds, d’une extrême lenteur et d’une puissance énorme qui
façonnent les sociétés, les moeurs, les pensées…
2) Les espaces pour la pensée : depuis longtemps
c’est pour moi une source d’interrogations. Nous sommes habitués à l’Université,
aux Centres de recherche, etc. Et nous n’avons toujours pas admis que ces lieux
soient transformés en institutions à dominante technoscientifique et à usage de
formations rentables alors que leurs supposées destinations étaient celle des
“arts libéraux” et d’une formation sans finalité professionnelle. Nous avons
raison, c’est évident – jusqu’à un certain point. Car la formation humaniste a
aussi été la formation d’abord d’un monde de clercs où le savoir et le service
divin étaient intriqués, ensuite d’une société bourgeoise encore peu
technicisée où la cultura classique était celle des médecins et des notaires
aussi bien que des professeurs ou des écrivains. Nous n’avons pas su voir que
l’Université se transformait parce que la société demandait une autre culture.
Mais en même temps nous laissions dans l’ombre toutes les formations techniques
(ingénieurs, médecins, architectes) qui depuis l’Antiquité se pratiquaient dans
des institutions toutes différentes, corporatives, et clairement distinctes des
Universités (ou, avant, des Ecoles philosophiques ou théologiques). Nous sommes
aujourd’hui dans une sorte de terrain vague où la culture “libérale” n’a plus
un grand rôle social et où l’expertise technique joue un rôle majeur cependant
que, par ailleurs, la réussite entrepreneuriale et managériale est devenue un
modèle extra-institutionnel (bien qu’on en fasse aussi des “filières”
académiques où on apprend la gestion pour les employés des gestionnaires…).
Or ici encore regardons l’histoire : quel rôle ont
joué les précepteurs des familles nobles et grand-bourgeoises à des époques où
l’Université ne faisait que s’auto-reproduire (XVIIe-XVIIIe siècles ) ? quel
rôle ont joué tous les prêtres, pasteurs, clercs de notaire ou saute-ruisseaux
devenus par autodidactisme écrivains, inventeurs, journalistes ? Des phénomènes
de cet ordre restent dans l’ombre – ils témoignent pourtant de longs
cheminements par lesquels la culture s’est transformée, renouvelée jusqu’à
devenir la culture instituée d’une classe moyenne.
Il faut donc aujourd’hui savoir guetter et discerner
de nouvelles possibilités, peut-être tout autres – aussi différentes de notre
système général de formation technoguidée que ce système est différent de celui
des collèges jésuites où se formait l’élite sociale du XVIe siècle. Peut-être y
aura-t-il des formes et des lieux inédits du travail de pensée – et de plus
cela est indissociable de tout ce qui est mis en jeu par la culture
démocratique, les médias, etc. Indissociable aussi de l’informatique et de ses
espaces nouveaux, encore sauvages…
Là encore, il faut savoir guetter dans la nuit ou
dans le crépuscule…
J. M. G. Dans ta
réponse tu nous invites à regarder l’histoire pour penser le présent. Nous
parlons d’un problème – celui du faire, au sens du “que faire” aussi bien que
du “comment faire” – qui semble solidaire d’une certaine façon de comprendre
l’histoire. Quelle façon? (1) D’un côté, s’y montre un certain épuisement de
l’histoire, une impuissance de celle-ci à répondre à la question “que faire?”.
