Rendre compte
de son propre travail – comme on m’invite à le faire ici – implique à la fois
un lot de tentations dangereuses que je voudrais chercher à éviter et un ensemble
de bénéfices possibles dont j’aimerais faire profiter le lecteur. Dans quelle
perspective ai-je écrit Une vie sans bon
sens. Regard philosophique sur Pierre Perrault [1] ? Et en quoi cette
lecture peut-elle permettre d’éclaircir mon propre geste d’écriture ? En
tentant de répondre à ces questions ici, je garderai en tête la mise en garde
formulée par Foucault contre les auteurs qui croient pouvoir s’approprier le
sens de leur travail, de même que la possibilité d’alimenter la réflexion de
tous en s’autorisant à revenir sur sa propre démarche. Ni un héritier de Foucault
comme tel ni l’un de ses détracteurs, je n’entends rééditer ni le thème de la
« mort de l’auteur », ni celui de la « mort de la mort de l’auteur » :
je me permettrai simplement de me prononcer sur un objet-livre avec lequel j’ai
un rapport particulier, mais dont certains détails (dissimulés dans l’angle mort)
m’échappent sans nul doute, et qui pourraient recevoir des traitements
différents ailleurs, y compris bien sûr par le coauteur du livre, Olivier
Ducharme.
Il suffit de lire la quatrième de
couverture pour s’en rendre compte : notre objectif général a été de créer
des parallèles nouveaux entre le cinéaste, poète et essayiste québécois Pierre
Perrault (1927-1999) et la sphère philosophique (Nietzsche, Meillassoux, Henry,
Bourdieu, etc.). Éminent représentant du documentaire direct à qui l’on doit
notamment la célèbre trilogie de l’Île-aux-Coudres, Pierre Perrault a légué une
œuvre saluée et commentée par les plus grands, y compris par Deleuze qui lui
consacre de nombreuses et élogieuses pages dans L’image-temps. Tandis qu’un certain nombre de travaux ont déjà pris
pour objet l’œuvre perraultienne du point de vue filmique et qu’il existe des
articles et chapitres de livres sur le rapport entre Perrault et la philosophie
(Noguez, Uzel, Sirois-Trahan, Poirier, Chaput, Garneau, Froger, Giroux,
Laforest, Beaulieu, etc.), nous avons jugé bon de ne consacrer rien de moins qu’un
ouvrage entier à la portée philosophique des réflexions perraultiennes sur le
vécu. Nous avons ainsi transporté sur un autre terrain de réflexion les
recherches menées en philosophie du cinéma québécois qui se sont penchées,
récemment ou il y a longtemps, sur l’œuvre de cinéastes tels que Claude Jutra,
Denys Arcand, Norman McLaren, Alanis Obomsawin, Gilles Groulx, Xavier Dolan et
Gilles Carle, dont Félix Guattari a déjà dit – comment ne pas le signaler ? –
qu’il fut l’auteur du « vrai premier film sur la folie » [2], La tête de Normande St-Onge.
Que notre essai s’intitule Une
vie sans bon sens ne doit pas induire le lecteur en erreur : nous ne
suggérons pas que la vie est dépourvue de sens chez Perrault, mais au contraire
qu’elle possède au moins deux sens essentiels, le devenir et la concrétisation.
Chacun d’entre eux fait l’objet des deux parties principales qui composent le
livre. La première a pour titre « Perrault, Nietzsche et le devenir :
quelques points de contact » ; elle porte sur la mémoire, le documentaire
direct et la culture vernaculaire. La seconde partie, quant à elle, s’intitule « Perrault,
Henry et Bourdieu : habitus, parole et communauté ». Si j’ai moi-même
rédigé principalement la première partie et Olivier Ducharme la seconde, nous
avons tenu à cosigner les deux, parce que l’une et l’autre se sont enrichies
d’échanges et de commentaires mutuels, qu’elles ont été retouchées à plusieurs
endroits sur le fond et la forme, et que c’est en mettant en commun nos idées
(souvent complémentaires) que nous avons pu donner une pleine signification à
notre interprétation de Perrault. Cinéaste et philosophe, Jean-Daniel Lafond
signe la préface du livre. Bien qu’il soit connu en France notamment comme
époux de la Secrétaire générale de la Francophonie, Michaëlle Jean, c’est pour
une autre raison que nous nous sommes tournés vers lui. Pour ceux qui
l’ignorent : Lafond fut un proche ami de Pierre Perrault, avec lequel il a
travaillé et sur lequel il a fait porter un documentaire marquant, Les traces du rêve. Puisque Lafond
connaissait intimement l’homme dont nous parlons, de même que le cinéma et la
philosophie (discipline qu’il a d’abord étudiée sous Michel Foucault et Michel
Serres, puis enseignée en France avant de s’établir au Canada), il semblait en
mesure de livrer un témoignage senti et réfléchi sur le rapport entre la
philosophie et l’œuvre perraultienne. Et le commentaire qu’il livre en
l’occurrence n’est pas qu’anecdotique : il exprime à quel point Pierre Perrault
était allergique à la pensée académique (il associait la philosophie
universitaire à la « pensée en jupette athénienne »), sans compter
que ce commentaire est l’occasion pour Lafond de prolonger sa propre analyse de
Perrault, analyse que cite volontiers Deleuze dans L’image-temps [3].
