lundi 29 février 2016

L'oeil et l'intelligible / Thibaut Gress







Jean-Clet Martin : "L'œil et l'intelligible" que vous publiez chez Kimé est un essai sur le sens de la forme en peinture. Nietzsche évidemment nous avait appris qu'il n'y a pas de Génie, que l'art est non seulement un apprentissage, une technique qui rend invisible le travail à l'œuvre, mais bien une chimie, avec des couleurs, une matérialité qui est celle peut-être encore du trait, même le plus fin. Le titre que vous choisissez, la mention à l'intelligible, à la forme, nous donnent le sentiment de mettre l'accent davantage sur la géométrie, l'Idée, la ligne claire, cartésienne, Platonicienne encore, comme chez Poussin peut-être auquel Rubens opposait des flous et des bruns de la terre. Comment vous situez-vous dans cette perspective, dans ce débat très classique ?

Thibaut Gress : Je vous remercie de m’interroger sur ce point qui permet de dissiper ce qui peut ressembler à un malentendu et dont je prends conscience grâce à votre question qui me paraît très profonde et très dense à la fois. J’espère que vous pardonnerez la longueur de ma réponse.

En premier lieu, j’aimerais peut-être faire une remarque sur Nietzsche qui est secrètement présent dans mes écrits ainsi que vous l’avez remarqué. Il est vrai que ce dernier, à plusieurs reprises, notamment dans Humain trop humain, met en garde contre la superstition du génie et contre la croyance répandue en faveur d’une facilité dont ce dernier serait pourvu de manière innée. Mais je ne crois pas que Nietzsche congédie de manière systématique la notion de « génie » ou de génialité » ; il n’en critique que l’aspect superstitieux. Rappelons-nous ainsi la Troisième considération inactuelle où il évoque les « conditions qui rendent au moins possible à notre époque la naissance du génie philosophique »[1] ou encore le § 44 des Flâneries d’un inactuel dans le Crépuscule des idoles intitulé « mon idée du génie » et où Napoléon est caractérisé selon son génie propre. « Le grand homme, y écrit Nietzsche, est une fin ; la grande époque, la Renaissance par exemple, est une fin. Le génie – en œuvre, en action, est nécessairement gaspilleur : qu’il se gaspille, c’est là sa grandeur. »[2]. J’irai même plus loin : il n’y a pas pour Nietzsche de grandeur sans génie ni de génie sans grandeur. La création a beau s’éloigner du culte que l’on rend naïvement et de manière superstitieuse à ce que l’on définit comme un don et une aisance spontanée, comme vous le dites très bien, elle n’en demeure pas moins adossée à une certaine génialité que Nietzsche analyse en des termes positifs dans toutes ses œuvres. Rappelons-nous à cet égard la belle distinction de Par-delà bien et mal du § 248 qui sépare le génie « qui engendre et veut engendrer » de celui qui « aime se laisser féconder et met au monde »[3], chacun des deux génies ne se comprenant d’ailleurs pas. J’insiste sur ce point car il ne fait à mes yeux aucun doute que les peintres que je mentionne dans ce livre sont assurément des génies en un sens nietzschéen. Songeons par exemple à Michel-Ange que révère Nietzsche et qu’il qualifie de « père ou de grand-père des artistes baroques italiens »[4] justement dans Humain, trop humain : n’est-ce pas là la meilleure définition de ce génie qui « engendre et veut engendrer » ?

J’en viens à présent à votre question concernant le titre. J’avais consacré il y a quelques années un petit ouvrage aux PUF (Descartes. Admiration et sensibilité) qui visait à déconstruire l’opposition un peu figée entre le dessin qui traduirait l’Idée et la couleur qui relèverait de la matérialité et de l’étendue spécifiquement picturale. Et j’ai eu très récemment la joie de lire sous la plume de quelqu’un de bien plus qualifié que moi, à savoir Jacqueline Lichtenstein qui enseignait l’esthétique à Paris IV, une sorte de mise au point courageuse sur l’artificialité de cette dichotomie et qui prenait le contrepied de ce qu’elle avait écrit dans La couleur éloquente. Si vous me le permettez, j’aimerais citer un passage de son ouvrage Les raisons de l’art au sujet de cette dichotomie dessin / couleur souvent associée – à tort je crois – à Idée / matérialité :

