dimanche 21 février 2016

Le nom de la rose, souvenir d'un ossuaire / Hommage à Umberto Eco



Sous de secrets amas de reliques fragmentaires, d’ossuaires écarlates, dédale d’objets partiels, incommensurables s’élève la rumeur des noms psalmodiés. Des noms qui traversent nos oreilles devenues musicales, rythmant l’ordre, la durée, la fréquence des séquences visuelles, olfactives, tactiles. Un art de l’inventaire, invention de reliques qui trouve son expression la plus joyeuse dans un beau texte de Umberto Eco quand, en une ellipse incroyable, se contracte une liste interminable dont le Chronicon Centuleuse d’Hariulf devait étaler la litanie, le plain chant. En voici un aperçu repris selon la prose du "Nom de la rose" :

"Il y avait dans un reliquaire tout d’aigue-marine, un clou de la Croix. Il y avait dans une ampoule, posée sur un lit de petites roses fanées, un lambeau jauni de la nappe de la dernière Cène. Et puis, il y avait la bourse de saint Matthieu, en maille d’argent, et dans un cylindre, noué par un ruban violet, élimé par le temps et scellé d’or, un os du bras de sainte Anne. Je vis, merveille des merveilles, surmontés d’une cloche de verre et placés sur un coussin rouge festonné de perles, un fragment de la mangeoire de Bethléem, et un empan de la tunique purpurine de saint Jean l’Evangéliste, deux des chaines qui serrèrent les chevilles de l’apôtre Pierre à Rome, le crâne de saint Adalbert, l’épée de saint Vital, une côte de sainte Sophie, le menton de saint Eoban, la partie supérieure de l’omoplate de saint Joseph, une dent de saint Jean-Baptiste, la verge de Moïse, un point de dentelle déchiré et minuscule de la Vierge Marie."

Tant d’objets futiles, et pourtant vénérés, constituent une étrange collection, ampoules de verre, boîtes ciselées, cylindres clos, étuis transparents : un ensemble d’éléments dont les permutations et les groupes ne sont pas immédiatement palpables, comparables en cela au bestiaire invraisemblable de cette encyclopédie chinoise que Foucault, à la suite de Borges, exploite en direction d’une hétérotopie ; des ensembles qu’il faut porter vers l’infinité de leur échappement. Cette énumération vient non seulement compromettre la numération d’un compte clos sur son unité mais, de plus, ruinera l’espace des rencontres avec le sens commun capable de l’actualiser dans le système des perceptions. L’excès des parties par rapport aux éléments est tel que cette collection ne peut se poser en aucun site sans le démembrer ou le faire éclater. Ce qui, par ailleurs, prouve bien qu’elle n’appartient pas à la situation qui s’en trouve malmenée. Là, en ce creux cryptique de l’inclusion, c’est le partage en classes, en catégories, en genres, qui se trouve compromis. Plongée dans l’obscurité la plus aveuglante, l’inclusion chaotique suivant laquelle se construit cette exposition de fragments reste extrêmement problématique. En effet, si l’espace commun des voisinages, l’idée de support ou de situation initiale reste le socle familier de l’épistémè occidentale, espace des similitudes, table des jugements analogiques, des catégories, des multiplications, horizon synoptique capable d’étayer le jeu des ressemblances, une telle énumération insolite vient au contraire secouer la pensée du support, en déstabilisant la puissance des identités au profit d’une explosion radicale du collectif, voire de toute collection « comptée pour une » - une façon en tout cas de rendre visible la fêlure qui traverse le sol de nos savoirs et pouvoirs, de rendre la lumière au vide sur lequel nos énoncés se rassemblent, en perpétuel état de rupture, d’instabilité, mais par là, au seuil de leur entre-expression, leur éclat se fait promesse d’événements, réserve de possibles soudains et imprévisibles.
C’est dire qu’il n’y a pas, derrière le feuilletage de nos énoncés, une table opératoire sur laquelle pouvoir les discerner, pas plus d’ailleurs que nos sens ne supposent un sens commun capable de les réunir et de les articuler selon une morphologie déterminée. Ce que cette collection laisse transparaître, ce qu’elle délivre en sa visibilité fractionnée, c’est le trou, le horla irrémédiable qui grève nos énoncés à chaque soufflet qui les fibre, en même temps que nos sens à chaque franchissement qui les désaccorde. C’est dire encore, avec Michel Foucault, qu’il n’y a pas, visiblement, derrière ce qui  se donne à voir, un sens caché à exhumer de son retrait fondateur. Pas plus qu’il n’y a un état préalable des situations susceptible de disposer l’ordre des convergences et des congruences sur le socle de son unité originaire, il ne saurait y avoir davantage, au-dessus des rencontres et des compositions de rapports, quelque chose comme une totalité finale en mesure de clore la collection autour d’un fil directeur ou d’une intention significative achevée. Au contraire, cette suite hétéroclite de reliques, avec sa distribution aléatoire de fragments ne manque strictement de rien. Visiblement, ce qui éclate au grand jour, c’est qu’il n’y a rien en dessous et rien au-dessus mais, au milieu des reliques, le horla qui les sépare et les disloque, non sans créer des chemins capables de les réenchaîner, de les nouer, de proche en proche, d’après une puissance de raccordement très différente de celle, trop euphorique, du support.
A l’euphorie du fondamental, ce plan cryptique oppose la légèreté fractionnée de l’humour. A la capacité de porter, de soutenir, d’étayer, se superpose une pure surface sans épaisseur, surface des rencontres, des heurts et des faux raccords, de faculté en faculté, d’énoncé en énoncé, prolongeables morceau par morceau sans devoir se soumettre au programme d’une unité sous-jacente. Aussi, ce que l’humour porte dans sa crypte, dans son origine ou jusque dans l’origine, c’est sa disparité, la surprise des rencontres, des faux raccords entre plans hétérogènes. Quelque chose comme la zébrure d’un éclat de rire, la hachure discontinue des éclats de rire, entrecoupés de vides, de petits vides qui les disloquent et les font éclater un peu plus – humour du désert, sourire de steppe dont chaque fracture se trouve écartelée en une collection de vertèbres : une disjonction d’osselets aux distances recomposables, modulables.
Ni profondeur dérobée ni surplomb terminal, l’humour des agencements médiévaux ne dispose que de cette platitude insensée le long de laquelle répartir les singularités dans l’espace de la plaisanterie. Un espace troué, parcouru d’une fente que le mur roman prolonge autour de ses pierres morcelées à la façon d’une dentelle parcourue d’un fil unique. La plaisanterie des saints, l’humour de leur reliquaire sont une constance de leur présentation fracassée dans le vide de tout principe d’exposition ou de représentation. Le rire non seulement déforme les traits du visage mais ébranle le corps et les discours en même temps qu’il relance les dés, les osselets, proposant le vide sur lequel les énonces se dispersent et se recomposent – un rire que Le nom de la rose dispose en labyrinthe pour en faire le personnage conceptuel capable de tracer le frontispice du livre.

Jean-Clet Martin, extrait d'Ossuaires Payot, 1995 


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