Est-ce à dire qu’Une vie sans bon sens se place
délibérément sous le signe de l’interprétation deleuzienne des documentaires de
Perrault ? Ce serait réducteur de présenter les choses ainsi. Sans chercher à
invalider de point en point l’interprétation deleuzienne, dont nous nous réclamons
par moments, nous tentons d’aller au-delà d’elle. Pour qualifier notre
démarche, il me semble à vrai dire possible d’employer l’expression de
« réalisme éclectique ». À mi-chemin entre la volonté de parler du
réel lui-même et le désir de tenir compte des approches auxquelles on oppose
parfois le réalisme (comme l’approche nietzschéenne, perspectiviste), notre
ouvrage se caractérise en effet par l’intention de conjuguer les parts de
vérité inhérentes à une multitude de pensées, philosophies et intuitions, pour
rendre compte de la richesse de l’œuvre de Perrault. Comme en témoignent mon
enseignement à l’Université Laval et l’orientation de plusieurs de mes travaux,
dont le récent dossier sur le réalisme spéculatif que j’ai codirigé avec
Tristan Garcia pour le magazine Spirale [4],
je suis pour ma part très attaché à la question du réel. Cette question m’est
même si chère qu’il m’est arrivé d’écrire, il y a plusieurs années déjà, alors
que je ne connaissais pas encore les idées associées au réalisme spéculatif, un
certain nombre de textes où commençaient à germer des réflexions qui allaient
directement en ce sens [5]. Mais cet intérêt pour le réel s’accompagne aussi
d’un vif souci de la nuance, c’est-à-dire de l’intention de garder l’œil ouvert à
ce que peuvent nous enseigner tous les modes de pensée envisageables – qu’ils
soient d’obédience réaliste ou pas, qu’ils soient répandus ou inédits, « majoritaires »
ou « minoritaires ». On ne s’étonnera donc pas de voir cohabiter dans
Une vie sans bon sens des arguments
et des idées issus d’horizons bien distincts.
Cette forme d’éclectisme se justifie
entre autres par le pluralisme qui caractérise le monde actuel (pour ne pas
dire les mondes actuels). À très
juste titre, Deleuze et Guattari ont posé la célèbre « formule
magique » selon laquelle « pluralisme = monisme » [6], Jean-Clet
Martin a développé l’intéressant concept de « plurivers » [7] et
Tristan Garcia a décrit un monde marqué par une « épidémie des
choses » [8], allant jusqu’à mettre en cause ailleurs la capacité à
identifier clairement une soi-disant « pensée unique de l’air du
temps ». En dépit des divergences qui séparent certains de ces
philosophes, leurs réflexions convergent au moins en ceci qu’elles tendent à
dévoiler la prolifération de réalités qui nous entourent, s’accumulent et
s’enchevêtrent, c’est-à-dire un pluralisme-en-acte.
Or, comment s’orienter dans cette constellation d’idées et de modes de vie,
sinon en tâchant d’évaluer, au cas par cas, ce qu’il y a de potentiellement fécond
en chaque chose ? Si l’être humain est balloté entre une multitude de postures tentantes,
c’est peut-être bien parce que chacune d’entre elles (ou du moins un nombre non
négligeable) mérite une certaine considération et peut être conjuguée avec
d’autres pour former un concert de vérités. Employant un terme qui n’a plus
toujours bonne presse aujourd’hui, Bergson disait que le bon sens est « l’effort
d’un esprit qui s’adapte et se réadapte sans cesse, changeant d’idée quand il
change d’objet. » [9] Il nous invitait ainsi à revenir sur nos positions, à
les réviser, les nuancer autant que le réel l’exige, ce qui appelle l’effort de
faire dialoguer dynamiquement les différentes sphères du savoir (la
philosophie, l’art, la science, le sens commun…) et, surtout, le devoir de retenir
éclectiquement en chaque expérience sa part de fertilité.