« Je n’avais pas su résister aux sirènes de la métaphysique ni éviter les dangers de la simplification. C’est évidemment le dessin qui avait le plus souffert de cette approche beaucoup trop systématique. Si j’avais pris la peine d’examiner de près les dessins du XVIIè et du XVIIIè siècle, de les regarder attentivement, j’aurais compris que l’art du dessin ne correspondait pas tout à fait à l’image qu’à la suite de Roger de Piles j’avais voulu en donner. »[5]

Par conséquent, le titre de mon ouvrage ne constitue pas un parti-pris en faveur du dessin contre la couleur, en faveur de l’Idée contre la matérialité pure puisque cette dichotomie me semble fictive. C’est en outre la raison pour laquelle la dernière partie de l’ouvrage est consacrée à une analyse précise de la couleur chez quatre peintres – Fra Angelico, Botticelli, Léonard de Vinci, Michel-Ange – qui possède la même dignité que l’analyse que je mène du dessin. Que signifie in fine ce titre ? Il vise en fait à combattre une dichotomie kantienne, dont héritent Cassirer et Panofsky, et qui considère qu’entre la sensibilité et l’entendement n’a lieu aucune communication et que, par conséquent, le sens comme signification relève de la sphère exclusive de l’entendement, comme si la sensibilité était comme telle muette. C’est en discussion avec cette croyance que j’ai écrit, afin d’essayer de montrer qu’au moins en peinture la sensibilité était comme telle signifiante, que l’agencement spatial, luministe, chromatique présentait un sens indépendamment de l’image. En d’autres termes, j’ai tâché de montrer que le sens – l’intelligible – n’était pas l’apanage de l’image, mais qu’il s’offrait à même la sensibilité – l’œil. A ce titre, je considère que le dessin est partie prenante de la matérialité, mais que cette appartenance ne l’éloigne nullement du sens et de l’intelligibilité et ce en tant qu’élément sensible et plastique. Et je propose le même pari pour la couleur, ainsi que pour le trait et la lumière.

J-C M : Il y a en effet une formalisation de la couleur qui longe des lois qui ne sont pas seulement celles de la réfraction et par conséquent de la lumière, au sens newtonien. Il y a des contrastes, des formes sensibles liées aux phénomènes du contraste simultané. Leurs effets sont pour ainsi dire immanents au sensible, constituent son étoffe et ne relèvent pas de la physique ni de la partition concernant le spectre lumineux comme nous le savons de Goethe. Nous voici donc devant une autre lumière. Je crois que Charles Blanc avait au XIXe siècle assez bien opposé cette texture colorée à l'art quand il était abstrait, quand l'imitation était celle de l'Idée, notamment dans l'école de David. A cette abstraction, la couleur oppose une vie qui échappe également aux signes du langage, à l'éloquence pour se détourner des scènes trop abstraites comme souvent celles des modèles, de la statuaire qui envahit l'atelier du peintre. C'est le colorisme de Delacroix, avec ses formes, avec son sens propre. Moi, ce qui m'intéresse dans la peinture que vous évoquiez, c'est un colorisme purifié, autrement pur, presque un design de la couleur, avec de grandes plages lumineuses ou de couleurs pures dont les peintres ont usé bien avant le fauvisme qui voulait s'en réclamer. On dirait que la couleur ne tombe pas seulement dans le sensible mais qu'elle élève vers l'intelligible au moyen de son rapport à la lumière. Ou encore que l’Idée sombre enfin dans la matière. Comment envisagez-vous vous même le rapport à la lumière? N'était-ce pas Vermeer qui s'était élevé vers cette béatitude lumineuse bien après les peintres dont vous parlez...

TG : Il y a là, dans votre question complexe, quatre éléments à différencier : le problème de la nature physique de la lumière, celui de l’histoire de l’art, celui de l’approche philosophique et enfin celui de la norme.

Vous avez raison de mentionner la question physique : la plupart des peintres ont connu les théories physiques de leur temps sur la lumière et, partant, sur la couleur, et beaucoup d’entre eux ont même contribué à la théorisation physique de la lumière. Le cas le plus célèbre est évidemment celui de Léonard. Néanmoins, comme vous le laissez entendre, une théorie physique ne saurait épuiser l’usage de la lumière et de la couleur dans la peinture qui, tout en dépendant de lois physiques, ne s’y réduit aucunement. J’ajoute que la question physique peut elle-même faire l’objet d’une représentation picturale : je pense à Michel-Ange ou à Fra Angelico qui, dans leurs fresques, jouent souvent avec deux lumières. La première est diffusée en vertu d’une source identifiable et est à cet égard matérielle ; la seconde procède d’une source invisible et symbolise alors la lumière immatérielle et spirituelle. Cela permet de comprendre comment un élément purement matériel – la lumière et les teintes chromatiques – peut véhiculer un sens philosophique profond. Plus fin encore est l’usage que Michel-Ange propose de la lumière dans le Tondo Doni où l’on ne sait pas d’où vient la lumière comme si la double nature matérielle / immatérielle de la scène était envisagée.

