Sous de secrets amas de reliques fragmentaires, d’ossuaires
écarlates, dédale d’objets partiels, incommensurables s’élève la rumeur des
noms psalmodiés. Des noms qui traversent nos oreilles devenues musicales,
rythmant l’ordre, la durée, la fréquence des séquences visuelles, olfactives,
tactiles. Un art de l’inventaire,
invention de reliques qui trouve son expression la plus joyeuse dans un beau
texte de Umberto Eco quand, en une ellipse incroyable, se contracte une liste interminable dont le Chronicon Centuleuse d’Hariulf devait
étaler la litanie, le plain chant. En voici un aperçu repris selon la
prose du "Nom de la rose" :
"Il y avait dans un
reliquaire tout d’aigue-marine, un clou de la Croix. Il y avait dans une
ampoule, posée sur un lit de petites roses fanées, un lambeau jauni de la nappe
de la dernière Cène. Et puis, il y avait la bourse de saint Matthieu, en maille
d’argent, et dans un cylindre, noué par un ruban violet, élimé par le temps et
scellé d’or, un os du bras de sainte Anne. Je vis, merveille des merveilles,
surmontés d’une cloche de verre et placés sur un coussin rouge festonné de
perles, un fragment de la mangeoire de Bethléem, et un empan de la tunique
purpurine de saint Jean l’Evangéliste, deux des chaines qui serrèrent les
chevilles de l’apôtre Pierre à Rome, le crâne de saint Adalbert, l’épée de
saint Vital, une côte de sainte Sophie, le menton de saint Eoban, la partie
supérieure de l’omoplate de saint Joseph, une dent de saint Jean-Baptiste, la
verge de Moïse, un point de dentelle déchiré et minuscule de la Vierge Marie."
Tant d’objets futiles, et pourtant vénérés, constituent une
étrange collection, ampoules de verre, boîtes ciselées, cylindres clos, étuis
transparents : un ensemble d’éléments dont les permutations et les groupes
ne sont pas immédiatement palpables, comparables en cela au bestiaire
invraisemblable de cette encyclopédie chinoise que Foucault, à la suite de
Borges, exploite en direction d’une hétérotopie ; des ensembles qu’il faut
porter vers l’infinité de leur échappement. Cette énumération vient non
seulement compromettre la numération d’un compte clos sur son unité mais, de
plus, ruinera l’espace des rencontres avec le sens commun capable
de l’actualiser dans le système des perceptions. L’excès des parties par
rapport aux éléments est tel que cette collection ne peut se poser en aucun
site sans le démembrer ou le faire éclater. Ce qui, par ailleurs, prouve bien qu’elle
n’appartient pas à la situation qui s’en trouve malmenée. Là, en ce creux
cryptique de l’inclusion, c’est le partage en classes, en catégories, en
genres, qui se trouve compromis. Plongée dans l’obscurité la plus aveuglante, l’inclusion
chaotique suivant laquelle se construit cette exposition de fragments reste
extrêmement problématique. En effet, si l’espace commun des voisinages, l’idée
de support ou de situation initiale reste le socle familier de l’épistémè
occidentale, espace des similitudes, table des jugements analogiques, des
catégories, des multiplications, horizon synoptique capable d’étayer le jeu des
ressemblances, une telle énumération insolite vient au contraire secouer la
pensée du support, en déstabilisant la puissance des identités au profit d’une
explosion radicale du collectif, voire de toute collection « comptée pour
une » - une façon en tout cas de rendre visible la fêlure qui traverse le
sol de nos savoirs et pouvoirs, de rendre la lumière au vide sur lequel nos
énoncés se rassemblent, en perpétuel état de rupture, d’instabilité, mais par
là, au seuil de leur entre-expression, leur éclat se fait promesse d’événements, réserve de
possibles soudains et imprévisibles.
C’est dire qu’il n’y a pas, derrière le feuilletage de nos
énoncés, une table opératoire sur laquelle pouvoir les discerner, pas plus d’ailleurs
que nos sens ne supposent un sens commun capable de les réunir et de les
articuler selon une morphologie déterminée. Ce que cette collection laisse
transparaître, ce qu’elle délivre en sa visibilité fractionnée, c’est le trou,
le horla irrémédiable qui grève nos
énoncés à chaque soufflet qui les fibre, en même temps que nos sens à chaque
franchissement qui les désaccorde. C’est dire encore, avec Michel Foucault, qu’il
n’y a pas, visiblement, derrière ce qui
se donne à voir, un sens caché à exhumer de son retrait fondateur. Pas
plus qu’il n’y a un état préalable des situations susceptible de disposer l’ordre
des convergences et des congruences sur le socle de son unité originaire, il ne
saurait y avoir davantage, au-dessus des rencontres et des compositions de
rapports, quelque chose comme une totalité finale en mesure de clore la
collection autour d’un fil directeur ou d’une intention significative achevée.
Au contraire, cette suite hétéroclite de reliques, avec sa distribution
aléatoire de fragments ne manque strictement de rien. Visiblement, ce qui
éclate au grand jour, c’est qu’il n’y a rien en dessous et rien au-dessus mais,
au milieu des reliques, le horla qui
les sépare et les disloque, non sans créer des chemins capables de les
réenchaîner, de les nouer, de proche en proche, d’après une puissance de
raccordement très différente de celle, trop euphorique, du support.
A l’euphorie du fondamental, ce plan cryptique oppose la
légèreté fractionnée de l’humour. A la capacité de porter, de soutenir, d’étayer,
se superpose une pure surface sans épaisseur, surface des rencontres, des
heurts et des faux raccords, de faculté en faculté, d’énoncé en énoncé,
prolongeables morceau par morceau sans devoir se soumettre au programme d’une
unité sous-jacente. Aussi, ce que l’humour porte dans sa crypte, dans son
origine ou jusque dans l’origine, c’est sa disparité, la surprise des
rencontres, des faux raccords entre plans hétérogènes. Quelque chose comme la
zébrure d’un éclat de rire, la hachure discontinue des éclats de rire, entrecoupés
de vides, de petits vides qui les disloquent et les font éclater un peu plus –
humour du désert, sourire de steppe dont chaque fracture se trouve écartelée en
une collection de vertèbres : une disjonction d’osselets aux distances
recomposables, modulables.
Ni profondeur dérobée ni surplomb terminal, l’humour des
agencements médiévaux ne dispose que de cette platitude insensée le long de
laquelle répartir les singularités dans l’espace de la plaisanterie. Un espace
troué, parcouru d’une fente que le mur roman prolonge autour de ses pierres
morcelées à la façon d’une dentelle parcourue d’un fil unique. La plaisanterie
des saints, l’humour de leur reliquaire sont une constance de leur
présentation fracassée dans le vide de tout principe d’exposition ou de
représentation. Le rire non seulement déforme les traits du visage mais ébranle
le corps et les discours en même temps qu’il relance les dés, les osselets,
proposant le vide sur lequel les énonces se dispersent et se recomposent – un rire
que Le nom de la rose dispose en
labyrinthe pour en faire le personnage conceptuel capable de tracer le frontispice du
livre.
Jean-Clet Martin, extrait d'Ossuaires Payot, 1995
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