Jean-Clet Martin : "L'œil et l'intelligible" que
vous publiez chez Kimé est un essai sur le sens de la forme en peinture.
Nietzsche évidemment nous avait appris qu'il n'y a pas de Génie, que l'art est
non seulement un apprentissage, une technique qui rend invisible le travail à
l'œuvre, mais bien une chimie, avec des couleurs, une matérialité qui
est celle peut-être encore du trait, même le plus fin. Le titre que vous
choisissez, la mention à l'intelligible, à la forme, nous donnent le sentiment de mettre l'accent davantage sur la
géométrie, l'Idée, la ligne claire, cartésienne, Platonicienne encore, comme
chez Poussin peut-être auquel Rubens opposait des flous et des bruns de la terre.
Comment vous situez-vous dans cette perspective, dans ce débat très classique ?
Thibaut Gress : Je vous remercie de m’interroger sur
ce point qui permet de dissiper ce qui peut ressembler à un malentendu et dont
je prends conscience grâce à votre question qui me paraît très profonde et très
dense à la fois. J’espère que vous pardonnerez la longueur de ma réponse.
En premier lieu, j’aimerais
peut-être faire une remarque sur Nietzsche qui est secrètement présent dans mes
écrits ainsi que vous l’avez remarqué. Il est vrai que ce dernier, à plusieurs
reprises, notamment dans Humain trop
humain, met en garde contre la superstition du génie et contre la croyance
répandue en faveur d’une facilité dont ce dernier serait pourvu de manière
innée. Mais je ne crois pas que Nietzsche congédie de manière systématique la
notion de « génie » ou de génialité » ; il n’en critique
que l’aspect superstitieux. Rappelons-nous ainsi la Troisième considération inactuelle où il évoque les
« conditions qui rendent au moins possible à notre époque la naissance du
génie philosophique »[1]
ou encore le § 44 des Flâneries d’un inactuel dans le Crépuscule des idoles intitulé « mon idée du génie » et
où Napoléon est caractérisé selon son génie propre. « Le grand homme, y
écrit Nietzsche, est une fin ; la grande époque, la Renaissance par
exemple, est une fin. Le génie – en œuvre, en action, est nécessairement
gaspilleur : qu’il se gaspille,
c’est là sa grandeur. »[2].
J’irai même plus loin : il n’y a pas pour Nietzsche de grandeur sans génie
ni de génie sans grandeur. La création a beau s’éloigner du culte que l’on rend
naïvement et de manière superstitieuse à ce que l’on définit comme un don et
une aisance spontanée, comme vous le dites très bien, elle n’en demeure pas
moins adossée à une certaine génialité que Nietzsche analyse en des termes
positifs dans toutes ses œuvres. Rappelons-nous à cet égard la belle
distinction de Par-delà bien et mal
du § 248 qui sépare le génie « qui engendre et veut engendrer »
de celui qui « aime se laisser féconder et met au monde »[3],
chacun des deux génies ne se comprenant d’ailleurs pas. J’insiste sur ce point
car il ne fait à mes yeux aucun doute que les peintres que je mentionne dans ce
livre sont assurément des génies en un sens nietzschéen. Songeons par exemple à
Michel-Ange que révère Nietzsche et qu’il qualifie de « père ou de
grand-père des artistes baroques italiens »[4]
justement dans Humain, trop humain :
n’est-ce pas là la meilleure définition de ce génie qui « engendre et veut
engendrer » ?
J’en viens à présent à votre
question concernant le titre. J’avais consacré il y a quelques années un petit
ouvrage aux PUF (Descartes. Admiration et
sensibilité) qui visait à déconstruire l’opposition un peu figée entre le
dessin qui traduirait l’Idée et la couleur qui relèverait de la matérialité et
de l’étendue spécifiquement picturale. Et j’ai eu très récemment la joie de
lire sous la plume de quelqu’un de bien plus qualifié que moi, à savoir
Jacqueline Lichtenstein qui enseignait l’esthétique à Paris IV, une sorte de
mise au point courageuse sur l’artificialité de cette dichotomie et qui prenait
le contrepied de ce qu’elle avait écrit dans La couleur éloquente. Si vous me le permettez, j’aimerais citer un
passage de son ouvrage Les raisons de
l’art au sujet de cette dichotomie dessin / couleur souvent associée – à
tort je crois – à Idée / matérialité :
« Je n’avais pas su résister
aux sirènes de la métaphysique ni éviter les dangers de la simplification.