L’histoire ne fournit pas des modèles pour affronter le présent, elle
n’est pas un réservoir de solutions qu’on pourrait reprendre à notre compte, la
mémoire des moments de culture et de pensée auxquels on pourrait “faire
retour”. L’histoire nous apprend que nous avons à faire (à vivre, à exister)
dans un monde et un présent qui n’ont pas de modèles, et que c’est justement
pour cette raison que nous avons à faire, qu’il nous faut inventer les
façons de vivre et d’exister. (2) D’un autre côté, il semble que la question
sur l’histoire, nous la posons parce que nous n’habitons plus un récit de
l’histoire. Les idées régulatrices nous ont abandonnés, à l’exception peut-être
de l’idée d’une croissance et d’un développement indéfinis, à laquelle pourtant
personne ne semble plus croire vraiment. Mais en même temps nous savons que
c’est l’histoire, et que ce n’est que l’histoire qui nous laisse sur ce point
de dénouement, voire de dénuement. L’histoire est la provenance de l’épuisement
même de l’histoire. Il nous faut, pour vivre, pour exister, pour “faire”,
réinventer notre rapport à l’histoire. Peut-être c’est ce malaise à l’égard de
l’histoire qui explique une certaine prolifération de programmes d’annihilation
de l’histoire même, depuis Google qui veut rendre tout présent et disponible,
comme si rien n’était plus en droit obscur ou caché (c’est-à-dire, comme tu
dis, “échapp[ant] profondément à toute narration”), jusqu’aux programmes de
destruction de la culture et de la mémoire humaines menés par des groupes extrémistes.
L’histoire: quel en est le phénomène, comment sommes-nous concernés par lui, et
comment l’interroger?
J.-L. N.: Voilà une question qui contient à quelques égards sa
réponse ! Tu décris très bien les deux faces de notre perplexité devant
l’histoire. Je ne sais pas si je peux aller beaucoup plus loin…
Ta phrase
« l’histoire
est la provenance de l’épuisement même de l’histoire » me frappe par sa
force et sa précision. Est-ce que l’histoire – en son sens moderne, bien sûr,
le sens du processus continu et directionnel – n’a pas été d’emblée vouée à son
épuisement par le fait même qu’elle s’est conçue et éprouvée comme orientée et
par conséquent comme sa propre « résumption ». J’emprunte ce terme
très rare à un texte ancien de Derrida, je ne sais plus lequel ; il
signifie l’action de résumer : comme si l’histoire avait toujours d’emblée
en elle son résumé, du début à la fin. Toute histoire peut être résumée :
comme Heidegger le dit de l’histoire de la vie d’un philosophe, il est né, il a
vécu, il est mort et il a laissé telle et telle œuvre. C’est une façon de dire,
rien ne s’est passé dans la vie de cet homme, Aristote ou Hegel, cette vie dans
ses aléas, accidents, incidents, n’a aucun intérêt – le philosophe est dans son
œuvre et cette œuvre elle-même appartient à une succession au fond non
historique de pensées singulières, chacune marquée par un mode, une manière
propre de questionner, de concevoir, de raisonner et d’écrire. Or justement
Heidegger est le philosophe pour qui en un sens rien n’est vraiment arrivé
depuis Anaximandre jusqu’à nous, il n’y a pas eu d’inflexion ni d’événement
autres que l’aggravation d’un oubli de l’être inhérent à l’envoi même de
l’être. L’ « envoi » c’est das Schicken et das
Geschick comme vrai nom et sens de die Geschichte qui est l’histoire distinguée de la Historie
ou de l’historia grecque en tant que récollection des faits.
Il n’y a qu’une
Geschichte – celle de l’être ou plus exactement celle que l’être est ou
fait en s’envoyant lui-même. Or c’est justement là-dessus que Heidegger semble
se contredire complètement lorsqu’il fait de cet envoi unique un destin voué à
la transition unique d’un premier commencement à un second, transition que doit
assurer la décomposition complète du premier envoi, la destruction de l’Occident.
A ce compte,
rien ne se sera passé sinon le passage même de l’être à l’être dans son
re-commencement. Etrange mélange de continuité et de rupture, d’immobilité et
de mouvement. Si Heidegger n’y avait pas associé un jugement unilatéral et
catastrophique sur la technique – et donc l’impossibilité de comprendre
celle-ci autrement que comme dévastation – ainsi qu’une reprise de
l’antisémitisme le plus stupide (où les Juifs sont compris comme les agents de
la destruction) – on pourrait peut-être chercher à tirer autre chose de cette
pensée au fond peu claire. On pourrait chercher à séparer complètement l’idée
de l’ « envoi » et celles d’une part de la destination, d’autre
part du processus continu.