Du point de vue de l’histoire de l’art, je vais vous sembler horriblement décevant : je n’ai aucune dilection particulière à l’égard de tel ou tel courant. Comme vous, j’admire les œuvres de Delacroix – La jeune fille au cimetière est peut-être le tableau qui me bouleverse le plus au monde – et je donnerai tout Ingres pour un Delacroix. Le fauvisme auquel vous faites allusion me séduit également beaucoup par ces aplats pleins de couleurs agressives. J’ai découvert assez tardivement des œuvres comme La raie verte de Matisse que j’ai trouvées magnifiques. Et que dire du Tintoret, de cette manière floutée de rendre la force et la puissance de la résolution ! Mais ce n’est pas le colorisme que j’aime en eux par opposition à de purs dessinateurs. Le trait ferme de Botticelli me séduit tout autant, et j’apprécie ce style « viril » que l’on qualifiait ainsi à la Renaissance et qui se trouvait déjà, à sa manière, chez les Lippi. Léonard, qui est peut-être allé le plus loin en termes de maîtrise du dessin et de la couleur, fait partie de ces peintres dont on ne finit jamais de sonder la profondeur. S’il fallait tout de même donner une analyse, je souscrirais volontiers au jugement de Michel-Ange déclarant au sujet de Titien qu’il eût été le plus grand des peintres s’il avait su dessiner.

Philosophiquement parlant, j’adopte une lecture hégélienne de la peinture et je tâche de penser ce qui a eu lieu, ce qui s’est manifesté dans l’effectivité en tant que la peinture peut être comprise par un sujet. J’essaie de comprendre ce que l’on peut dire philosophiquement de la lumière au sens pictural du terme, et il me semble que Hegel en a dit des choses très profondes. Je rappelle que ce dernier situe la peinture au sein de l’art romantique qui constitue un progrès au regard de l’art classique car il est seul en mesure de présenter la subjectivité vivante. La lumière et la couleur ou, plus exactement, le coloris – le mélange des couleurs – accomplissent leur double fonction d’expression de la vitalité et d’individuation : les formes peintes se distinguent chez Hegel essentiellement par les teintes et les jeux de coloris. Celui-ci est donc le lieu par excellence de la différence, mais aussi le vecteur de la vie. Je n’ai par rapport à lui pas grand-chose à ajouter.

Enfin, j’aborde la question normative : je n’ai aucune visée normative et je tâche seulement de comprendre comment il est possible de parler philosophiquement de l’œuvre d’art en tant qu’œuvre d’art sans aussitôt se dissimuler derrière l’image. Il est en effet facile de considérer que l’image présente un sens philosophique puisque celle-ci renvoie souvent et explicitement à un texte, à une idée ou à l’esprit d’une époque. Mais est-il possible de parler philosophiquement de la forme telle qu’elle se donne matériellement à travers l’espace, la ligne, le dessin, la lumière, la couleur ? C’est ce que j’essaie de modestement tenter. Pour parler avec et contre Panofsky à la fois, j’essaie de donner un sens philosophique à ce qu’il nomme le « pré-iconographique ». J’essaie simplement de penser ce qui a eu lieu, ce qui s’est effectivement manifesté en faisant le pari que la manifestation sensible est en tant que telle intelligible, donc qu’il y a un « sens du sensible » pour reprendre le titre de ce qui fut ma thèse, ce qui revient à dire que même une couleur pure comme celle que vous évoquez procède d’un choix et que celui-ci contribue à faire de la couleur le véhicule d’un sens. A cet égard, je ne vise pas à réhabiliter normativement la couleur face au dessin car non seulement je crois qu’elle a été bien défendue à travers les siècles mais il me semble de surcroît que l’identification que l’on a pu proposer entre dessin / Idée d’un côté et couleur / sensibilité de l’autre ne tient pas au regard d’une approche méticuleuse de l’histoire de l’art. J’endosse donc le rôle de la chouette de Minerve, je regarde ce qui a été accompli, et je cherche parmi ces réalisations la présence du sens se manifestant à même le sensible.