C’est évidemment le dessin qui avait le plus souffert de cette approche
beaucoup trop systématique. Si j’avais pris la peine d’examiner de près les
dessins du XVIIè et du XVIIIè siècle, de les regarder attentivement, j’aurais
compris que l’art du dessin ne correspondait pas tout à fait à l’image qu’à la
suite de Roger de Piles j’avais voulu en donner. »[5]
Par conséquent, le titre de mon
ouvrage ne constitue pas un parti-pris en faveur du dessin contre la couleur,
en faveur de l’Idée contre la matérialité pure puisque cette dichotomie me
semble fictive. C’est en outre la raison pour laquelle la dernière partie de
l’ouvrage est consacrée à une analyse précise de la couleur chez quatre
peintres – Fra Angelico, Botticelli, Léonard de Vinci, Michel-Ange – qui
possède la même dignité que l’analyse que je mène du dessin. Que signifie in fine ce titre ? Il vise en fait
à combattre une dichotomie kantienne, dont héritent Cassirer et Panofsky, et
qui considère qu’entre la sensibilité et l’entendement n’a lieu aucune
communication et que, par conséquent, le
sens comme signification relève de la sphère exclusive de l’entendement, comme
si la sensibilité était comme telle muette. C’est en discussion avec cette
croyance que j’ai écrit, afin d’essayer de montrer qu’au moins en peinture la
sensibilité était comme telle signifiante, que l’agencement spatial, luministe,
chromatique présentait un sens indépendamment de l’image. En d’autres termes,
j’ai tâché de montrer que le sens – l’intelligible – n’était pas l’apanage de
l’image, mais qu’il s’offrait à même la sensibilité – l’œil. A ce titre, je
considère que le dessin est partie prenante de la matérialité, mais que cette
appartenance ne l’éloigne nullement du sens et de l’intelligibilité et ce en tant qu’élément sensible et plastique.
Et je propose le même pari pour la couleur, ainsi que pour le trait et la
lumière.
J-C M :
Il y a en effet une formalisation de la couleur qui longe des lois qui ne sont
pas seulement celles de la réfraction et par conséquent de la lumière, au sens
newtonien. Il y a des contrastes, des formes sensibles liées aux phénomènes du
contraste simultané. Leurs effets sont pour ainsi dire immanents au sensible,
constituent son étoffe et ne relèvent pas de la physique ni de la partition
concernant le spectre lumineux comme nous le savons de Goethe. Nous voici donc
devant une autre lumière. Je crois que Charles Blanc avait au XIXe siècle assez
bien opposé cette texture colorée à l'art quand il était abstrait, quand
l'imitation était celle de l'Idée, notamment dans l'école de David. A cette
abstraction, la couleur oppose une vie qui échappe également aux signes du
langage, à l'éloquence pour se détourner des scènes trop abstraites comme souvent celles
des modèles, de la statuaire qui envahit l'atelier du peintre. C'est le
colorisme de Delacroix, avec ses formes, avec son sens propre. Moi, ce qui
m'intéresse dans la peinture que vous évoquiez, c'est un colorisme purifié,
autrement pur, presque un design de la couleur, avec de grandes plages
lumineuses ou de couleurs pures dont les peintres ont usé bien avant le fauvisme
qui voulait s'en réclamer. On dirait que la couleur ne tombe pas seulement dans le sensible mais qu'elle élève vers l'intelligible au moyen de son
rapport à la lumière. Ou encore que l’Idée sombre enfin dans la matière. Comment
envisagez-vous vous même le rapport à la lumière? N'était-ce pas Vermeer qui
s'était élevé vers cette béatitude lumineuse bien après les peintres dont vous
parlez...
TG : Il y
a là, dans votre question complexe, quatre éléments à différencier : le
problème de la nature physique de la lumière, celui de l’histoire de l’art,
celui de l’approche philosophique et enfin celui de la norme.
Vous avez raison de mentionner la
question physique : la plupart des peintres ont connu les théories
physiques de leur temps sur la lumière et, partant, sur la couleur, et beaucoup
d’entre eux ont même contribué à la théorisation physique de la lumière. Le cas
le plus célèbre est évidemment celui de Léonard. Néanmoins, comme vous le
laissez entendre, une théorie physique ne saurait épuiser l’usage de la lumière
et de la couleur dans la peinture qui, tout en dépendant de lois
physiques, ne s’y réduit aucunement. J’ajoute que la question physique
peut elle-même faire l’objet d’une représentation picturale : je pense à
Michel-Ange ou à Fra Angelico qui, dans leurs fresques, jouent souvent avec
deux lumières. La première est diffusée en vertu d’une source identifiable et
est à cet égard matérielle ; la seconde procède d’une source invisible et
symbolise alors la lumière immatérielle et spirituelle. Cela permet de
comprendre comment un élément purement matériel – la lumière et les teintes
chromatiques – peut véhiculer un sens philosophique profond. Plus fin encore
est l’usage que Michel-Ange propose de la lumière dans le Tondo Doni où l’on ne sait pas d’où vient la lumière comme si
la double nature matérielle / immatérielle de la scène était envisagée.
