dimanche 21 février 2016

Le réalisme éclectique de Pierre Perrault / Pierre-Alexandre Fradet






Rendre compte de son propre travail – comme on m’invite à le faire ici – implique à la fois un lot de tentations dangereuses que je voudrais chercher à éviter et un ensemble de bénéfices possibles dont j’aimerais faire profiter le lecteur. Dans quelle perspective ai-je écrit Une vie sans bon sens. Regard philosophique sur Pierre Perrault [1] ? Et en quoi cette lecture peut-elle permettre d’éclaircir mon propre geste d’écriture ? En tentant de répondre à ces questions ici, je garderai en tête la mise en garde formulée par Foucault contre les auteurs qui croient pouvoir s’approprier le sens de leur travail, de même que la possibilité d’alimenter la réflexion de tous en s’autorisant à revenir sur sa propre démarche. Ni un héritier de Foucault comme tel ni l’un de ses détracteurs, je n’entends rééditer ni le thème de la « mort de l’auteur », ni celui de la « mort de la mort de l’auteur » : je me permettrai simplement de me prononcer sur un objet-livre avec lequel j’ai un rapport particulier, mais dont certains détails (dissimulés dans l’angle mort) m’échappent sans nul doute, et qui pourraient recevoir des traitements différents ailleurs, y compris bien sûr par le coauteur du livre, Olivier Ducharme.
            Il suffit de lire la quatrième de couverture pour s’en rendre compte : notre objectif général a été de créer des parallèles nouveaux entre le cinéaste, poète et essayiste québécois Pierre Perrault (1927-1999) et la sphère philosophique (Nietzsche, Meillassoux, Henry, Bourdieu, etc.). Éminent représentant du documentaire direct à qui l’on doit notamment la célèbre trilogie de l’Île-aux-Coudres, Pierre Perrault a légué une œuvre saluée et commentée par les plus grands, y compris par Deleuze qui lui consacre de nombreuses et élogieuses pages dans L’image-temps. Tandis qu’un certain nombre de travaux ont déjà pris pour objet l’œuvre perraultienne du point de vue filmique et qu’il existe des articles et chapitres de livres sur le rapport entre Perrault et la philosophie (Noguez, Uzel, Sirois-Trahan, Poirier, Chaput, Garneau, Froger, Giroux, Laforest, Beaulieu, etc.), nous avons jugé bon de ne consacrer rien de moins qu’un ouvrage entier à la portée philosophique des réflexions perraultiennes sur le vécu. Nous avons ainsi transporté sur un autre terrain de réflexion les recherches menées en philosophie du cinéma québécois qui se sont penchées, récemment ou il y a longtemps, sur l’œuvre de cinéastes tels que Claude Jutra, Denys Arcand, Norman McLaren, Alanis Obomsawin, Gilles Groulx, Xavier Dolan et Gilles Carle, dont Félix Guattari a déjà dit – comment ne pas le signaler ? – qu’il fut l’auteur du « vrai premier film sur la folie » [2], La tête de Normande St-Onge.
Que notre essai s’intitule Une vie sans bon sens ne doit pas induire le lecteur en erreur : nous ne suggérons pas que la vie est dépourvue de sens chez Perrault, mais au contraire qu’elle possède au moins deux sens essentiels, le devenir et la concrétisation. Chacun d’entre eux fait l’objet des deux parties principales qui composent le livre. La première a pour titre « Perrault, Nietzsche et le devenir : quelques points de contact » ; elle porte sur la mémoire, le documentaire direct et la culture vernaculaire. La seconde partie, quant à elle, s’intitule « Perrault, Henry et Bourdieu : habitus, parole et communauté ». Si j’ai moi-même rédigé principalement la première partie et Olivier Ducharme la seconde, nous avons tenu à cosigner les deux, parce que l’une et l’autre se sont enrichies d’échanges et de commentaires mutuels, qu’elles ont été retouchées à plusieurs endroits sur le fond et la forme, et que c’est en mettant en commun nos idées (souvent complémentaires) que nous avons pu donner une pleine signification à notre interprétation de Perrault. Cinéaste et philosophe, Jean-Daniel Lafond signe la préface du livre. Bien qu’il soit connu en France notamment comme époux de la Secrétaire générale de la Francophonie, Michaëlle Jean, c’est pour une autre raison que nous nous sommes tournés vers lui. Pour ceux qui l’ignorent : Lafond fut un proche ami de Pierre Perrault, avec lequel il a travaillé et sur lequel il a fait porter un documentaire marquant, Les traces du rêve. Puisque Lafond connaissait intimement l’homme dont nous parlons, de même que le cinéma et la philosophie (discipline qu’il a d’abord étudiée sous Michel Foucault et Michel Serres, puis enseignée en France avant de s’établir au Canada), il semblait en mesure de livrer un témoignage senti et réfléchi sur le rapport entre la philosophie et l’œuvre perraultienne. Et le commentaire qu’il livre en l’occurrence n’est pas qu’anecdotique : il exprime à quel point Pierre Perrault était allergique à la pensée académique (il associait la philosophie universitaire à la « pensée en jupette athénienne »), sans compter que ce commentaire est l’occasion pour Lafond de prolonger sa propre analyse de Perrault, analyse que cite volontiers Deleuze dans L’image-temps [3].