J-C M : Cette manifestation de la figure dans la matière et de la matière dans la figure trouve en effet sous votre plume le motif d'un rapprochement avec Hegel qui apparaît comme une référence constante du livre. L'art est pourtant pour lui chose du passé. Et d’ailleurs, ce sont des peintres d’un passé lointain que vous convoquez. Vous n’avez pas encore évoqué Fra Angelico alors qu’il occupe une place centrale dans le livre. Souhaiteriez-vous dire un mot de ce peintre qui sort tout autant des catégories du temps ? Vous pourriez ensuite quitter l’horizon des peintres devenus si mythiques pour mettre à l’épreuve vos thèses. Que diriez-vous, dans ce cas, si on braquait l'attention vers les choses de l'avenir et notamment de l'art contemporain à la lumière de l'œil intelligible ? Je veux dire : pensez-vous à une suite pour cette histoire de peinture limitée à la Renaissance et à l'âge Classique ?

TG : Oui, la référence à Hegel est constante, et je vous remercie de l’avoir relevé. Il faut, je crois, distinguer trois choses. La première porte sur ce que Hegel dit du rapport d’une époque à l’art, la seconde est l’analyse qu’il propose de l’art comme tel, et la troisième relève de l’une des thèses que je défends dans l’ouvrage. La question de l’art compris comme étant une chose du passé porte moins sur l’art lui-même que sur le rapport que l’on entretient à son endroit. La fin de l’art qui fait de ce dernier une chose du passé désigne en effet la perte d’intérêt que l’on entretient à son endroit et non la fin de l’art comme tel. Du reste, la notion de « mort de l’art » n’apparaît jamais dans les notes manuscrites des étudiants de Hegel. Je me permets de vous citer une formule d’une des grandes spécialistes allemandes de l’esthétique hégélienne, Annemarie Gethmann-Sieffert :

« Hegel ne prétend donc pas en soutenant la thèse de la fin de l’art, que l’art soit « raide mort », comme le dit en persiflant Felix Mendelssohn-Bartholdy, mais il spécifie le mode de présence de l’art dans l’État moderne et dans la culture moderne. »

L’art – et notamment l’art romantique – est ce devant quoi la culture moderne ne se croit plus obligée de mettre genou à terre, mais je crois qu’on ne peut rien en tirer de plus, si bien que l’art présente un avenir assuré du point de vue hégélien ; mais le sens qu’il revêtira pour la conscience de l’époque ne pourra plus être le même. Une fois encore, je me refuse à toute prospective et je ne puis imaginer le sens qu’il aura ultérieurement. Néanmoins, il est fascinant d’observer que « l’art contemporain » (je n’aime pas cette expression qui qualifie l’art selon une époque et non selon un style, créant donc une unité factice) s’émancipe de la sensibilité, voire la « massacre » pour parler comme le peintre Georges Mathieu, et se réfugie de plus en plus dans une conceptualité qui se prend elle-même pour objet comme si la présentation sensible de la vérité ne convenait plus. Il me semble que l’on retrouve là un destin qui peut se laisser penser à partir des analyses hégéliennes pour lesquelles c’est précisément la présentation sensible de l’absolu qui se verra disqualifiée si l’on admet qu’il y a une homothétie entre le développement logique de l’Idée et le développement historique. « En vérité, notait Bernard Bourgeois, l’avenir d’un art qui se renie en sa destination essentielle nous semble avoir précisément sa raison d’être dans son statut d’expression sensible de l’esprit, c’est-à-dire dans la raison qui le disqualifie comme expression vraie de cet esprit. »[6]

Enfin, et pour revenir à ma thèse, vous parlez de l’œil intelligible : cette expression est intéressante, parce que justement je ne l’emploie pas. L’œil est plutôt intelligent ou même intelligeant dans ce que je propose, il est ce à travers quoi passe un certain sens véhiculé par le sensible. Il est le témoin du refus de la scission irrémédiable entre la sensibilité et l’entendement. Mais est-il lui-même intelligible ? Il impose certes sa loi, il est « législateur » en tant que c’est à partir de lui qu’est conçue la représentation ; toutefois, je n’irai pas jusqu’à dire qu’il est lui-même intelligible.