Du point de vue de l’histoire de
l’art, je vais vous sembler horriblement décevant : je n’ai aucune
dilection particulière à l’égard de tel ou tel courant. Comme vous, j’admire
les œuvres de Delacroix – La jeune fille
au cimetière est peut-être le tableau qui me bouleverse le plus au monde –
et je donnerai tout Ingres pour un Delacroix. Le fauvisme auquel vous faites
allusion me séduit également beaucoup par ces aplats pleins de couleurs
agressives. J’ai découvert assez tardivement des œuvres comme La raie verte de Matisse que j’ai
trouvées magnifiques. Et que dire du Tintoret, de cette manière floutée de
rendre la force et la puissance de la résolution ! Mais ce n’est pas le
colorisme que j’aime en eux par opposition à de purs dessinateurs. Le
trait ferme de Botticelli me séduit tout autant, et j’apprécie ce style
« viril » que l’on qualifiait ainsi à la Renaissance et qui se
trouvait déjà, à sa manière, chez les Lippi. Léonard, qui est peut-être
allé le plus loin en termes de maîtrise du dessin et de la couleur, fait
partie de ces peintres dont on ne finit jamais de sonder la profondeur. S’il
fallait tout de même donner une analyse, je souscrirais volontiers au jugement
de Michel-Ange déclarant au sujet de Titien qu’il eût été le plus grand des
peintres s’il avait su dessiner.
Philosophiquement parlant,
j’adopte une lecture hégélienne de la peinture et je tâche de penser ce
qui a eu lieu, ce qui s’est manifesté dans l’effectivité en tant que la
peinture peut être comprise par un sujet. J’essaie de comprendre ce que l’on
peut dire philosophiquement de la lumière au sens pictural du terme, et il me
semble que Hegel en a dit des choses très profondes. Je rappelle que ce dernier
situe la peinture au sein de l’art romantique qui constitue un progrès au
regard de l’art classique car il est seul en mesure de présenter la
subjectivité vivante. La lumière et la couleur ou, plus exactement, le coloris –
le mélange des couleurs – accomplissent leur double fonction d’expression de la
vitalité et d’individuation : les formes peintes se distinguent chez Hegel
essentiellement par les teintes et les jeux de coloris. Celui-ci est donc le
lieu par excellence de la différence, mais aussi le vecteur de la vie. Je n’ai
par rapport à lui pas grand-chose à ajouter.
Enfin, j’aborde la question
normative : je n’ai aucune visée normative et je tâche seulement de
comprendre comment il est possible de parler philosophiquement de l’œuvre d’art
en tant qu’œuvre d’art sans aussitôt se dissimuler derrière l’image. Il est en
effet facile de considérer que l’image
présente un sens philosophique puisque celle-ci renvoie souvent et
explicitement à un texte, à une idée ou à l’esprit d’une époque. Mais est-il
possible de parler philosophiquement de la forme telle qu’elle se donne
matériellement à travers l’espace, la ligne, le dessin, la lumière, la couleur
? C’est ce que j’essaie de modestement tenter. Pour parler avec et contre Panofsky
à la fois, j’essaie de donner un sens philosophique à ce qu’il nomme le
« pré-iconographique ». J’essaie simplement de penser ce qui a eu
lieu, ce qui s’est effectivement manifesté en faisant le pari que la
manifestation sensible est en tant que telle
intelligible, donc qu’il y a un « sens du sensible » pour reprendre
le titre de ce qui fut ma thèse, ce qui revient à dire que même une couleur
pure comme celle que vous évoquez procède d’un choix et que celui-ci contribue
à faire de la couleur le véhicule d’un sens. A cet égard, je ne vise pas à
réhabiliter normativement la couleur face au dessin car non seulement je crois
qu’elle a été bien défendue à travers les siècles mais il me semble de surcroît
que l’identification que l’on a pu proposer entre dessin / Idée d’un côté et
couleur / sensibilité de l’autre ne tient pas au regard d’une approche méticuleuse
de l’histoire de l’art. J’endosse donc le rôle de la chouette de Minerve, je
regarde ce qui a été accompli, et je cherche parmi ces réalisations la présence
du sens se manifestant à même le sensible.