            Est-ce à dire qu’Une vie sans bon sens se place délibérément sous le signe de l’interprétation deleuzienne des documentaires de Perrault ? Ce serait réducteur de présenter les choses ainsi. Sans chercher à invalider de point en point l’interprétation deleuzienne, dont nous nous réclamons par moments, nous tentons d’aller au-delà d’elle. Pour qualifier notre démarche, il me semble à vrai dire possible d’employer l’expression de « réalisme éclectique ». À mi-chemin entre la volonté de parler du réel lui-même et le désir de tenir compte des approches auxquelles on oppose parfois le réalisme (comme l’approche nietzschéenne, perspectiviste), notre ouvrage se caractérise en effet par l’intention de conjuguer les parts de vérité inhérentes à une multitude de pensées, philosophies et intuitions, pour rendre compte de la richesse de l’œuvre de Perrault. Comme en témoignent mon enseignement à l’Université Laval et l’orientation de plusieurs de mes travaux, dont le récent dossier sur le réalisme spéculatif que j’ai codirigé avec Tristan Garcia pour le magazine Spirale [4], je suis pour ma part très attaché à la question du réel. Cette question m’est même si chère qu’il m’est arrivé d’écrire, il y a plusieurs années déjà, alors que je ne connaissais pas encore les idées associées au réalisme spéculatif, un certain nombre de textes où commençaient à germer des réflexions qui allaient directement en ce sens [5]. Mais cet intérêt pour le réel s’accompagne aussi d’un vif souci de la nuance, c’est-à-dire de l’intention de garder l’œil ouvert à ce que peuvent nous enseigner tous les modes de pensée envisageables – qu’ils soient d’obédience réaliste ou pas, qu’ils soient répandus ou inédits, « majoritaires » ou « minoritaires ». On ne s’étonnera donc pas de voir cohabiter dans Une vie sans bon sens des arguments et des idées issus d’horizons bien distincts.  
            Cette forme d’éclectisme se justifie entre autres par le pluralisme qui caractérise le monde actuel (pour ne pas dire les mondes actuels). À très juste titre, Deleuze et Guattari ont posé la célèbre « formule magique » selon laquelle « pluralisme = monisme » [6], Jean-Clet Martin a développé l’intéressant concept de « plurivers » [7] et Tristan Garcia a décrit un monde marqué par une « épidémie des choses » [8], allant jusqu’à mettre en cause ailleurs la capacité à identifier clairement une soi-disant « pensée unique de l’air du temps ». En dépit des divergences qui séparent certains de ces philosophes, leurs réflexions convergent au moins en ceci qu’elles tendent à dévoiler la prolifération de réalités qui nous entourent, s’accumulent et s’enchevêtrent, c’est-à-dire un pluralisme-en-acte. Or, comment s’orienter dans cette constellation d’idées et de modes de vie, sinon en tâchant d’évaluer, au cas par cas, ce qu’il y a de potentiellement fécond en chaque chose ? Si l’être humain est balloté entre une multitude de postures tentantes, c’est peut-être bien parce que chacune d’entre elles (ou du moins un nombre non négligeable) mérite une certaine considération et peut être conjuguée avec d’autres pour former un concert de vérités. Employant un terme qui n’a plus toujours bonne presse aujourd’hui, Bergson disait que le bon sens est « l’effort d’un esprit qui s’adapte et se réadapte sans cesse, changeant d’idée quand il change d’objet. » [9] Il nous invitait ainsi à revenir sur nos positions, à les réviser, les nuancer autant que le réel l’exige, ce qui appelle l’effort de faire dialoguer dynamiquement les différentes sphères du savoir (la philosophie, l’art, la science, le sens commun…) et, surtout, le devoir de retenir éclectiquement en chaque expérience sa part de fertilité.
Plus qu’un simple état d’esprit, l’éclectisme évoqué ici, qui suppose non pas un relativisme mais une ouverture à ce qu’il y a de fécond en chaque chose ou presque, devient chez moi une véritable heuristique philosophique. Dans Une vie sans bon sens, je tente en effet d’adopter une position nuancée : tout en reconnaissant d’importants mérites à l’esprit général du réalisme, je ne manque pas de relever les limites de certaines approches particulières qui lui sont associées et de mettre en évidence l’apport de courants auxquels on l’oppose parfois. De façon explicite ou tacite, je m’inspire alors du réalisme spéculatif (mouvement hétérogène plutôt qu’unifié) sous au moins trois angles principaux.

1. Un attachement au réel

À l’encontre des commentateurs qui insistent sur la part de fiction présente dans les documentaires de Perrault, Une vie sans bon sens prend très au sérieux l’aspect proprement réaliste de son œuvre. Il y va ici de l’importance de rendre justice à l’un des désirs les plus profonds du cinéaste, celui de se décrire comme un documentariste attaché au réel lui-même, plutôt qu’aux modes d’intervention subjective (le montage, le cadrage, la musique, etc.). Au 20e siècle, on le sait, il a été extrêmement fréquent de remettre en question la possibilité de représenter le réel. Il en découle ce qu’on appelle parfois « la crise de la représentation » : parce qu’un filmeur est toujours impliqué dans l’acte de filmer et qu’il médiatise par ses décisions son rapport au réel, le réel qu’il porte à l’écran s’en trouve supposément déformé, dénaturé, voilé. Je me suis proposé ailleurs de nommer l’intérêt marqué pour les médiations en art par le terme de « médiationisme » [10], mot qui fait écho au concept de « corrélationisme » créé par Quentin Meillassoux. Sont médiationistes les théoriciens et les artistes qui s’intéressent davantage aux médiations qui interviennent dans le réel qu’au réel lui-même. Parmi les médiations qui attirent le plus souvent l’attention, on peut mentionner les décisions techniques du filmeur, le contexte social de réception de l’œuvre, l’état psychologique du spectateur, la mise en langage du récit filmique... Or, à lire plusieurs textes de Perrault et tout particulièrement ses entretiens avec Paul Warren, on constate à quel point il est fasciné, non pas par les médiations, mais par le réel lui-même. Pour Perrault, il est faux de croire que la distinction entre le documentaire et la fiction ne tient pas parce que tout documentariste intervient dans son œuvre : le documentaire direct (qui implique un tournage léger, un dialogue vivant avec les filmés, des décors naturels…) n’est pas sans pouvoir permettre d’atteindre au réel lui-même.