Plus qu’un simple état d’esprit, l’éclectisme évoqué ici, qui
suppose non pas un relativisme mais une ouverture à ce qu’il y a de fécond en
chaque chose ou presque, devient chez moi une véritable heuristique
philosophique. Dans Une vie sans bon sens,
je tente en effet d’adopter une position nuancée : tout en reconnaissant
d’importants mérites à l’esprit général du réalisme, je ne manque pas de
relever les limites de certaines approches particulières qui lui sont associées
et de mettre en évidence l’apport de courants auxquels on l’oppose parfois. De
façon explicite ou tacite, je m’inspire alors du réalisme spéculatif (mouvement
hétérogène plutôt qu’unifié) sous au moins trois angles principaux.
1. Un attachement au réel
À l’encontre des commentateurs qui insistent sur la part de
fiction présente dans les documentaires de Perrault, Une vie sans bon sens prend très au sérieux l’aspect proprement
réaliste de son œuvre. Il y va ici de l’importance de rendre justice à l’un des
désirs les plus profonds du cinéaste, celui de se décrire comme un
documentariste attaché au réel lui-même, plutôt qu’aux modes d’intervention
subjective (le montage, le cadrage, la musique, etc.). Au 20e siècle, on le sait, il a été
extrêmement fréquent de remettre en question la possibilité de représenter le
réel. Il en découle ce qu’on appelle parfois « la crise de la
représentation » : parce qu’un filmeur est toujours impliqué dans
l’acte de filmer et qu’il médiatise par ses décisions son rapport au réel, le
réel qu’il porte à l’écran s’en trouve supposément déformé, dénaturé, voilé. Je
me suis proposé ailleurs de nommer l’intérêt marqué pour les médiations en art par
le terme de « médiationisme » [10], mot qui fait écho au concept de
« corrélationisme » créé par Quentin Meillassoux. Sont médiationistes
les théoriciens et les artistes qui s’intéressent davantage aux médiations qui
interviennent dans le réel qu’au réel lui-même. Parmi les médiations qui attirent
le plus souvent l’attention, on peut mentionner les décisions techniques du
filmeur, le contexte social de réception de l’œuvre, l’état psychologique du
spectateur, la mise en langage du récit filmique... Or, à lire plusieurs textes
de Perrault et tout particulièrement ses entretiens avec Paul Warren, on constate
à quel point il est fasciné, non pas par les médiations, mais par le réel
lui-même. Pour Perrault, il est faux de croire que la distinction entre le
documentaire et la fiction ne tient pas parce que tout documentariste
intervient dans son œuvre : le documentaire direct (qui implique un tournage
léger, un dialogue vivant avec les filmés, des décors naturels…) n’est pas sans
pouvoir permettre d’atteindre au réel lui-même.
La question devient alors : comment harmoniser la
prise en compte de procédés d’intervention et l’intérêt que manifeste Perrault
pour le réel ? Dans Une vie sans bon
sens, nous évitons de faire de Perrault un réaliste naïf, c’est-à-dire un
cinéaste inconscient des décisions techniques qu’il prend et de l’influence qu’il
fait subir au monde lorsqu’il crée. Il va de soi que Pierre Perrault intervient
dans ses films : il le reconnaît lui-même en expliquant son rapport aux
filmés, et nous en tenons compte dans le livre en parlant par endroits de sa
technique. Cependant, à rebours des médiationistes qui ont tendance à liquider
le concept même de réel et à éliminer toute distinction entre le documentaire
et la fiction, nous suggérons que Pierre Perrault est à prendre au sérieux quand
il dit qu’il faut rester attaché au réel. Pourquoi ? Tout simplement parce
qu’un certain traitement des médiations permet bel et bien de parler du réel
lui-même. En fait, ce n’est pas parce qu’on intervient dans ses films qu’il
faut conclure sur-le-champ à l’impossibilité de tenir un discours sur le monde
et recentrer l’attention de tous sur les procédés d’intervention subjective, comme
le font les médiationistes obsédés par l’autoréférentialité (le cognitivisme,
la narratologie, la sémio-pragmatique, etc.). Dans l’œuvre de Perrault, on n’observe
pas des comédiens ou des personnages de fiction (thème abordé par ailleurs par
Nietzsche lui-même) ; on a affaire à un environnement naturel et à des
personnes réelles, qu’on peut rencontrer dans la vie courante à travers toutes
leurs contradictions, leur complexité.