J-C M :
Cette manifestation de la figure dans la matière et de la matière dans la
figure trouve en effet sous votre plume le motif d'un rapprochement avec Hegel
qui apparaît comme une référence constante du livre. L'art est pourtant pour
lui chose du passé. Et d’ailleurs, ce sont des peintres d’un passé lointain que
vous convoquez. Vous n’avez pas encore évoqué Fra Angelico alors
qu’il occupe une place centrale dans le livre. Souhaiteriez-vous dire un mot de ce
peintre qui sort tout autant des catégories du temps ? Vous pourriez ensuite quitter
l’horizon des peintres devenus si mythiques pour mettre à l’épreuve vos thèses.
Que diriez-vous, dans ce cas, si on braquait l'attention vers les choses de
l'avenir et notamment de l'art contemporain à la lumière de l'œil intelligible ?
Je veux dire : pensez-vous à une suite pour cette histoire de peinture limitée
à la Renaissance et à l'âge Classique ?
TG : Oui,
la référence à Hegel est constante, et je vous remercie de l’avoir relevé. Il
faut, je crois, distinguer trois choses. La première porte sur ce que Hegel dit
du rapport d’une époque à l’art, la seconde est l’analyse qu’il propose de
l’art comme tel, et la troisième relève de l’une des thèses que je défends dans
l’ouvrage. La question de l’art compris comme étant une chose du passé porte
moins sur l’art lui-même que sur le rapport que l’on entretient à son endroit.
La fin de l’art qui fait de ce dernier une chose du passé désigne en effet la
perte d’intérêt que l’on entretient à son endroit et non la fin de l’art
comme tel. Du reste, la notion de « mort de l’art » n’apparaît jamais
dans les notes manuscrites des étudiants de Hegel. Je me permets de vous citer
une formule d’une des grandes spécialistes allemandes de l’esthétique
hégélienne, Annemarie Gethmann-Sieffert :
« Hegel
ne prétend donc pas en soutenant la thèse de la fin de l’art, que l’art soit
« raide mort », comme le dit en persiflant Felix
Mendelssohn-Bartholdy, mais il spécifie le mode de présence de l’art dans l’État moderne et dans la culture moderne. »
L’art – et notamment l’art
romantique – est ce devant quoi la culture moderne ne se croit plus obligée de
mettre genou à terre, mais je crois qu’on ne peut rien en tirer de plus, si
bien que l’art présente un avenir assuré du point de vue hégélien ; mais
le sens qu’il revêtira pour la conscience de l’époque ne pourra plus être le
même. Une fois encore, je me refuse à toute prospective et je ne puis imaginer
le sens qu’il aura ultérieurement. Néanmoins, il est fascinant d’observer que
« l’art contemporain » (je n’aime pas cette expression qui qualifie
l’art selon une époque et non selon un style, créant donc une unité factice)
s’émancipe de la sensibilité, voire la « massacre » pour parler comme
le peintre Georges Mathieu, et se réfugie de plus en plus dans une
conceptualité qui se prend elle-même pour objet comme si la présentation
sensible de la vérité ne convenait plus. Il me semble que l’on retrouve là un
destin qui peut se laisser penser à partir des analyses hégéliennes pour
lesquelles c’est précisément la présentation sensible de l’absolu qui se verra disqualifiée si l’on admet qu’il
y a une homothétie entre le développement logique de l’Idée et le développement
historique. « En vérité, notait Bernard Bourgeois, l’avenir d’un art qui
se renie en sa destination essentielle nous semble avoir précisément sa raison
d’être dans son statut d’expression sensible de l’esprit, c’est-à-dire dans la
raison qui le disqualifie comme expression vraie de cet esprit. »[6]
Enfin, et pour revenir à ma
thèse, vous parlez de l’œil intelligible : cette expression est
intéressante, parce que justement je ne l’emploie pas. L’œil est plutôt
intelligent ou même intelligeant dans
ce que je propose, il est ce à travers quoi passe un certain sens véhiculé par
le sensible. Il est le témoin du refus de la scission irrémédiable entre la
sensibilité et l’entendement. Mais est-il lui-même intelligible ? Il
impose certes sa loi, il est « législateur » en tant que c’est à
partir de lui qu’est conçue la représentation ; toutefois, je n’irai pas
jusqu’à dire qu’il est lui-même intelligible.
Fra Angelico, auquel Georges
Didi-Huberman a consacré un livre remarquable, est un peintre très intéressant
tant pour son traitement de l’espace que de la lumière. Dominicain, pressenti
pour être évêque, il dispose d’une excellente connaissance des écrits
scolastiques, de ceux de Thomas et Albert en particulier. Or, dans la pensée
scolastique, on hérite de la définition aristotélicienne du lieu, du topos, et l’on n’appréhende donc pas
l’espace comme un tout immédiatement homogène. La cohérence de l’espace est
comme construite, assemblée, a posteriori.