La question devient alors : comment harmoniser la prise en compte de procédés d’intervention et l’intérêt que manifeste Perrault pour le réel ? Dans Une vie sans bon sens, nous évitons de faire de Perrault un réaliste naïf, c’est-à-dire un cinéaste inconscient des décisions techniques qu’il prend et de l’influence qu’il fait subir au monde lorsqu’il crée. Il va de soi que Pierre Perrault intervient dans ses films : il le reconnaît lui-même en expliquant son rapport aux filmés, et nous en tenons compte dans le livre en parlant par endroits de sa technique. Cependant, à rebours des médiationistes qui ont tendance à liquider le concept même de réel et à éliminer toute distinction entre le documentaire et la fiction, nous suggérons que Pierre Perrault est à prendre au sérieux quand il dit qu’il faut rester attaché au réel. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’un certain traitement des médiations permet bel et bien de parler du réel lui-même. En fait, ce n’est pas parce qu’on intervient dans ses films qu’il faut conclure sur-le-champ à l’impossibilité de tenir un discours sur le monde et recentrer l’attention de tous sur les procédés d’intervention subjective, comme le font les médiationistes obsédés par l’autoréférentialité (le cognitivisme, la narratologie, la sémio-pragmatique, etc.). Dans l’œuvre de Perrault, on n’observe pas des comédiens ou des personnages de fiction (thème abordé par ailleurs par Nietzsche lui-même) ; on a affaire à un environnement naturel et à des personnes réelles, qu’on peut rencontrer dans la vie courante à travers toutes leurs contradictions, leur complexité.  
Doit-on en déduire que Pierre Perrault cherche à embrasser le réel en soi, c’est-à-dire le réel tel qu’il est indépendamment de toute médiation subjective ? Sur cette question, la réponse qui nous vient immédiatement à l’esprit est simple : non, Perrault ne peut pas prétendre s’exprimer sur le réel en soi, parce qu’il intervient subjectivement dans ses films – par le montage, le cadrage, les dialogues avec les filmés. Mais la question est plus complexe qu’il n’y paraît. Car il existe des philosophes qui ont prétendu pouvoir s’exprimer sur le réel en soi tout en tenant compte de leur subjectivité, c’est-à-dire leur mode d’intervention. C’est le cas notamment d’Henri Bergson. Implicitement dans Matière et mémoire, et explicitement dans L’évolution créatrice et « L’introduction à la métaphysique » [11], Bergson suggère qu’il est possible de connaître le réel en soi sans pour autant s’abstraire de soi-même. Cette étonnante possibilité tient à la nature qu’il attribue au réel en soi. Chez le Bergson de la maturité, il y a un monisme de la durée, c’est-à-dire que l’univers tout entier est marqué par une « création continue d’imprévisible nouveauté ». Parce que la matière et l’esprit sont tous deux caractérisés par une même nature (bien qu’à des degrés divers), il est possible pour l’esprit, en se connaissant lui-même, de connaître en même temps la nature du monde extramental. Bref, et là est l’essentiel, la médiation subjective n’a pas pour effet délétère de tordre le réel en le dénaturant : entre le monde réel et l’esprit, il y a une certaine continuité de nature (comme nous l’expliquons en conclusion notamment). Il suffit à l’esprit de se connaître lui-même par un moyen adéquat pour connaître du même coup la nature du réel en soi.
Si cet argument bergsonien mérite d’être rapporté ici, c’est parce qu’il signale la possibilité de connaître le réel sans pour autant ignorer l’existence de médiations subjectives. Or, à l’évidence, cette réflexion peut être reliée jusqu’à un certain point à l’œuvre de Pierre Perrault. Quand Perrault insiste sur le fait que ses films expriment le réel lui-même et non pas le simple fruit de son imagination, n’est-ce pas parce qu’il considère (de façon plus ou moins avouée) que les médiations et son mode d’intervention peuvent devenir autre chose que des agents extérieurs qui déforment le réel ? Ce que Perrault entend par réalité, c’est-à-dire le mouvement vital du devenir et de la concrétisation, n’est-il pas décelable à travers tout ce qui est (les individus filmés, les décisions techniques du filmeur, l’esprit du spectateur, de même que le geste, la parole et la communauté – dont nous parlons dans la deuxième partie du livre en les caractérisant comme des conditions de possibilité d’un certain type) ? Loin de faire écran au réel lui-même comme le pensent les médiationistes, les médiations semblent dès lors participer elles-mêmes du monde, au monde, auquel cas il devient inutile de soupçonner les moyens par lesquels on représente ce monde.
Le lecteur le constatera lui-même : plusieurs passages d’Une vie sans bon sens incitent à croire que Perrault a endossé cette position, comme par exemple la deuxième section de la première partie qui porte sur la distinction entre la fiction et le documentaire. Comment, en effet, Pierre Perrault peut-il prétendre parler du réel lui-même tout en ayant conscience de son mode d’intervention ? L’hypothèse selon laquelle Perrault adhère à une forme de monisme vitaliste semble d’autant plus recevable que la technique qu’il emploie paraît destinée à épouser, voire à accroître, le mouvement vital lui-même. C’est en tout cas ce qui ressort de l’étude que nous menons ici et là de sa technique documentaire. Pour bien définir la spécificité des moyens filmiques adoptés par Perrault (qui ne voulait certes pas proposer un « cinéma à thèse »), nous expliquons en effet, entre autres choses, que 1/ le cinéaste monte ses films par association d’idées après avoir retranscrit par écrit les différentes paroles prononcées, ce qui témoigne d’un certain privilège accordé à la parole vécue ; 2/ qu’il délaisse le plus souvent la voix off et préfère la musique intradiégétique (mis à part dans ses œuvres tardives sur le bœuf musqué), ce qui lui permet d’accorder une attention particulière à la réalité croquée sur le vif et à sa poésie propre ; 3/ et enfin que sa maîtrise du documentaire direct favorise les rencontres physiques, concrètes, charnelles entre individus, ce qui contribue à la création de dialogues imprévisibles. 
Cela étant, même si l’idée d’une continuité entre le réel et l’intervention subjective traverse plusieurs pans d’Une vie sans bon sens, nous tenons à faire preuve de prudence et à émettre quelques réserves à ce propos dans la conclusion, afin d’éviter de faire comme s’il allait de soi que Perrault endosse sans détour une position philosophique moniste. Dans un texte écrit au crépuscule de sa vie, Perrault ne manque d’ailleurs pas de se demander s’il a eu raison d’affirmer qu’il est parvenu à exprimer le réel lui-même dans ses films. Ceci laisse entendre qu’il n’a pas toujours présupposé l’existence d’une parfaite continuité de nature entre sa technique documentaire et le monde lui-même, entre les moyens filmiques et le réel extramental. Quoi qu’il en soit, tandis que plusieurs théoriciens se plaisent à faire de Perrault un cinéaste de fiction mal assumé (ce qui le fait pencher vers une forme d’idéalisme), Perrault n’a eu de cesse de mettre l’accent sur le réel lui-même dans son œuvre filmique et écrite ; et c’est en partie pourquoi nous avons tenu à le rapprocher d’un certain réalisme en écrivant Une vie sans bon sens.