Avec Heidegger
ou sans on peut essayer de penser en effet un « ça arrive » - le
monde, l’existence, le fait que cela « soit » (être comme verbe, non
comme substantif) – et un « ça ne va nulle part ». Une impossibilité
de raconter donc cela comme un récit avec début et fin et pourtant une
nécessité de penser une consécution, justement celle qui depuis environ 27
siècles entraîne une « histoire » à s’inquiéter de son
« sens » puis à le perdre ou à la dissoudre. C’est arrivé que ça
veuille arriver quelque part (faire une seconde nature, recommencer le monde,
accomplir l’homme) et que ce vouloir n’arrive qu’à s’égarer et à se retrouver
comme reconduit à un « ça arrive »… que pourtant il cherche encore à
comprendre comme son Ereignis, son événement propre, l’événement de son
propre (en même temps Enteignis et
Zueignis).
Le phénomène de
l’histoire, au sens le plus fort du mot « phénomène », c’est la
manifestation de l’ « arriver », de l’ « envoi »
qui s’arrive à lui-même et s’envoie à lui-même c’est-à-dire s’envoie seulement
à un geste d’envoi renouvelé et sans horizon… Mais ce serait en même temps
cela, l’absence d’horizon, qui à la fois perd l’histoire, l’épuise et la
relance – mais sur un nouveau plan, avec une exigence de rester sans horizon…
J. M. G.: L’essai “Politique et par-delà” se termine
par cette affirmation sur l’Europe: “ce
qui s’est depuis l’antiquité méditerranéenne et tout au long de l’histoire
européenne désigné comme la civilisation est en train de sortir de ses voies
et de ses repères. Elle s’est longtemps projetée comme la production d’un futur
glorieux ; elle commence à se rejeter elle-même.” Or l’Europe a
toujours été,
justement, l’idée d’une croissance indéfinie, d’une expansion
universelle de l’universel (de la science et de la valeur), l’idée même du
futur et du salut par l’histoire et dans l’histoire – l’idée même de
l’histoire, et de l’histoire universelle. Cette idée, ou ces idées, ne semblent
nulle part contestées, bien au contraire, elles semblent dessiner notre seul
horizon de compréhension et d’action. En ce sens, le “rejet” de l’Europe n’est
peut-être rien d’autre qu’un effet, qu’une phase de son universalisation. De
même que, en un sens, les critiques radicales de l’idée d’Europe, menées par la
philosophie depuis au moins Nietzsche et en passant par Husserl, Heidegger ou
Derrida, semblent n’être qu’une phase dans l’évolution de l’idée d’Europe [2]. Or, quand on
regarde (de loin, comme
c’est mon cas) ce qui se
passe aujourd’hui, on ne peut guère s’empêcher de remarquer un clivage
entre l’idée ou les idées d’Europe et la politique européenne réelle: le
phénomène d’une inégalité croissante, le chômage, les effets internes d’une
politique extérieure post-coloniale erratique, les migrations, la révision des accords de Schengen, les projets politiques nationalistes à
droite et à gauche, le “Brexit”, les grandes crises financières (en particulier
celle de la Grèce… La réalité semble incontournable et le diagnostic
incontestable [3]. Qu’en
dirais-tu encore de l’Europe, de l’idée ou des idées d’Europe — et de leur
critique ? Lui réserverais-tu encore un rôle par-delà celui de gérer sa propre dissolution
dans le développement de l’histoire planétaire? Lui confèrerais-tu quelque
responsabilité particulière ou spécifique dans la construction de
l’avenir mondial? Dans un entretien publié peu avant sa mort, Derrida confiait
à l’Europe une responsabilité particulière dans la construction de la société