Doit-on en déduire que Pierre Perrault cherche à
embrasser le réel en soi, c’est-à-dire le réel tel qu’il est indépendamment de
toute médiation subjective ? Sur cette question, la réponse qui nous vient
immédiatement à l’esprit est simple : non, Perrault ne peut pas prétendre
s’exprimer sur le réel en soi, parce qu’il intervient subjectivement dans ses
films – par le montage, le cadrage, les dialogues avec les filmés. Mais la
question est plus complexe qu’il n’y paraît. Car il existe des philosophes qui
ont prétendu pouvoir s’exprimer sur le réel en soi tout en tenant compte de
leur subjectivité, c’est-à-dire leur mode d’intervention. C’est le cas
notamment d’Henri Bergson. Implicitement dans Matière et mémoire, et explicitement dans L’évolution créatrice et « L’introduction à la
métaphysique » [11], Bergson suggère qu’il est possible de connaître le
réel en soi sans pour autant s’abstraire de soi-même. Cette étonnante
possibilité tient à la nature qu’il attribue au réel en soi. Chez le Bergson de
la maturité, il y a un monisme de la durée, c’est-à-dire que l’univers tout
entier est marqué par une « création continue d’imprévisible nouveauté ».
Parce que la matière et l’esprit sont tous deux caractérisés par une même
nature (bien qu’à des degrés divers), il est possible pour l’esprit, en se
connaissant lui-même, de connaître en même temps la nature du monde extramental.
Bref, et là est l’essentiel, la médiation
subjective n’a pas pour effet délétère de tordre le réel en le dénaturant :
entre le monde réel et l’esprit, il y a une certaine continuité de nature
(comme nous l’expliquons en conclusion notamment). Il suffit à l’esprit de se
connaître lui-même par un moyen adéquat pour connaître du même coup la nature
du réel en soi.
Si cet argument bergsonien mérite d’être rapporté ici,
c’est parce qu’il signale la possibilité de connaître le réel sans pour autant
ignorer l’existence de médiations subjectives. Or, à l’évidence, cette
réflexion peut être reliée jusqu’à un certain point à l’œuvre de Pierre
Perrault. Quand Perrault insiste sur le fait que ses films expriment le réel
lui-même et non pas le simple fruit de son imagination, n’est-ce pas parce
qu’il considère (de façon plus ou moins avouée) que les médiations et son mode
d’intervention peuvent devenir autre chose que des agents extérieurs qui déforment
le réel ? Ce que Perrault entend par réalité, c’est-à-dire le mouvement
vital du devenir et de la concrétisation, n’est-il pas décelable à travers tout
ce qui est (les individus filmés, les décisions techniques du filmeur, l’esprit
du spectateur, de même que le geste, la parole et la communauté – dont nous
parlons dans la deuxième partie du livre en les caractérisant comme des
conditions de possibilité d’un certain type) ? Loin de faire écran au réel
lui-même comme le pensent les médiationistes, les médiations semblent dès lors
participer elles-mêmes du monde, au monde, auquel cas il devient inutile
de soupçonner les moyens par lesquels on représente ce monde.
Le lecteur le constatera lui-même : plusieurs
passages d’Une vie sans bon sens
incitent à croire que Perrault a endossé cette position, comme par exemple la
deuxième section de la première partie qui porte sur la distinction entre la
fiction et le documentaire. Comment, en effet, Pierre Perrault peut-il
prétendre parler du réel lui-même tout en ayant conscience de son mode
d’intervention ? L’hypothèse selon laquelle Perrault adhère à une forme de
monisme vitaliste semble d’autant plus recevable que la technique qu’il emploie
paraît destinée à épouser, voire à accroître, le mouvement vital lui-même.
C’est en tout cas ce qui ressort de l’étude que nous menons ici et là de sa technique
documentaire. Pour bien définir la spécificité des moyens filmiques adoptés par
Perrault (qui ne voulait certes pas proposer un « cinéma à thèse »), nous
expliquons en effet, entre autres choses, que 1/ le cinéaste monte ses films
par association d’idées après avoir retranscrit par écrit les différentes
paroles prononcées, ce qui témoigne d’un certain privilège accordé à la
parole vécue ; 2/ qu’il délaisse le plus souvent la voix off et
préfère la musique intradiégétique (mis à part dans ses œuvres tardives sur le
bœuf musqué), ce qui lui permet d’accorder une attention particulière à la
réalité croquée sur le vif et à sa poésie propre ; 3/ et enfin que sa
maîtrise du documentaire direct favorise les rencontres physiques, concrètes,
charnelles entre individus, ce qui contribue à la création de dialogues
imprévisibles.
Cela étant, même si l’idée d’une continuité entre le réel
et l’intervention subjective traverse plusieurs pans d’Une vie sans bon sens, nous tenons à faire preuve de prudence et à
émettre quelques réserves à ce propos dans la conclusion, afin d’éviter de
faire comme s’il allait de soi que Perrault endosse sans détour une position
philosophique moniste. Dans un texte écrit au crépuscule de sa vie, Perrault ne
manque d’ailleurs pas de se demander s’il a eu raison d’affirmer qu’il est
parvenu à exprimer le réel lui-même dans ses films. Ceci laisse entendre qu’il
n’a pas toujours présupposé l’existence d’une parfaite continuité de nature
entre sa technique documentaire et le monde lui-même, entre les moyens
filmiques et le réel extramental. Quoi qu’il en soit, tandis que plusieurs
théoriciens se plaisent à faire de Perrault un cinéaste de fiction mal assumé (ce
qui le fait pencher vers une forme d’idéalisme), Perrault n’a eu de cesse de
mettre l’accent sur le réel lui-même dans son œuvre filmique et écrite ;
et c’est en partie pourquoi nous avons tenu à le rapprocher d’un certain
réalisme en écrivant Une vie sans bon
sens.
