vendredi 4 mars 2016

Esquisses / Jean-François Billeter





A  l’évidence, la qualité d’un livre ne se juge pas à l’épaisseur du volume, à la quantité de pages, à l’amoncellement des signes qui courent sur leur support. La puissance intrinsèque d’un opuscule se distribue cependant selon des guises diverses qui, chacune à sa manière, donnent à entendre ce que peuvent être les vertus de l’art bref. A cet égard, « Esquisses », le petit livre de Jean-François Billeter, éminent sinologue et philosophe atypique, est un objet de pensée particulièrement singulier pour lequel il faudrait inventer une espèce appartenant au genre de la littérature laconique. Son titre peut laisser croire qu’il s’agit de la forme première d’une oeuvre à venir, couchée ici à grands traits, sorte de repentir en puissance qu’une reprise plus conséquente devrait, dans tous les sens du mot, achever. S’en tenir à cette lecture reste possible — lecture d’ailleurs adoubée en partie par l’auteur lui-même (1) — mais sa légitimité trouve pourtant sa limite lorsqu’on en vient à apprécier la densité du propos qui le dispute, comme très souvent avec Billeter, à la clarté d’exposition. On peut même considérer que ce qui sourd de ses « Esquisses » (de l’italien schizzo, lui-même tiré de schizzare qui veut dire jaillir) est en son genre parfait comme une calligraphie de Chu Suiliang ou une étude de Huang Shen(2), à tel point que si cela était suivi d’un traité, d’un texte à prétention exhaustive ou totalisante le propos perdrait de son charme spécial autant que de sa hauteur de vue; le lecteur serait alors déçu pour des raisons esthétiques et intellectuelles, «savoir et saveur» ne nous seraient plus aussi généreusement accordés. Il faudrait parler au sujet des « Esquisses » de Billeter de « livre-oxymore », dans la mesure où nous avons affaire à un canevas qui aurait trouvé son entéléchie à un schéma fini, c’est-à-dire à la fois limité et achevé. Cinquante esquisses qui proposent une philosophie suffisante pour nos «sombres temps». «Suffisante» non par allusion à une forme d’outrecuidance — ce qui serait une flagrante bévue s’agissant de J.-F. Billeter —, mais au sens où il ne faut pas plus de quelques pages pour faire entendre l’essentiel et nous reconduire, un peu plus vivants, un peu moins consternés, vers la prose des jours. Peut-être est-ce aussi parce que l’auteur mesure l’urgence de nous faire partager la nécessité d’un changement de regard sur le monde qui implique ipso facto une modification de notre être-au-monde, qu’il «laisse de côté d’infinies discussions sur ce [qu’il doit] à d’autres auteurs présents et passés, ou sur ce qui [le] sépare d’eux» (3), et qu’il a jugé bon de publier son texte en l’état.
L’ensemble de ces études est parcouru par une saine inquiétude et un espoir bien pesé. Tel un Janus, Billeter fait, d’un côté, porter son analyse sur l’ampleur des dégâts et des gâchis auquel un diagnostic sans compromis sur ce qu’est devenue notre civilisation ne peut manquer d’aboutir et, d’un autre côté, toujours avec le même discernement appliqué, il montre une voie que nous serions toutes et tous bien inspirés d’au moins tenter de suivre si nous ne voulons pas participer à l’accélération de la catastrophe en cours. En termes journalistiques, on dira que ce livre traite de la crise et d’une façon d’en sortir, mais la teneur du propos est bien plus proche de la clairvoyance inspirée du Husserl de la « Krisis » que de la prévenance complice du pire qu’on peut parfois lire sous la plume de certains éditorialistes.
Il ne paraît pas exagéré, mais juste, d’avancer qu’avec ces « Esquisses » nous tenons ce qu’on appelle un «grand livre» de philosophie qui contient virtuellement, autrement-dit de façon enveloppée, pliée, une métaphysique, une théorie du sujet et, ce qui n’est pas rien pour nous ici et maintenant, une politique articulée sans candeur à une économie (4).  Ce livre en contient donc bien plusieurs. Mais alors, si tous ces thèmes sont en puissance dans l’ouvrage de Billeter, c’est qu’il s’agit bien d’esquisses stricto sensu dont le passage à l’actualisation doit s’effectuer dans un ou des ouvrages à venir. Sans doute est-ce là un devenir possible de ce petit livre qui n’a toutefois rien de nécessaire, et ce pas uniquement pour les raisons (conceptuelles et esthétiques) évoquées plus haut. Il se peut que le mouvement qui porte de la dunamis à l’energeia ne passe pas, dans ce cas spécial, par un autre livre, d’autres mots, d’autres raisonnements aussi profonds et subtils soient-ils. Le passage à l’acte pourrait tout aussi bien se faire des mots et des pensées à la vie. Bien lire ce livre reviendrait à mettre en pratique le conseil que Wittgenstein donnait pour la lecture du « Tractatus », lorsqu’il comparait son livre à une échelle fort utile pour passer à un étage supérieur mais qu’on pouvait ensuite laisser choir. 
Du concept à la vie, de l’action de lire à celle de vivre dans un espace en passe de redevenir commun, des mots à une certaine qualité de silence, de la theoria à la praxis tel serait le chemin à suivre pour être fidèle à ce qu’expose J.-F. Billeter dans son dernier opus — fidélité aussi à ce que toute une conception de la philosophie n’a cessé d’enseigner, songeons, entre bien d’autres, à Pyrrhon et à Tchouang-Tseu.
   