mondiale à venir: “Je ne
parle pas de la communauté européenne telle qu'elle existe ou se dessine dans
sa majorité actuelle (néolibérale) et virtuellement menacée de tant de
guerres internes, mais d'une Europe à venir, et qui se cherche. En Europe (‘géographique’) et ailleurs. Ce qu'on nomme
algébriquement ‘l’Europe' a des responsabilités à prendre, pour
l'avenir de l'humanité, pour celui du droit international - ça c'est ma foi,
ma croyance.”[4]
J.-L. N.: Très
franchement, de quoi parle-t-on ? d’une Europe qui a existé sous plusieurs
formes – monastères, théologie, philosophie, cathédrales, Renaissance, sciences
modernes, Etat moderne, urbanisme, littérature, etc – et par des figures
immenses – Dante, Cervantès, Shakespeare, Descartes, Kant, Marx, Darwin, etc,
etc – ou bien de ce qui après avoir commencé à se déchirer et à délirer est
devenue un espace de colonisation ou d’invasion mi-américain, mi-soviétique
avant d’être relancé par le mouvement du monde vers l’ambition d’un marché de
500 millions d’habitants sous le fallacieux prétexte de créer une nouvelle
« communauté » qui est déjà en train de se défaire avant même d’avoir
rien fait d’autre que des règlements économiques ?
La première
Europe bien sûr est responsable de ce qu’elle a engendré : à peu près
toutes les Amériques et une grande partie de ce qui domine l’Afrique et l’Asie
– sans parler du sort très complexe que le mouvement communiste a trouvé dans
la Russie et son empire soviétique, trompant le monde entier sur la possibilité
d’une tout autre économie… Cela aussi fait partie du déchirement de l’Europe : son propre mouvement pour redonner un esprit à la
civilisation techno-bourgeoise n’a réussi qu’à aménager la croissance de la
classe moyenne avant de passer la main au grand capitalisme de marché et
d’entreprise qui fait décroître la même classe, laquelle gémit car elle
commence à douter du confort moderniste auquel elle s’était confiée.
Responsable,
l’Europe ? oui, mais comment ? comment peut-elle penser – ce qui
s’appelle penser – le fait de la conquête du monde par ses caravelles, ses
canons et ses grands brasseurs d’affaires ? Etait-ce mal de
« coloniser » ? certes, il était inadmissible de massacrer les
Indiens du Nord et du Sud des Amériques, d’esclavager les Africains, etc. Mais
cela fut critiqué en Europe dès le début. L’Europe s’est de longtemps sentie
coupable ; elle a haï l’argent, l’industrie, la bourgeoisie tout autant et
tout aussi fort qu’elle a cultivé et vénéré la bourgeoisie, l’industrie et
l’argent. Une part de l’Europe est responsable envers l’autre mais il est bien
difficile de savoir comment distinguer vraiment les parts !
Alors on noie
les questions sous un grand voile d’humanisme brodé de repentances et on
commence à fuir l’Europe… soit matériellement (les jeunes…) soit
intellectuellement ou moralement (on se fait bouddhiste ou bien new age
ou encore candomblé). On est effaré parce que Heidegger fut antisémite et
Sartre égaré dans des rêveries post-communistes. On est atterré parce que la
philosophie dite analytique colonise toutes les facultés. On gémit parce que la
grande Athènes de Platon est aujourd’hui un foyer d’infection créé par
l’ensemble du mouvement euro-mondial.
Oui nous sommes
– nous, européens de partout dans le monde – nous sommes responsables d’un
universel et d’une histoire devenus hors d’usage, misérables, se moquant même
de leur propre déréliction.
Euryopa était « celle qui voit loin ».