2. Une critique de la surinterprétation

Le second angle sous lequel notre ouvrage tend vers une forme de réalisme concerne la méthode que nous y adoptons. Dans ses entretiens avec Paul Warren, Pierre Perrault affirme ceci : « Je ne tiens pas outre mesure à être un auteur, un cinéaste ou un écrivain. Mon travail consiste à me situer en porte-à-faux. À renier jusqu’à un certain point la notion d’artiste ou de créateur. » [12] De la même manière que Pierre Perrault « s’intercède » les hommes du peuple pour prendre subtilement la parole dans ses films, Olivier Ducharme et moi tentons de penser philosophiquement en nous « intercédant » Perrault. Au lieu de mettre trop en avant nos propres présupposés, nous avons cherché d’abord et avant tout à faire saillir le sens de l’œuvre perraultienne elle-même. Et de là vient d’ailleurs que notre essai s’ouvre par une critique de la surinterprétation. Qu’est-ce que la surinterprétation ? Pour faire court, c’est une méthode de lecture qui consiste à déformer intentionnellement le propos d’un auteur dans le but de l’infléchir en un sens voulu. Qu’on pense à Žižek et au commentaire sur Avatar qu’il a publié dans les Cahiers du Cinéma en avouant au passage ne pas avoir vu le film [13], qu’on pense à Deleuze et à son désir de faire « des enfants monstrueux » [14] dans le dos des auteurs qu’il commente, qu’on songe au commentaire riche mais parfois délirant de Jean Douchet sur Hitchcock [15], ou qu’on ait en tête les textes d’Umberto Eco et de Stanley Cavell [16] qui insistent sur le rôle actif et continu que doit jouer le récepteur au contact des œuvres, bien nombreux sont les exemples de surinterprètes aux 20e et 21e siècles. Deux présupposés répandus hantent fantomatiquement la pratique surinterprétative : l’exigence d’accroître l’ouverture temporelle, d’une part, et le caractère indépassable de la corrélation sujet/objet (interprète/œuvre d’art), d’autre part. Si plusieurs auteurs tiennent à pratiquer la surinterprétation, c’est en effet en partie parce qu’ils estiment que le sens des œuvres d’art mérite d’être transfiguré par respect pour le Dehors, et parce qu’ils veulent éviter de passer pour des réalistes naïfs en cherchant à coller au réel en soi, l’œuvre étudiée. Or, à mon avis, le problème principal qui découle de la surinterprétation est qu’elle conduit à perdre de vue les particularités de l’œuvre d’art elle-même et, parallèlement, la possibilité de renoncer à une part de soi-même lorsqu’on agit en interprète. À défaut d’épouser le sens de l’œuvre, les surinterprètes la déforment à loisir ; ils font correspondre la pensée des auteurs qu’ils commentent à leurs propres attentes.
Soucieux de révéler la grandeur de l’œuvre de Pierre Perrault elle-même plutôt que celle de nos propres attentes, Olivier Ducharme et moi tenons à relever et à déplorer les excès de cette pratique surinterprétative. Non pas que nous niions la part de créativité inhérente au travail de l’interprète ; nous cherchons tout au plus à faire comprendre que ce n’est qu’en rendant d’abord justice aux œuvres elles-mêmes qu’il devient possible, par la suite, de les passer au crible ou de créer à partir d’elles. Il est donc vrai de dire qu’en un certain sens nous renonçons à une part de nous-mêmes pour mieux mettre en avant la pensée de Pierre Perrault, même s’il arrive bien sûr que nos propres réflexions recoupent celles de Perrault. Tout au long du livre, ce respect de l’œuvre perraultienne se traduit entre autres par une prise en compte du caractère délibérément réaliste de ses films. Dans la première partie en particulier, cela s’exprime par le souci de formuler non seulement les idées de Nietzsche qui concordent avec la pensée de Perrault, mais encore celles (comme l’élitisme que défend parfois Nietzsche) qui ne s’accordent pas entièrement avec cette pensée. Pour créer des parallèles entre Perrault et la philosophie nietzschéenne, il aurait été trop facile de ne retenir dans l’œuvre de Perrault que ce qui concorde en tout point avec l’œuvre de Nietzsche. Au lieu de procéder ainsi, nous prenons en considération à la fois ce qui rapproche Perrault de Nietzsche et ce qui semble l’éloigner de ce philosophe – même si nous concluons, au final, qu’il y a plus de convergences que de divergences entre eux. Sans doute existe-t-il à peu près toujours certains présupposés minimaux dans une analyse. Sans doute aussi, nous ne nous abstenons pas de prendre position d’une certaine façon nous-mêmes dans le livre, comme par exemple par l’insistance que nous mettons sur différents modes de réflexion. Mais l’objectif général d’Une vie sans bon sens n’en a pas moins été de nous tenir au plus loin de la pratique de la surinterprétation, qui instrumentalise trop souvent la pensée des auteurs commentés.