Cela est très sensible dans un grand nombre de fresques qui apparaissent comme
une sorte de composition au sens d’assemblage de lieux initialement
différenciés. Le Christ aux outrages de
San Marco est peut-être le plus caractéristique de cette manière de
faire : des éléments diversifiés occupent chacun leur lieu propre et
le définissent ; et en même temps, ces éléments s’assemblent, les lieux se
réunissent en vue d’une composition spatiale qui est moins donnée que produite.
C’est vraiment cela que j’appelais tout à l’heure l’œil intelligent ou
intelligeant : l’œil voit cette composition qui est philosophiquement signifiante,
et le sens même de l’œuvre se donne à lui par la disposition spatiale des
éléments avant même que ne soient identifiés iconographiquement les différents
symboles de la fresque.
Votre dernière question est trop
généreuse à vrai dire car L’œil et
l’intelligible ne traite que de la Renaissance et pour aggraver mon cas je
dois ajouter qu’au sein de cette dernière je ne traite que de Fra Angelico,
Botticelli, Léonard et Michel-Ange. La période classique n’y figure donc
aucunement. Le problème de ma démarche est qu’elle est très exigeante du point
de vue artistique et qu’elle suppose des études de détail quant à la forme des
peintures abordées. Il n’est donc pas envisageable de restituer une histoire
entière de l’art de cette manière ; en revanche, elle peut s’étendre à
n’importe quelle époque, pourvu que l’on y sélectionne quelque peintre que l’on
souhaite et qu’on l’étudie dans le détail. Vous remarquerez par ailleurs que
l’un des éléments centraux qui découlent de mon propos est que l’on n’a pas besoin
de connaître la manière dont un peintre théorise l’art en général pour
comprendre ce qu’il fait : ce qui apparaît formellement délivre un sens
déjà profond, et nécessitant de longues élucidations. Le choix d’un espace
cohérent et organisé ou d’une multiplicité de lieux différenciés en dit déjà
bien plus long sur la manière dont il conçoit le monde que les théories
artistiques qu’il pourrait donner. En d’autres termes, il me semble que les théories artistiques ne sont pas essentielles pour
élucider le sens formel d’une œuvre d’art, ce qui permet d’ailleurs de
penser philosophiquement la forme des œuvres de Botticelli alors que le
matériau textuel laissé par ce dernier est quasiment nul.
Dans un avenir plus ou moins
proche, je souhaiterai aborder des peintres comme Poussin, Simon Vouet,
Caravage, Delacroix, David, et bien plus près de nous Mathieu ou Gerhard
Richter afin de tester certaines analyses car, en fin de compte, mon approche
est poppérienne : je teste par l’épreuve empirique de la peinture une théorie
que je cherche à falsifier ! Ainsi Michel-Ange a-t-il failli mettre en
échec la théorie puisque celui-ci pense la profondeur non à partir de l’espace
mais à partir des corps eux-mêmes, ce qui contredit l’analyse hégélienne de la
peinture romantique. Il raisonne en sculpteur et non en peintre, même lorsqu’il
peint ; mais Hegel ayant justement conçu la sculpture selon les corps
dictant par leur substantialité leur loi à la subjectivité, il est apparu que
la théorie résistait pour peu que l’on admît qu’il était pertinent de traiter
Michel-Ange en sculpteur. Mais il doit bien exister de nombreux peintres dont
la pratique permettrait de falsifier les analyses hégéliennes…
[1]
Nietzsche, Troisième considération
inactuelle. Schopenhauer éducateur, VIII, in Nietzche, Œuvres, Tome I, Paris, Gallimard, 2000, p. 642
[2]
Nietzsche, Le crépuscule des idoles,
« Flâneries d’un inactuel », § 44, Traduction Henri Albert, in
Nietzsche, Œuvres, Tome II, Paris,
Robert-Laffont, coll. Bouquins, 1993, p. 1017
[3]
Nietzsche, Par-delà bien et mal, §
248, Traduction Patrick Wotling, Paris, GF, 2000, p. 230
[4]
Nietzsche, Humain, trop humain, Tome
II, « opinions et sentences mêlées », § 144, Traduction Robert
Rovini, Paris, Gallimard, 1968, p. 68
[5]
Jacqueline Lichtenstein, Les raisons de
l’art. Essai sur les théories de la peinture, Paris, Gallimard, 2014, p. 21
[6]
Bernard Bourgeois, Hegel. Les actes de
l’esprit, Paris, Vrin, 2001, p. 196
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