2. Une critique de la
surinterprétation
Le
second angle sous lequel notre ouvrage tend vers une forme de réalisme concerne
la méthode que nous y adoptons. Dans ses entretiens avec Paul Warren, Pierre
Perrault affirme ceci : « Je ne tiens pas outre mesure à être un
auteur, un cinéaste ou un écrivain. Mon travail consiste à me situer en
porte-à-faux. À renier jusqu’à un certain point la notion d’artiste ou de
créateur. » [12] De la même manière que Pierre Perrault « s’intercède »
les hommes du peuple pour prendre subtilement la parole dans ses films, Olivier
Ducharme et moi tentons de penser philosophiquement en nous « intercédant »
Perrault. Au lieu de mettre trop en avant nos propres présupposés, nous avons
cherché d’abord et avant tout à faire saillir le sens de l’œuvre perraultienne
elle-même. Et de là vient d’ailleurs que notre essai
s’ouvre par une critique de la surinterprétation. Qu’est-ce que la
surinterprétation ? Pour faire court, c’est une méthode de
lecture qui consiste à déformer intentionnellement le propos d’un auteur dans
le but de l’infléchir en un sens voulu. Qu’on pense à Žižek et au
commentaire sur Avatar qu’il a publié
dans les Cahiers du Cinéma en avouant
au passage ne pas avoir vu le film [13], qu’on pense à Deleuze et à son
désir de faire « des enfants monstrueux » [14] dans le dos des
auteurs qu’il commente, qu’on songe au commentaire riche mais parfois délirant
de Jean Douchet sur Hitchcock [15], ou qu’on ait en tête les textes d’Umberto
Eco et de Stanley Cavell [16] qui insistent sur le rôle actif et continu que
doit jouer le récepteur au contact des œuvres, bien nombreux sont les exemples
de surinterprètes aux 20e et 21e siècles. Deux
présupposés répandus hantent fantomatiquement la pratique
surinterprétative : l’exigence d’accroître l’ouverture temporelle, d’une
part, et le caractère indépassable de la corrélation sujet/objet
(interprète/œuvre d’art), d’autre part. Si plusieurs auteurs tiennent à
pratiquer la surinterprétation, c’est en effet en partie parce qu’ils estiment
que le sens des œuvres d’art mérite d’être transfiguré par respect pour le
Dehors, et parce qu’ils veulent éviter de passer pour des réalistes naïfs en
cherchant à coller au réel en soi, l’œuvre étudiée. Or, à mon avis, le problème principal qui découle de la
surinterprétation est qu’elle conduit à perdre
de vue les particularités de l’œuvre d’art elle-même et, parallèlement, la
possibilité de renoncer à une part de soi-même lorsqu’on agit en interprète.
À défaut d’épouser le sens de l’œuvre, les surinterprètes la déforment à loisir
; ils font correspondre la pensée des auteurs qu’ils commentent à leurs propres
attentes.
Soucieux
de révéler la grandeur de l’œuvre de Pierre Perrault elle-même plutôt que celle
de nos propres attentes, Olivier Ducharme et moi tenons à relever et à déplorer
les excès de cette pratique surinterprétative. Non pas que nous niions la part
de créativité inhérente au travail de l’interprète ; nous cherchons tout au
plus à faire comprendre que ce n’est qu’en rendant d’abord justice aux œuvres elles-mêmes
qu’il devient possible, par la suite, de les passer au crible ou de créer à
partir d’elles. Il est donc vrai de dire qu’en un certain sens nous renonçons à
une part de nous-mêmes pour mieux mettre en avant la pensée de Pierre Perrault,
même s’il arrive bien sûr que nos propres réflexions recoupent celles de
Perrault. Tout au long du livre, ce respect de l’œuvre perraultienne se traduit
entre autres par une prise en compte du caractère délibérément réaliste de ses films.