En quoi cette méthode est-elle liée au réalisme ? Ce désir de rendre justice à l’œuvre elle-même permet d’opérer un certain retour à l’objet. En évitant la surinterprétation, nous nous détournons de certains présupposés personnels pour nous ouvrir aux potentialités contenues dans les films de Perrault. Et, au contraire de ce qu’on pourrait croire, embrasser le sens des œuvres elles-mêmes n’implique pas une passivité totale : cela suppose la capacité à faire abstraction de certaines tentations subjectives ou, pour le dire autrement, à s’adonner à une écoute active de l’œuvre. Seul ce rapport au texte peut permettre à vrai dire d’avoir de réelles conséquences sur l’interprète et le lecteur. En effet, si je m’étais efforcé d’interpréter l’œuvre de Perrault à partir de tel ou tel présupposé figé ; si, en d’autres termes, j’avais essayé de lui faire défendre une position X parce que j’étais convaincu par cette position précise, je n’aurais pas pu saisir son œuvre à travers toute sa complexité ni n’aurais pu y déceler les détails susceptibles de venir valider, invalider ou nuancer ma propre position ou celle du lecteur. Bref, j’aurais fait d’emblée comme si l’œuvre n’avait rien à nous apprendre. Tout comme Deleuze suggère, dans « Pour en finir avec le jugement » [17], que c’est en s’abstenant de juger les modes d’existence possibles qu’on se dispose à mieux mesurer leur potentiel propre, j’ai donc cherché à tirer un trait autant que possible sur mes propres présupposés dans l’espoir de mieux apprécier l’œuvre de Perrault elle-même.
L’un des résultats de cette mise entre parenthèses de la sphère subjective a été la réhabilitation de la distinction entre la théorie et la pratique. On entend souvent dire de nos jours qu’il y a de la théorie dans la pratique et de la pratique dans la théorie. Soucieux de congédier les oppositions binaires, on signifie par là que toute pratique suppose un arrière-plan théorique pour l’aiguiller et que toute théorie constitue déjà en elle-même une pratique, au sens où elle produit, construit, fait surgir quelque chose dans le monde. Dans Une vie sans bon sens, nous ne nions pas l’interrelation possible entre la théorie et la pratique, mais rappelons qu’en atténuant à l’excès la frontière entre les deux, on risque de les confondre et d’occulter leurs particularités propres. Et cela n’est pas sans conséquence. Quand on perd de vue la différence entre la théorie et la pratique, on en vient à oublier que les effets ne sont pas les mêmes selon qu’on s’adonne à l’écriture (la théorie) ou à une interaction verbale et physique avec autrui (la pratique), de sorte qu’on peut avoir tendance à délaisser la tâche de s’occuper de ces deux branches pourtant cruciales. Le souci d’assumer une certaine distinction entre la théorie et la pratique est omniprésent dans l’œuvre de Perrault. S’il a été tour à tour animateur de radio, poète, essayiste et cinéaste du direct, c’est qu’il a vu dans chacune de ces activités à la fois des différences et une certaine complémentarité, qu’on doit se garder de recouvrir en reliant trop intimement la théorie et la pratique.
En nous efforçant d’éviter la surinterprétation, nous avons par ailleurs été appelés à pointer, par respect pour la singularité des œuvres, quelques désaccords entre le cinéma de Perrault et la pensée d’auteurs contemporains, dont Quentin Meillassoux. Certes, Perrault et Meillassoux se rejoignent assez par l’intérêt qu’ils manifestent pour le réel lui-même ; mais les natures qu’ils attribuent au réel en soi – si tant est qu’on puisse parler de réel en soi chez Perrault – n’en demeurent pas moins distinctes. Dans l’œuvre de Perrault, le réel correspond généralement à la vie qui est marquée par un devenir et une concrétisation. Pour Meillassoux, le réel correspond à une contingence si ouverte qu’elle n’implique en droit ni un éternel retour de l’autre ni un éternel retour du même. C’est en partie ce qu’indique son concept d’« hyper-Chaos », temps si chaotique que même le devenir peut y naître et y périr [18]. Bien que j’apprécie personnellement bon nombre d’intuitions de Meillassoux, qui a d’incontestables mérites, nous tenons à formuler dans Une vie sans bon sens – encore une fois par respect pour les œuvres elles-mêmes – quelques défis critiques que le vitalisme de Pierre Perrault semble inviter à lancer à la pensée meillassouxienne.
Qu’est-ce qui pose problème avec le concept d’hyper-Chaos (notion par ailleurs très stimulante selon moi, parce qu’elle permet de penser en dehors du principe de raison) ? L’hyper-Chaos a ceci de paradoxal qu’il est conçu à la fois comme un temps et comme ce qui peut se couper de tout devenir, même le plus minimal. N’est-ce cependant pas le propre du temps de se déployer selon une certaine continuité et d’avoir un caractère renouvelable, ce qui a partie liée avec un certain devenir ? Meillassoux pourrait peut-être répliquer que la création du concept d’hyper-Chaos a pour but de restaurer une conception du temps particulière, celle de l’instant, c’est-à-dire la possibilité que le temps-continu-et-en-devenir s’arrête. Mais en réhabilitant l’instant, ne se détourne-t-on pas du temps dans lequel l’être humain peut agir, intervenir, transformer les choses concrètement dans le monde ? À vouloir mettre en avant une conception de l’instant pour parler du réel en soi, ne perd-on pas de vue quelque peu (paradoxalement) le temps réel concret qui s’offre à l’être humain, aux animaux, aux vivants – la concrétude éthique se trouvant dès lors reléguée à un rang inférieur ?  
Associée à un devenir minimal ou maximal, cette concrétude éthique semble avoir une importance d’autant plus grande que c’est en son cœur même que Meillassoux, de toute évidence, en est venu à forger son concept d’hyper-Chaos. Dans Après la finitude, le philosophe décrit en effet comme lassantes un bon nombre de positions philosophiques défendues depuis Kant, non la moindre étant celle du « corrélationisme ». En déplorant le « sommeil corrélationnel » dans lequel la philosophie s’est embourbée, il se montre attentif au devoir de revivifier la sphère philosophique à l’aide de concepts nouveaux. Il va de soi que Meillassoux fait reposer sa quête de l’en soi sur des arguments proprement rationnels. Mais il semble également vrai de dire que c’est entre autres l’effet de lassitude qu’exerce sur lui – de même que sur plusieurs autres philosophes, professeurs, étudiants ou auteurs, moi y compris – une partie de la philosophie postkantienne qui l’a incité à paver de nouvelles avenues de pensée réalistes. Or, comme nous le mentionnons dans le livre, ce sentiment de lassitude nous reconduit indirectement au thème du devenir et du renouvellement, dont Meillassoux diminue pourtant l’importance.