Fra Angelico, auquel Georges Didi-Huberman a consacré un livre remarquable, est un peintre très intéressant tant pour son traitement de l’espace que de la lumière. Dominicain, pressenti pour être évêque, il dispose d’une excellente connaissance des écrits scolastiques, de ceux de Thomas et Albert en particulier. Or, dans la pensée scolastique, on hérite de la définition aristotélicienne du lieu, du topos, et l’on n’appréhende donc pas l’espace comme un tout immédiatement homogène. La cohérence de l’espace est comme construite, assemblée, a posteriori. Cela est très sensible dans un grand nombre de fresques qui apparaissent comme une sorte de composition au sens d’assemblage de lieux initialement différenciés. Le Christ aux outrages de San Marco est peut-être le plus caractéristique de cette manière de faire : des éléments diversifiés occupent chacun leur lieu propre et le définissent ; et en même temps, ces éléments s’assemblent, les lieux se réunissent en vue d’une composition spatiale qui est moins donnée que produite. C’est vraiment cela que j’appelais tout à l’heure l’œil intelligent ou intelligeant : l’œil voit cette composition qui est philosophiquement signifiante, et le sens même de l’œuvre se donne à lui par la disposition spatiale des éléments avant même que ne soient identifiés iconographiquement les différents symboles de la fresque.

Votre dernière question est trop généreuse à vrai dire car L’œil et l’intelligible ne traite que de la Renaissance et pour aggraver mon cas je dois ajouter qu’au sein de cette dernière je ne traite que de Fra Angelico, Botticelli, Léonard et Michel-Ange. La période classique n’y figure donc aucunement. Le problème de ma démarche est qu’elle est très exigeante du point de vue artistique et qu’elle suppose des études de détail quant à la forme des peintures abordées. Il n’est donc pas envisageable de restituer une histoire entière de l’art de cette manière ; en revanche, elle peut s’étendre à n’importe quelle époque, pourvu que l’on y sélectionne quelque peintre que l’on souhaite et qu’on l’étudie dans le détail. Vous remarquerez par ailleurs que l’un des éléments centraux qui découlent de mon propos est que l’on n’a pas besoin de connaître la manière dont un peintre théorise l’art en général pour comprendre ce qu’il fait : ce qui apparaît formellement délivre un sens déjà profond, et nécessitant de longues élucidations. Le choix d’un espace cohérent et organisé ou d’une multiplicité de lieux différenciés en dit déjà bien plus long sur la manière dont il conçoit le monde que les théories artistiques qu’il pourrait donner. En d’autres termes, il me semble que les théories artistiques ne sont pas essentielles pour élucider le sens formel d’une œuvre d’art, ce qui permet d’ailleurs de penser philosophiquement la forme des œuvres de Botticelli alors que le matériau textuel laissé par ce dernier est quasiment nul.

Dans un avenir plus ou moins proche, je souhaiterai aborder des peintres comme Poussin, Simon Vouet, Caravage, Delacroix, David, et bien plus près de nous Mathieu ou Gerhard Richter afin de tester certaines analyses car, en fin de compte, mon approche est poppérienne : je teste par l’épreuve empirique de la peinture une théorie que je cherche à falsifier ! Ainsi Michel-Ange a-t-il failli mettre en échec la théorie puisque celui-ci pense la profondeur non à partir de l’espace mais à partir des corps eux-mêmes, ce qui contredit l’analyse hégélienne de la peinture romantique. Il raisonne en sculpteur et non en peintre, même lorsqu’il peint ; mais Hegel ayant justement conçu la sculpture selon les corps dictant par leur substantialité leur loi à la subjectivité, il est apparu que la théorie résistait pour peu que l’on admît qu’il était pertinent de traiter Michel-Ange en sculpteur. Mais il doit bien exister de nombreux peintres dont la pratique permettrait de falsifier les analyses hégéliennes…


[1] Nietzsche, Troisième considération inactuelle. Schopenhauer éducateur, VIII, in Nietzche, Œuvres, Tome I, Paris, Gallimard, 2000, p. 642
[2] Nietzsche, Le crépuscule des idoles, « Flâneries d’un inactuel », § 44, Traduction Henri Albert, in Nietzsche, Œuvres, Tome II, Paris, Robert-Laffont, coll. Bouquins, 1993, p. 1017
[3] Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 248, Traduction Patrick Wotling, Paris, GF, 2000, p. 230
[4] Nietzsche, Humain, trop humain, Tome II, « opinions et sentences mêlées », § 144, Traduction Robert Rovini, Paris, Gallimard, 1968, p. 68
[5] Jacqueline Lichtenstein, Les raisons de l’art. Essai sur les théories de la peinture, Paris, Gallimard, 2014, p. 21
[6] Bernard Bourgeois, Hegel. Les actes de l’esprit, Paris, Vrin, 2001, p. 196

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