Dans la première partie en particulier, cela s’exprime par le souci de formuler
non seulement les idées de Nietzsche qui
concordent avec la pensée de Perrault, mais encore celles (comme l’élitisme
que défend parfois Nietzsche) qui ne
s’accordent pas entièrement avec cette pensée. Pour créer des parallèles
entre Perrault et la philosophie nietzschéenne, il aurait été trop facile de ne
retenir dans l’œuvre de Perrault que ce qui concorde en tout point avec l’œuvre
de Nietzsche. Au lieu de procéder ainsi, nous prenons en considération à la
fois ce qui rapproche Perrault de Nietzsche et ce qui semble l’éloigner de ce
philosophe – même si nous concluons, au final, qu’il y a plus de convergences
que de divergences entre eux. Sans doute existe-t-il à peu près toujours
certains présupposés minimaux dans une analyse. Sans doute aussi, nous ne nous
abstenons pas de prendre position d’une certaine façon nous-mêmes dans le livre,
comme par exemple par l’insistance que nous mettons sur différents modes de
réflexion. Mais l’objectif général d’Une
vie sans bon sens n’en a pas moins été de nous tenir au plus loin de la
pratique de la surinterprétation, qui instrumentalise trop souvent la pensée
des auteurs commentés.
En quoi cette méthode est-elle liée au réalisme ? Ce désir de
rendre justice à l’œuvre elle-même permet d’opérer un certain retour à l’objet.
En évitant la surinterprétation, nous nous détournons de certains présupposés
personnels pour nous ouvrir aux potentialités contenues dans les films de
Perrault. Et, au contraire de ce qu’on pourrait croire, embrasser le sens des
œuvres elles-mêmes n’implique pas une passivité totale : cela suppose la
capacité à faire abstraction de certaines tentations subjectives ou, pour le
dire autrement, à s’adonner à une écoute
active de l’œuvre. Seul ce
rapport au texte peut permettre à vrai dire d’avoir de réelles conséquences sur
l’interprète et le lecteur. En effet, si je m’étais efforcé d’interpréter
l’œuvre de Perrault à partir de tel ou tel présupposé figé ; si, en d’autres
termes, j’avais essayé de lui faire défendre une position X parce que j’étais
convaincu par cette position précise, je n’aurais pas pu saisir son œuvre à
travers toute sa complexité ni n’aurais pu y déceler les détails susceptibles
de venir valider, invalider ou nuancer ma propre position ou celle du lecteur.
Bref, j’aurais fait d’emblée comme si l’œuvre n’avait rien à nous apprendre. Tout comme Deleuze suggère, dans
« Pour en finir avec le jugement » [17], que c’est en s’abstenant de
juger les modes d’existence possibles qu’on se dispose à mieux mesurer leur potentiel
propre, j’ai donc cherché à tirer un trait autant que possible sur mes propres
présupposés dans l’espoir de mieux apprécier l’œuvre de Perrault elle-même.
L’un des résultats de cette mise entre
parenthèses de la sphère subjective a été la réhabilitation de la distinction
entre la théorie et la pratique. On entend
souvent dire de nos jours qu’il y a de la théorie dans la pratique et de la
pratique dans la théorie. Soucieux de congédier les oppositions binaires, on
signifie par là que toute pratique suppose un arrière-plan théorique pour
l’aiguiller et que toute théorie constitue déjà en elle-même une pratique, au
sens où elle produit, construit, fait surgir quelque chose dans le monde. Dans Une vie sans bon sens, nous ne nions pas
l’interrelation possible entre la théorie et la pratique, mais rappelons qu’en
atténuant à l’excès la frontière entre les deux, on risque de les confondre et
d’occulter leurs particularités propres. Et cela n’est pas sans conséquence.
Quand on perd de vue la différence entre la théorie et la pratique, on en vient
à oublier que les effets ne sont pas les mêmes selon qu’on s’adonne à l’écriture
(la théorie) ou à une interaction verbale et physique avec autrui (la pratique),
de sorte qu’on peut avoir tendance à délaisser la tâche de s’occuper de ces
deux branches pourtant cruciales. Le souci d’assumer une certaine distinction
entre la théorie et la pratique est omniprésent dans l’œuvre de Perrault. S’il a
été tour à tour animateur de radio, poète, essayiste et cinéaste du direct,
c’est qu’il a vu dans chacune de ces activités à la fois des différences et une
certaine complémentarité, qu’on doit se garder de recouvrir en reliant trop
intimement la théorie et la pratique.