3. Une égalité entre l’intensif et l’extensif

Toujours à la lumière de l’œuvre de Pierre Perrault et en accord avec l’esprit d’un certain réalisme, Une vie sans bon sens tend à mettre sur un pied d’égalité l’intensif et l’extensif. Rappelons-le, le livre cherche à expliquer que dans l’œuvre perraultienne la vie réelle n’a pas un, mais bien plutôt deux sens essentiels : le devenir et l’actualisation, qui font l’objet de deux parties distinctes. Dans la première partie, il s’agit de montrer qu’en dépit de son intérêt marqué envers le passé et les modes de vie qui s’effritent (la pêche aux marsouins, l’artisanat, la culture amérindienne, etc.), Pierre Perrault est davantage un penseur du devenir que de la stabilité. Même si certaines affirmations qu’on entend dans ses films peuvent laisser croire qu’il se tient à cheval entre la modernité et le classicisme (le cultivateur Hauris Lalancette, par exemple, prétend savoir dans une scène ce qu’est un « vrai Québécois »), nous concluons que Pierre Perrault contourne l’essentialisme et incline bien davantage dans le sens d’une certaine modernité. En fait, quand il s’intéresse à la pêche aux marsouins, il ne tente pas de reconstituer par nostalgie une pratique perdue ; il veut permettre à des hommes de s’adonner à une pêche qu’ils ne connaissent pas. Lorsqu’il tend la perche à Hauris Lalancette, les agriculteurs d’Abitibi se trouvent décrits comme des « surhommes » (terme éminemment nietzschéen) qui défrichent la terre pour la première fois. L’œuvre perraultienne ne regarde donc pas dans le rétroviseur ; ainsi que le révèle avec éloquence le titre de Pour la suite du monde, cette œuvre fait signe vers l’après, l’avenir, le devenir.   
Pourtant, comme nous tentons de l’établir dans notre essai, ce devenir n’est pas à privilégier sans retenue par rapport à un second pôle, l’actualisation. Précisons d’abord le sens des termes. Le devenir renvoie ici essentiellement à un certain déséquilibre de forces préindividuelles (ou à un rapport de forces) qui mène à une transformation, une déviation, un renouvellement ; l’actualisation, pour sa part, renvoie surtout à l’expression concrète de ce déséquilibre dans le monde. Bon nombre d’auteurs, comme Bergson, Deleuze et Simondon, ont mis l’accent ces dernières décennies sur le devenir (le virtuel intensif) en se contentant de toucher un mot de la concrétisation (l’actuel extensif). À preuve, même si le Bergson des Données immédiates laissait entrevoir une certaine pensée de l’extensif en refusant d’inscrire le monde matériel dans la durée, il en est venu par la suite à dire que l’univers tout entier dure, de sorte qu’il a fait un grand pas en direction de l’intensité. Même si Deleuze a soutenu sans ambages qu’il n’y a pas de virtuel sans actuel, pas de déterritorialisation sans reterritorialisation, pas de micropolitique sans macropolitique, son insistance a toujours porté sur le premier des termes en jeu, lequel va directement de pair avec le devenir intensif. Or, dans Une vie sans bon sens, nous essayons de montrer que ce devenir est bel et bien crucial aux yeux de Perrault ; mais contrairement à plusieurs, nous mettons en quelque sorte sur un pied d’égalité le devenir et l’actualisation. Non pas que nous rejetions le fait qu’il puisse y avoir quelque part une réalité intensive et transindividuelle ; à partir d’une analyse de Perrault, et c’est dit sans détour dans la conclusion, nous suggérons simplement que le monde tout entier ne se réduit pas à cette réalité intensive et que l’intensité doit toujours s’accompagner d’une certaine expression concrète. C’est une manière d’insister entre autres sur le fait que tout devenir doit impliquer un enracinement tangible dans le monde lui-même, à défaut de quoi les réflexions sur le mouvement vital nous transporteraient vers une sphère abstraite (pour ne pas dire vers un combat abstrait), dépourvue de prise sur le réel.
Un peu comme Tristan Garcia s’efforce de n’être ni moderne, ni postmoderne, ni réactionnaire, d’après la caractérisation que j’ai faite de son œuvre dans un texte publié ici même sur le site de Strass [19], Une vie sans bon sens essaie donc de se tenir en équilibre entre plusieurs perspectives distinctes. Certes, la première partie du livre porte principalement sur le devenir ; mais elle présuppose toujours comme son ombre un certain enracinement dans la concrétude vécue, sensible, filmique, ce qui la relie à l’actualisation. À travers une étude du geste, de la communauté et de la parole (dont notamment les multiples branches de la francophonie, évoquées à plusieurs endroits dans notre analyse), la deuxième partie du livre précise quant à elle certaines des conditions associées à cette actualisation concrète. Bien que ces conditions soient décrites comme « transcendantales », l’objectif de l’essai n’est pas tant de développer une énième « philosophie de l’accès » (au sens où l’entend Graham Harman) que de laisser entrevoir une philosophie qui fait de la concrétude une part si importante de l’expérience qu’elle peut être considérée essentielle, incontournable.
À cet égard, il n’est peut-être pas tout à fait incongru d’employer ici l’expression deleuzienne d’« empirisme transcendantal » pour qualifier l’orientation que prend l’œuvre de Perrault. Car l’enquête de terrain revêt un rôle si crucial chez Perrault qu’il comporte en apparence une certaine nécessité. À vrai dire, si cette enquête peut être décrite comme nécessaire, c’est qu’elle est coextensive à la vie réelle elle-même ; mais si Perrault tient autant à la mettre au centre de ses œuvres, c’est aussi, paradoxalement, qu’elle peut ne pas être menée à bien par certains – tout comme il est possible, en contrepartie, de retourner le mouvement vital contre lui-même. L’approche documentaire de Perrault vise donc à nous prévenir contre ce type de risques. Ses films en témoignent bien : placé sur un territoire empirique donné (de chasse, de pêche), on rencontre à chaque fois un environnement différent et on doit apprendre non seulement à l’habiter par ses propres moyens, mais aussi à le nommer. Le problème apparaît donc lorsque, comme Christophe Colomb, on se borne à nommer ce qu’on voit pour la première fois (le Nouveau Monde) à l’aide de mots usuels et courants (l’Ancien Monde), au lieu de faire comme Jacques Cartier et de donner à des réalités nouvelles des mots nouveaux.  