Aujourd’hui le lointain est si lointain qu’il n’est plus dans aucun champ de
vision. C’est peut-être une bonne chose, qu’Europe se sache les yeux bandés.
C’est peut-être la meilleure posture pour réfléchir… Mais d’abord il faut que
nous (« nous », qui que ce soit…) regardions cette nymphe aveugle
portée par un taureau furieux…
J. M. G.: Après
la publication des Cahiers noirs, la relation de la
pensée heideggerienne avec le
nazisme est à nouveau en discussion. Dans ce contexte, une
affirmation dans Que faire? peut
sembler polémique : “Que la politique – l’institution et le
régime d’existence de la cité – ne soit plus la condition ni le lieu de
l’exercice du sens d’être (d’être au monde, d’être ensemble et d’être soi) nous
le savons depuis longtemps. Heidegger le développe dans son séminaire sur
Parménide de 1942-43. Son propos était d’affirmer contre le nazisme que la
politique ne peut plus être le lieu du sens d’être (que par conséquent ‘tout n’est pas politique’).” C’est donc
dans la pensée politique même de
Heidegger (si j’ose recouper dans son œuvre
quelque chose de ce genre, ce qui n'est pas évident), que tu dis qu'il s’oppose au
nazisme. La pensée politique de Heidegger parle-t-elle
par-delà du nazisme, ou encore avec lui mais contre
lui et malgré lui? Peut-on généraliser cet aspect
de sa pensée politique et l’étendre à l’ensemble de sa philosophie et de son
rapport au nazisme? Est-ce cet anti-nazisme heideggerien l’aspect proprement
philosophique de son œuvre, ou bien, en revanche, il faut dire que les
contributions philosophiques de sa pensée sont indémêlables du nazisme? Bien
que tu te soies récemment expliqué sur la question [5],
que dirais-tu du rapport de Heidegger au nazisme et surtout de notre rapport
actuel à la pensée de Heidegger?
J.-L. N.: Quelque
part dans les Cahiers noirs Heidegger déclare qu’il est bien meilleur
politique que tous les politiques. Il lui arrive aussi d’en appeler à une
« Métapolitique ». Cela semble contradictoire avec ce que tu
rappelles du séminaire sur Parménide. Mais ce n’est pas le cas. C’est même pour
cela qu’il en vient à parler de « métapolitique » et à se penser plus
grand politique que quiconque. Il pense que la politique n’a plus lieu parce
qu’il n’y a plus de cité comme lieu de mise en jeu du Mitdasein. Mais
puisqu’il pense qu’il faut justement re-faire ou inventer, inaugurer un tel
lieu (un autre ou le même transfiguré…) il le désigne encore comme politique.
Il fait ainsi ce que tout le monde ne cesse de faire depuis : on veut
réinventer ou refonder ou retrouver ou reconstituer la politique. On estime qu’aucune
politique effective n’est à la hauteur de l’Idée politique.
Chez Heidegger
et toujours dans ses Cahiers, cette haute politique se confond avec le sens de
l’être ou avec la rencontre d’un peuple et de son dieu – fût-il le dernier
dieu. C’est-à-dire que chez lui comme chez bien d’autres ensuite la politique
est aussi bien l’esprit, la création, l’insurrection en son élan créateur, etc.
C’est à la fois la politique et la sublimité du tout du sens ou de la vérité
pour tous. Au fond le mot politique subsiste – ou bien se meta-morphose ou se
metem-psychose ! – parce qu’on veut ce grand nom pour désigner ce qui est
« destinal » (Badiou par exemple parle de destin) pour tous les
hommes, voire pour l’univers. On y sous-entend donc le « tous », le
« tout » et aussi une sorte de vague schème institutionnel : une
politique, ses organes, ses lois….. Car il faut bien dire que même si on donne
à « politique » une extension maximale on ne peut en exclure
l’institution, ou bien on perd le mot complètement…
Or dans le cas
de Heidegger cela montre
les limites de son
rejet du nazisme pour cause de « biologisme », « racisme »
et en général de soumission à des finalités techniques, économiques et…
politiques : car il ambitionne malgré tout de faire « mieux »,
de faire plus qu’une conquête de pouvoir et de fonder pour finir une polis entièrement
nouvelle.