Il est évident, du reste, que si ce livre a pu prendre une forme aussi ramassée sans pour autant verser dans le genre elliptique qui parfois fait bon ménage avec l’énigmatique, c’est évidemment parce que l’auteur est habité par une longue et patiente fréquentation des textes issus de la tradition dite «continentale» ainsi que de sa connaissance scrupuleuse de la culture d’Extrême Orient. Ce pourquoi, on trouve dans les « Esquisses », à l’état concentré, une forte théorie du sujet registrée à ce que l’auteur nomme les «lois de l’activité» (5). Il n’est pas possible d’entrer ici dans le détail de la méthode inductive suivie par l’auteur qui suppose toute une dialectique entre méditation à partir des textes et pratique de soi, dans un esprit qui n’est pas si éloigné des recherches du dernier Foucault portant sur les «techniques de soi» et les «modes de subjectivation». Il faut cependant souligner que cet intérêt porté à la question du sujet qui revient à se demander ce qu’est un sujet actif, ce qui implique notamment de distinguer activité et activisme, engage un débat avec Spinoza qui court quasiment tout le livre et que Billeter, qui à l’occasion revoit certaines traductions de l’Ethique, a visiblement beaucoup pratiqué. «Nous nous sentons libres quand nos actes se font facilement et tout de suite, écrit Billeter. Nous avons ce sentiment chaque fois qu’une puissance que nous avons acquise se manifeste de façon immédiate et naturelle, obéissant à une nécessité qui est en nous. Nécessité et liberté sont alors une seule et même chose.» (6). On croirait lire du Spinoza, un Spinoza qui aurait fait un «grand tour», un peu élargi, qui passerait par la Chine et le Japon. Il reste que pour parvenir à cette conclusion qui réconcilie liberté et nécessité (la «chose libre» de la définition VII de la Première Parie de l’Ethique), l’auteur a dû travailler, parfois de façon critique, un certains nombre de concepts, notamment ceux d’«observation», d’«intégration» (7) d’«attention» et d’«intention», de «double abstention», avec une reprise très stimulante de l’ «imagination, seule créatrice de sens» (8), ici réhabilitée, mise au service d’un processus de libération. En lisant Billeter, particulièrement dans son explication avec Spinoza, on mesure à quel point certains auteurs réclament de nous une lecture qui doit prendre l’allure d’un exercice spirituel à ne surtout pas confondre avec les conseils d’inspiration « new age » que les marchands de bonheur, qui ne sont souvent que des prêtres mal déguisés, prodiguent ad nauseam sur tous les supports médiatiques mis à leur vénale disposition.
Reprendre la question du sujet, c’est immanquablement devoir aussi s’arrêter à la question du langage et, sur ce point, on ne peut qu’être impressionné par la manière précise et limpide — s’appuyant sur des exemples simples et lumineux — avec laquelle l’auteur s’engage dans une généalogie du langage, sorte d’ « Essai sur l'origine des langues » en version condensée, qui culmine dans la thèse selon laquelle «la phrase est un geste» (9), thèse que n’auraient pas renié le second Wittgenstein ou Merleau-Ponty esquissant « Le visible et l’invisible ». Après ce nécessaire détour linguistique, retour à Spinoza et présentation épurée, à la fin de l’esquisse n°31, des quatre thèses permettant d’asseoir une théorie de la subjectivité. Ce devenir-sujet n’a d’intérêt, comme on l’a indiqué, que replacé dans le contexte plus large d’un souci proprement politique qui concerne par essence notre rapport à autrui et tendanciellement au monde, à tout ce qui est; et ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’il faille d’abord rentrer en soi-même afin de se rendre attentif aux différentes modalités du fonctionnement de la subjectivité pour ensuite seulement s’aventurer sur le terrain de la réflexion politique. Tout se passe comme si pour trouver le bon accord avec son semblable, il fallait au préalable produire un rapport réglé avec soi-même, la relation au dehors présupposant une descente méthodique dans l’espace du dedans.
On passera sur les brèves remarques de nature plus sociétale, au demeurant fort bien vues, afin de privilégier ici ce que nous devons faire «pour inverser notre course à la catastrophe» (10). Assurément, nous sommes proches de l’instant kaïrétique qui exige «une décision commune» (11) fondée sur la connaissance de notre «nature». Devant cette terrible alternative: «le capitalisme ou la civilisation» (12), la nécessaire modification en profondeur du regard prend, sous la plume de Billeter, les accents d’une apologie (au sens propre du terme) de l’Europe des Lumières, plus exactement d’une «reprise et d’un approfondissement du mouvement des Lumières.» (13) Français, Chinois, Humanité encore un effort!, un double effort de relance et de forage si l’on veut (mais le veut-on vraiment?) sortir de ce qui n’est même plus à strictement parler une crise et réaliser enfin «notre désir le plus profond, ce qui réduira nos appétits, donc notre consommation, et nous fera prendre le plus grand soin de ce qui reste de ressources sur notre précieuse planète.» (14) Le souffle qui porte les dernières pages des « Esquisses » est remarquable, à la mesure de l’urgence de la tâche, de l’exigence qui nous incombe, non pas pour retrouver on ne sait quelle Arcadie mais, de façon à la fois plus grisante et plus féconde, pour apprendre à devenir jeune, cette jeunesse de l’esprit et du corps qui n’a que peu à voir avec la chronologie et les âges de la vie mais concerne essentiellement une particulière disposition, une façon d’être-au-monde ou de se tenir dans l’existence qui requiert autant de fraicheur que de maturation, si tant est qu’il est vrai que, si l’on suit ici Picasso qui en savait quelque chose, «on met du temps à devenir jeune.» Etre (enfin) civilisé, serait-ce apprendre jusqu’à la fin non pas à rester jeune, mais à le devenir? Qu’on médite les suggestions de Billeter à propos de ce qu’il appelle bellement «une démocratie approfondie»; qu’on en fasse autant avec sa critique sans exaltation, marquée au coin d’un sain réalisme, du «salariat», seule capable de mettre un terme à ce que l’auteur analyse comme la funeste «loi de l’infini» de rigueur dans le capitaliste d’hier ou d’aujourd’hui, et l’on aura une idée de la fertilité de sa réflexion si exactement indexée sur notre temps (15). Quand les voies d’autorité nous enjoignent de faire des efforts, autrement-dit de céder sur notre désir, de renoncer toujours un peu plus, d’avoir le «courage» (sic) de se restreindre de vivre pour cause de récession, ce qui revient à nous inviter poliment à nous abaisser, les analyses de Billeter, au contraire, nous offrent la possibilité d’une élévation exigeante, prenant la forme littérale d’une ascèse, en ce qu’elles obligent à ralentir(16), à s’arrêter pour mieux revenir à soi — au Soi, serait plus juste, redonner sa pleine mesure à notre régime d’activité afin de mieux redevenir les animaux politiques que nous ne cessons pas d’être.