4. Une position éclectique

Caractéristique de l’œuvre de Perrault, cette sensibilité au « cas par cas singulier » se reflète d’ailleurs dans la perspective éclectique qui préside à Une vie sans bon sens. En prenant au sérieux l’attachement de Pierre Perrault au réel, en dénonçant les excès liés à la surinterprétation et en ne privilégiant unilatéralement ni l’intensif ni l’extensif, j’endosse en effet dans ce livre – c’est du moins là mon propre point de vue – ce que j’ai appelé plus haut un réalisme éclectique. Le propre de ce réalisme est qu’il tente de tirer leçon des réflexions les plus diverses. Loin d’obéir à une logique réactive et de miser uniquement (par pur esprit de contradiction) sur les thèses qui peuvent paraître le plus contraires aux soi-disant « idées dominantes », il s’autorise à piger partout où des idées fructueuses se présentent et il demeure disposé, pour éviter tout dogmatisme, à revoir ou nuancer le principe d’éclectisme lui-même. Comme un serpent qui se mord la queue, cette forme d’éclectisme, qui pense horizontalement l’intensif et l’extensif, me semble d’ailleurs pouvoir aller de pair avec l’intention d’éviter de faire du réel une toile entièrement construite ou entièrement non construite. C’est que le réel peut être abordé ou bien sous l’angle de sa construction, ou bien sous l’angle de son absoluité, et certains phénomènes peuvent être en bonne partie construits (comme par exemple les rapports sociaux homme/femme, les besoins liés à la marchandise, etc.), alors que d’autres non (comme par exemple les phénomènes associés à la période d’accrétion de la Terre et par extension ce que révèlent les « énoncés ancestraux » relevés par Meillassoux). Une certaine voie éclectique me semble déjà avoir été empruntée de belle façon par Daniel Laforest dans ses travaux sur Perrault [20]. Or, à la différence de Laforest et malgré l’éclectisme propre à Une vie sans bon sens, c’est principalement autour de l’axe philosophique que gravite notre analyse de Perrault.
Il n’a pas pu entrer dans mon intention de rapporter ici en détail les multiples rapprochements que nous proposons entre l’œuvre perraultienne et les philosophies de Nietzsche, Henry et Bourdieu. J’ai tenté bien plutôt de faire ressortir certains des fils conducteurs – pas toujours explicites mais bien présents – qui ont guidé la démarche d’Une vie sans bon sens. On me permettra néanmoins en terminant, pour illustrer d’une dernière façon la perspective éclectique que je privilégie, de donner un bref aperçu de certains des parallèles que le livre crée entre l’œuvre de Pierre Perrault et les thèmes de l’oubli et du ressentiment chez Nietzsche. Faut-il le rappeler, l’oubli n’est pas conçu comme une disposition passive dans l’œuvre nietzschéenne. Au contraire, c’est une fonction active qui permet d’affranchir l’esprit des moments assommants et de recolorer la mémoire pour vivifier l’expérience. Une idée analogue s’exprime dans l’œuvre de Pierre Perrault. Lorsque le vent se lève sur l’océan Atlantique dans La grande allure, le poète et matelot Michel Garneau affirme avoir hâte que la traversée s’achève pour être enfin en mesure de s’en souvenir. Corrélativement, Pierre Perrault mentionne lui-même dans un poème que la « mémoire a la vie plus longue que les cicatrices » [21] et il invite à « reconstituer / une souvenance plus vaste / que la menue mémoire qui nous reste » [22]. Ici comme ailleurs, plutôt que de faire de la mémoire un enregistreur factuel, l’œuvre de Perrault évoque le travail par lequel l’esprit peut transfigurer le passé pour le façonner de manière inspirante, utile au présent.
Certains seront peut-être tentés de conclure que Perrault penche ici vers l’idéalisme. En appelant à recolorer les faits passés, le cinéaste n’insiste-t-il pas sur le pouvoir de l’esprit (l’idéalisme) plutôt que sur l’existence d’un réel extramental (le réalisme) ? Il serait trop simple de répondre par l’affirmative. Car c’est une chose de mettre l’accent sur l’importance d’agrémenter l’expérience par un travail actif sur la mémoire, c’en est une autre d’adhérer sans vergogne à la position philosophique de l’idéalisme. Bien loin de Perrault l’intention de fuir le réel par un effort d’oubli, et tout indique que l’oubli et la transfiguration de la mémoire représentent chez lui des moyens de mieux pénétrer au cœur du réel lui-même. Il tombe en effet sous le sens que l’oubli et la transfiguration des souvenirs peuvent permettre de mieux aborder les phénomènes du présent (la concrétisation) en vivifiant l’expérience (le devenir). Cette fascination pour le vécu réel se trouve confirmée d’ailleurs dans La bête lumineuse, où un poète se rend à la chasse à l’orignal pour la première fois. Tout comme le véritable créateur doit osciller d’après Nietzsche entre la retraite et la compagnie d’autrui, entre l’ermitage et la fréquentation du peuple, ce poète, nommé Stéphane-Albert Boulais, occupe une position d’entre-deux. Ni motivé par le désir égoïste de déplaire ni mû par la simple intention de se conformer, ni un marginal ni un représentant du grand nombre, il cherche à s’engager dans un devenir-chasseur tout en engageant en retour son entourage (les chasseurs expérimentés) dans un devenir-poète.
Pourquoi s’intéresser à ce poète ? C’est qu’il révèle l’importance d’éviter les tours d’ivoire pour avoir un impact concret et actuel sur le monde, d’une part, et qu’il dévoile comment s’y prendre pour contourner la culture du péché et du ressentiment, d’autre part. En dépit des nombreuses moqueries dont est victime Stéphane-Albert Boulais, il évite de se rebiffer. Il adopte une conduite quasi rédemptrice. Il ne se révolte pas avec violence mais préfère demeurer à proximité de ses « amis/ennemis ». S’il se décidait à les fuir, il s’empêcherait d’entretenir une relation concrète avec eux ; il évoluerait en vase clos. Il s’engagerait alors dans une confrontation mentale où ses vis-à-vis sont réifiés, figés, si bien qu’il ferait obstacle à toute transformation possible – de lui-même et des autres.