En nous efforçant d’éviter la surinterprétation, nous avons par
ailleurs été appelés à pointer, par respect pour la singularité des œuvres,
quelques désaccords entre le cinéma de Perrault et la pensée d’auteurs
contemporains, dont Quentin Meillassoux. Certes, Perrault et Meillassoux se
rejoignent assez par l’intérêt qu’ils manifestent pour le réel lui-même ; mais
les natures qu’ils attribuent au réel en soi – si tant est qu’on puisse parler
de réel en soi chez Perrault – n’en demeurent pas moins distinctes. Dans
l’œuvre de Perrault, le réel correspond généralement à la vie qui est marquée
par un devenir et une concrétisation. Pour Meillassoux, le réel correspond à
une contingence si ouverte qu’elle n’implique en droit ni un éternel retour de
l’autre ni un éternel retour du même. C’est en partie ce qu’indique son concept
d’« hyper-Chaos », temps si chaotique que même le devenir peut y naître et
y périr [18]. Bien que j’apprécie personnellement bon nombre d’intuitions de
Meillassoux, qui a d’incontestables mérites, nous tenons à formuler dans Une vie sans bon sens – encore une fois
par respect pour les œuvres elles-mêmes – quelques défis critiques que le
vitalisme de Pierre Perrault semble inviter à lancer à la pensée meillassouxienne.
Qu’est-ce qui pose problème avec le concept d’hyper-Chaos (notion
par ailleurs très stimulante selon moi, parce qu’elle permet de penser en
dehors du principe de raison) ? L’hyper-Chaos a ceci de paradoxal qu’il est
conçu à la fois comme un temps et comme ce qui peut se couper de tout devenir,
même le plus minimal. N’est-ce cependant pas le propre du temps de se déployer
selon une certaine continuité et d’avoir un caractère renouvelable, ce qui a
partie liée avec un certain devenir ? Meillassoux pourrait peut-être répliquer
que la création du concept d’hyper-Chaos a pour but de restaurer une conception
du temps particulière, celle de l’instant, c’est-à-dire la possibilité que le
temps-continu-et-en-devenir s’arrête. Mais en réhabilitant l’instant, ne se
détourne-t-on pas du temps dans lequel l’être humain peut agir, intervenir,
transformer les choses concrètement dans le monde ? À vouloir mettre en avant une
conception de l’instant pour parler du réel en soi, ne perd-on pas de vue quelque
peu (paradoxalement) le temps réel concret qui s’offre à l’être humain, aux
animaux, aux vivants – la concrétude éthique se trouvant dès lors reléguée à un
rang inférieur ?
Associée à un devenir minimal ou maximal, cette concrétude éthique
semble avoir une importance d’autant plus grande que c’est en son cœur même que
Meillassoux, de toute évidence, en est venu à forger son concept d’hyper-Chaos.
Dans Après la finitude, le philosophe
décrit en effet comme lassantes un bon nombre de positions philosophiques défendues
depuis Kant, non la moindre étant celle du « corrélationisme ». En
déplorant le « sommeil corrélationnel » dans lequel la philosophie
s’est embourbée, il se montre attentif au devoir de revivifier la sphère
philosophique à l’aide de concepts nouveaux. Il va de soi que Meillassoux fait
reposer sa quête de l’en soi sur des arguments proprement rationnels. Mais il
semble également vrai de dire que c’est entre autres l’effet de lassitude qu’exerce sur lui – de même que sur plusieurs
autres philosophes, professeurs, étudiants ou auteurs, moi y compris – une
partie de la philosophie postkantienne qui l’a incité à paver de nouvelles
avenues de pensée réalistes. Or, comme nous le mentionnons dans le livre, ce
sentiment de lassitude nous reconduit indirectement au thème du devenir et du
renouvellement, dont Meillassoux diminue pourtant l’importance.
3. Une égalité entre l’intensif et l’extensif
Toujours
à la lumière de l’œuvre de Pierre Perrault et en accord avec l’esprit d’un
certain réalisme, Une vie sans bon sens tend
à mettre sur un pied d’égalité l’intensif et l’extensif. Rappelons-le, le livre cherche à expliquer que dans
l’œuvre perraultienne la vie réelle n’a pas un, mais bien plutôt deux sens
essentiels : le devenir et l’actualisation, qui font l’objet de deux
parties distinctes. Dans la première partie, il s’agit de montrer qu’en dépit
de son intérêt marqué envers le passé et les modes de vie qui s’effritent (la
pêche aux marsouins, l’artisanat, la culture amérindienne, etc.), Pierre
Perrault est davantage un penseur du devenir que de la stabilité. Même si
certaines affirmations qu’on entend dans ses films peuvent laisser croire qu’il
se tient à cheval entre la modernité et le classicisme (le cultivateur Hauris
Lalancette, par exemple, prétend savoir dans une scène ce qu’est un « vrai
Québécois »), nous concluons que Pierre Perrault contourne l’essentialisme
et incline bien davantage dans le sens d’une certaine modernité. En fait, quand
il s’intéresse à la pêche aux marsouins, il ne tente pas de reconstituer par
nostalgie une pratique perdue ; il veut permettre à des hommes de
s’adonner à une pêche qu’ils ne connaissent pas. Lorsqu’il tend la perche à
Hauris Lalancette, les agriculteurs d’Abitibi se trouvent décrits comme des
« surhommes » (terme éminemment nietzschéen) qui défrichent la terre
pour la première fois. L’œuvre perraultienne ne regarde donc pas dans le
rétroviseur ; ainsi que le révèle avec éloquence le titre de Pour la suite du monde, cette œuvre fait signe vers l’après,
l’avenir, le devenir.