L’un des incontestables avantages de la forme brève, on le sait, réside dans la nécessité pour celui qui s’y adonne d’en dire juste assez, de trouver le ton et les mots, voire la formule adéquate. Chacun sait aussi que cela est extrêmement difficile, qu’il faut pour y parvenir porter en soi une épaisseur de temps dynamisée par une verdeur d’esprit à laquelle peu accèdent sans afféterie ou ridicule. Aussi, la forme du livre de J.-F. Billeter, réalise l’accord parfait avec son fond dont l’esprit est résumé par la citation de l’auteur qui figure sur le quatrième de couverture et qui dit ceci: «Rien ne sert de parler, il faut dire.» L'inflexion que fait subir Billeter au célèbre aphorisme conclusif du « Tractatus logico-philosophicus » donne une idée du profond respect dans lequel Billeter tient le langage — autant que le silence lorsqu’il s’impose. Si «mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde», alors posons que les « Esquisses » font l’effet d’un baume doublé d’un fortifiant en ce qu’elles cernent sans fioritures, sans complaisance, bref «sans rien de trop», pour reprendre le mot de Solon, ce qui est le cas de notre modernité empêchée. De ce point de vue, ce n’est pas un hasard si la fin de la pénultième esquisse  se conclut par une prompte réflexion au sujet d’une expression en vogue: «Je me rappelle, note l’auteur, une époque où l’on pouvait lire dans le métro parisien des avis ainsi libellés: ‘‘Messieurs les voyageurs sont priés de...’’ (si je me souviens bien, les dames n’étaient pas mentionnées). Comme il semble lointain, ce temps où l’on priait les gens et l’on pouvait ensuite, le cas échéant, les remercier ! L’actuel ‘‘merci de’‘ représente à mes yeux le commencement insidieux de la négation de la personne au profit d’un système qui mène in fine à la destruction des corps dans les camps d’extermination.»
(17) Ce genre de remarque radicale, que seule la mauvaise foi pourrait mettre au compte de la seule amertume ou registrer à la tournure d’une pensée typiquement rétrograde, indique d’abord que c’est la marque des esprits éveillés que de s’arrêter à ces petits faits de langage et qu’ensuite la «crise» est autant, sinon davantage, et de façon autrement plus inquiétante encore, un mal qui affecte les êtres de langage que nous sommes plutôt qu’une pandémie de nature exclusivement politique ou économique.