C’est
précisément cette attitude, qui ne lui est pas propre (elle est présente au
fond de toutes les hyper-politiques ou meta-politiques), qui brouille son
rapport au nazisme : il a cru à un dépassement fasciste (ou archi-fasciste
disait Lacoue-Labarthe) de la politique. Quand il a vu qu’il s’agissait de
politique, de puissance et de domination, il s’en détourne. Il croit pouvoir
penser qu’il
y a peut-être encore quelque chose de non déclaré qui pourrait surgir du
national-socialisme mais il précise que si ce n’est pas le cas, alors il ne
vaut rien. On pourrait dire que l’histoire des mouvements communistes cherchant
à dépasser le léninisme, le stalinisme, le trotskysme, même le maoïsme, etc.
etc. aura présenté quelque chose d’analogue du point de vue d’une relance
répétée de la « politique » au-delà de toutes ses formes
manifestes…Aujourd’hui ce mouvement semble lui-même abandonné. L’impulsion
fasciste, elle, ne l’est pas car on peut toujours imaginer que la vérité
fasciste a été méconnue (étouffée dans une défaite supposée injuste) tandis que
la vérité communiste a été longuement et largement supposée donnée dans un
régime et un empire jusqu’à laisser voir le mensonge – mais sans livrer pour
autant un trésor caché…
J’en conclus
surtout qu’on se trompe en partie lorsqu’on pense se débarrasser de Heidegger
comme on croit s’être débarrassé du nazisme : car Heidegger représente
justement une pensée de grande allure – la pensée d’une désontologisation de la
métaphysique – qui est issue au temps du fascisme et comme lui de la perception
d’une impasse de l’Occident. On peut à partir de là ouvrir beaucoup de
considérations dans bien des directions : mais il ne suffit surtout pas de
condamner parce que ce serait « mal ». Il faut essayer de comprendre
que le supposé « bien » démocratique et humaniste avait révélé son
insuffisance… Et que le capitalisme et la technique mettaient au jour des
problèmes que dans le même temps le communisme ne pouvait pas poser car il se
pensait déjà comme ayant surmonté ces problèmes alors qu’il ne faisait qu’en
créer d’autres dans une espèce inédite de capitalisme et de politique…
De manière
générale l’Europe – et les USA – sont encore loin d’avoir suffisamment tiré les
leçons de ce qui s’est passé. On veut toujours croire qu’il y a eu un fâcheux
accident et qu’on va retrouver la bonne voie. Mais cela aussi devient
aujourd’hui obsolète…
Notices
biographiques:
Jean-Luc
Nancy, né en 1940 à Bordeaux, est l’auteur d’une œuvre importante et traduite
en plusieurs langues. Il a récemment publié Demande (Paris, Galilée, 2014), Banalité de Heidegger (Paris, Galilée, 2015), La
Fin des fins (avec Federico Ferrari, éditions Cécile Defaut, 2015) et Que faire? (Paris,
Galilée, 2016).
[2] Cf. R. Gasché, Europe,
or The Infinite Task. A Study of a Philosophical Concept, Stanford University
Press, 2008.
[3] Cf. par exemple, T. Picketty, “A New Deal for Europe”, The New York
Review of Books, édition du 25 février 2016, http://www.nybooks.com/articles/2016/02/25/a-new-deal-for-europe/
[4] “Jacques Derrida : ‘Je suis en guerre
contre moi-même’”, Le Monde, 18 d’août 2004, http://www.lemonde.fr/archives/article/2004/08/18/jacques-derrida-je-suis-en-guerre-contre-moi-meme_375883_1819218.html.
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