Or, à puiser parmi des idées, des concepts et des intuitions issus de partout et nulle part, Une vie sans bon sens fait un geste assez semblable à celui de Boulais : au lieu de réduire l’œuvre de Pierre Perrault à une sphère d’intelligibilité unique et figée, le livre fait comprendre que cette œuvre recoupe une multitude de lignes de force à travers une enquête sur le vécu réel, que Perrault oppose fermement au « grand confort de l’imagination » [23].


Notes :

[1] Olivier Ducharme et Pierre-Alexandre Fradet, Une vie sans bon sens. Regard philosophique sur Pierre Perrault, préface de Jean-Daniel Lafond, Montréal, Éditions Nota bene, collection « Philosophie continentale », 2016, 210 p.
[2] Ce fait est rapporté dans Léo Bonneville, « Entretien avec Gilles Carle », Séquences, no 103, janvier 1981, p. 11.
[3] Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 196-197 (en note).
[4] Pierre-Alexandre Fradet et Tristan Garcia (dir.), « Réalisme spéculatif », Spirale, no 255, hiver 2016. Pour consulter une version électronique de l’introduction au dossier, voir Pierre-Alexandre Fradet et Tristan Garcia, « Petit panorama du réalisme spéculatif », Spirale, no 255, hiver 2016, p. 27-30 – repris en ligne : http://magazine-spirale.com/dossier-magazine/petit-panorama-du-realisme-speculatif Je tiens à le mentionner : bien que je ne sois pas entièrement d’accord avec certains des moyens qu’adopte Bergson pour parler du réel en soi, je reconnais volontiers le caractère stimulant de plusieurs de ses arguments sur l’accès au réel et j’endosse moi-même tout à fait la fin qu’il poursuit, c’est-à-dire connaître le réel lui-même plutôt que les simples médiations qui interviennent dans l’expérience. Là-dessus, voir Pierre-Alexandre Fradet, Derrida-Bergson. Sur l’immédiateté, Paris, Hermann, 2014.
[5] Seuls certains de ces travaux ont été publiés ou diffusés à ce jour. Ainsi, par exemple, pour une brève mise en cause du thème du devenir imprévisible et du lien soi-disant incontournable entre le sujet et l’objet, voir Pierre-Alexandre Fradet, « Auscultation d’un cœur battant : l’intuition, la durée et la critique du possible chez Bergson », Laval théologique et philosophique, vol. 67, no 3, octobre 2011, p. 531-552.
[6] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, p. 31.
[7] Jean-Clet Martin, Plurivers. Essai sur la fin du monde, Paris, PUF, 2010.
[8] Tristan Garcia, Forme et objet. Un traité des choses, Paris, PUF, 2011, p. 7.
[9] Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, PUF, 2007, p. 140.
[10] Pierre-Alexandre Fradet, « Après le médiationisme : une réinterprétation de Bestiaire », Spirale, n255, hiver 2016, p. 53.
[11] Henri Bergson, « L’introduction à la métaphysique », dans La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 2008, p. 182 et 211.
[12] Pierre Perrault, Cinéaste de la parole. Entretiens avec Paul Warren, Montréal, L’Hexagone, 1996, p. 83. Bien que nous critiquions la surinterprétation dans ce livre, je précise qu’il m’est arrivé et qu’il m’arrive encore de m’adonner ouvertement moi-même ailleurs à une certaine pratique surinterprétative – notamment lorsque l’objet que j’étudie me semble mériter un traitement très singulier pour devenir pleinement intéressant, stimulant.
[13] Stéphane Delorme et Jean-Philippe Tessé, « Éléments d’autocritique (ou comment j’ai raté la séance d’Avatar). Entretien avec Slavoj Žižek », Cahiers du Cinéma, n° 655, avril 2010.
[14] Gilles Deleuze, Pourparlers (1972-1990), Paris, Minuit, 2003, p. 15. Soulignons que Deleuze tend à pratiquer la surinterprétation lorsque, dans son interprétation de Nietzsche, il remplace une conception de l’éternel retour du même par une conception de l’éternel retour de l’autre. Certes, comme nous le faisons comprendre nous-mêmes dans l’ouvrage, Nietzsche est très attaché aux thèmes de la création et de la différence ; mais cet attachement n’exclut pas forcément toute conception (ontologique et éthique) de l’éternel retour du même, sur laquelle il importerait de se pencher davantage pour réfléchir comment elle peut s’articuler à l’importance qu’accorde Nietzsche à la création. Voir Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 2003, notamment p. 383.
[15] Jean Douchet, Hitchcock, Paris, L’Herne, 1985.
[16] Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979 ; Umberto Eco, « Interprétation et histoire », dans S. Collini (éd.), Interprétation et surinterprétation, Paris, PUF, 2001 ; Colin Davis, Critical Excess. Overreading in Derrida, Deleuze, Levinas, Žižek and Cavell, Stanford, Stanford University Press, 2010.
[17] Gilles Deleuze, « Pour en finir avec le jugement », dans Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.
[18] Quentin Meillassoux, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006, p. 100.
[19] Pierre-Alexandre Fradet, « Ni moderne, ni postmoderne, ni réactionnaire : quelques remarques sur la postface de Tristan Garcia à Algèbre de la tragédie », Strass de la philosophie, 7 avril 2015, en ligne : http://strassdelaphilosophie.blogspot.ca/2015/04/ni-moderne-ni-postmoderne-ni.html
[20] Voir notamment Daniel Laforest, L’archipel de Caïn : Pierre Perrault et l’écriture du territoire, Montréal, XYZ, 2010.
[21] Pierre Perrault, Irréconciliabules, Trois-Rivières, Écrits des Forges, 1999, p. 53.
[22] Pierre Perrault, Jusqu’à plus oultre…, Montréal, Comeau & Nadeau, 1997, p. 11.
[23] Pierre Perrault, L’Oumigmatique ou l’Objectif documentaire. Essai, Montréal, L’Hexagone, 1995, p. 259.

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