Nous risquions au début de cette présentation le terme de «métaphysique» pour souligner à quel point les « Esquisses » contiennent  — au deux sens du verbe «contenir» — de richesses conceptuelles et non seulement formelles. «Métaphysique» est probablement un grand mot, un terme qui ne conviendrait sans doute pas à la rigueur sinologique à laquelle Billeter est accoutumée, peut-être est-ce parfois aussi un gros mot de la philosophie qui nonobstant dit assez bien ce qu’il veut dire, à savoir qu’il y a quelque chose au-delà et après la physique. Ce qui aujourd'hui signifie qu’il n’y pas que l’économie, la communication, le business, etc.; que derrière ou plutôt autour comme au coeur voire au centre  du sujet, il y a aussi autre chose, une autre dimension à laquelle en quelque façon nous participons, disons une quatrième dimension, pas forcément transcendante, à laquelle il faut absolument se référer, même implicitement, pour une intelligence non tronquée, et partant salvatrice, de ce qui est, du monde, de notre réalité. Nous laisserons au silence cette autre dimension parce que n’en donner qu’un aperçu réclamerait beaucoup de précautions et de médiations dans lesquelles il n’est pas possible d’entrer dans le cadre de ce propos. Il convient pourtant de ne jamais oublier qu’existe cet horizon pour ne pas réduire les « Esquisses » de Jean-François Billeter à un tracé anthropologique (ce qui, bien sûr, n’est en soi pas rien) accompagné de «fragments politiques», aussi sages et pertinents seraient-ils. 
On laissera le lecteur avec cette maxime dont quasiment chaque mot demande à être médité: «Le pouvoir de dire est indispensable à l’être humain.»
(18)
Olivier Koettlitz


1 Cf. Jean-François Billeter, Esquisses, Paris, Allia, 2016, p. 118. Dorénavant noté Es.
2 Voir Jean-François Billeter, L’art chinois de l’écriture, Skira/Le Seuil, 2001.
3 Es, op.cit., p. 7.
4 On peut y ajouter une «esthétique» dont l’esquisse 38 donne les linéaments. «L’étude de la beauté est l’étude des formes supérieures d’intégration.» écrit Billeter, p.91. Qui dit mieux?
5 Es, op. cit., p.19.
6 Es. op. cit., p. 30.
7 Le «processus d’intégration» est un point décisif, central dans son travail, c’est par là que se fait le devenir sujet de la subjectivité.
8 Es. op. cit., p. 79.
9 Es. op. cit., p. 47.
10 Es. op. cit., p. 86.
11 Es. op. cit., p. 93.
12 Es. op. cit., p. 99.
13 Es. op. cit., p. 102.
14 Es; op. cit., p. 96.
15 Voir les esquisses 45 et 46.
16 Sur le ralentissement, on lira le chapitre intitulé «Ralentir» dans le livre de Jean-Christophe Bailly L'élargissement du poème, paru chez Christian Bourgois en 2015.
17 Es. op. cit., p. 116.
18 Es. op. cit., p. 67.

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