Pourtant, comme nous tentons de l’établir
dans notre essai, ce devenir n’est pas à privilégier sans retenue par rapport à
un second pôle, l’actualisation. Précisons d’abord le sens des termes. Le
devenir renvoie ici essentiellement à un certain déséquilibre de forces
préindividuelles (ou à un rapport de forces) qui mène à une transformation, une
déviation, un renouvellement ; l’actualisation, pour sa part, renvoie
surtout à l’expression concrète de ce déséquilibre dans le monde. Bon nombre
d’auteurs, comme Bergson, Deleuze et Simondon, ont mis l’accent ces dernières
décennies sur le devenir (le virtuel intensif) en se contentant de toucher un
mot de la concrétisation (l’actuel extensif). À preuve, même si le Bergson des Données immédiates laissait entrevoir
une certaine pensée de l’extensif en refusant d’inscrire le monde matériel dans
la durée, il en est venu par la suite à dire que l’univers tout entier dure, de
sorte qu’il a fait un grand pas en direction de l’intensité. Même si Deleuze a
soutenu sans ambages qu’il n’y a pas de virtuel sans actuel, pas de
déterritorialisation sans reterritorialisation, pas de micropolitique sans macropolitique,
son insistance a toujours porté sur le premier des termes en jeu, lequel va
directement de pair avec le devenir intensif. Or, dans Une vie sans bon sens, nous essayons de montrer que ce devenir est
bel et bien crucial aux yeux de Perrault ; mais contrairement à plusieurs, nous
mettons en quelque sorte sur un pied d’égalité le devenir et l’actualisation. Non pas que
nous rejetions le fait qu’il puisse y avoir quelque part une réalité intensive
et transindividuelle ; à partir d’une analyse de Perrault, et c’est dit sans
détour dans la conclusion, nous suggérons simplement que le monde tout entier ne
se réduit pas à cette réalité intensive et que l’intensité doit toujours
s’accompagner d’une certaine expression concrète. C’est une manière d’insister entre autres sur le fait que
tout devenir doit impliquer un enracinement tangible dans le monde lui-même, à
défaut de quoi les réflexions sur le mouvement vital nous transporteraient vers
une sphère abstraite (pour ne pas dire vers un combat abstrait), dépourvue de
prise sur le réel.
Un peu comme Tristan Garcia s’efforce de
n’être ni moderne, ni postmoderne, ni réactionnaire, d’après la caractérisation
que j’ai faite de son œuvre dans un texte publié ici même sur le site de Strass [19], Une vie sans bon sens essaie donc de se tenir en équilibre entre
plusieurs perspectives distinctes. Certes, la première partie du livre porte principalement
sur le devenir ; mais elle présuppose toujours comme son ombre un certain enracinement
dans la concrétude vécue, sensible, filmique, ce qui la relie à l’actualisation.
À travers une étude du geste, de la communauté et de la parole (dont notamment les
multiples branches de la francophonie, évoquées à plusieurs endroits dans notre
analyse), la deuxième partie du livre précise quant à elle certaines des
conditions associées à cette actualisation concrète. Bien que ces conditions
soient décrites comme « transcendantales », l’objectif de l’essai
n’est pas tant de développer une énième « philosophie de l’accès »
(au sens où l’entend Graham Harman) que de laisser entrevoir une philosophie qui
fait de la concrétude une part si importante de l’expérience qu’elle peut être
considérée essentielle, incontournable.
À cet égard, il n’est peut-être pas tout à
fait incongru d’employer ici l’expression deleuzienne d’« empirisme
transcendantal » pour qualifier l’orientation que prend l’œuvre de Perrault.
Car l’enquête de terrain revêt un rôle si crucial chez Perrault qu’il comporte
en apparence une certaine nécessité. À vrai dire, si cette enquête peut être
décrite comme nécessaire, c’est qu’elle est coextensive à la vie réelle elle-même ;
mais si Perrault tient autant à la mettre au centre de ses œuvres, c’est aussi,
paradoxalement, qu’elle peut ne pas être menée à bien par certains – tout comme
il est possible, en contrepartie, de retourner le mouvement vital contre
lui-même. L’approche documentaire de Perrault vise donc à nous prévenir contre
ce type de risques. Ses films en témoignent bien : placé sur un territoire
empirique donné (de chasse, de pêche), on rencontre à chaque fois un
environnement différent et on doit apprendre non seulement à l’habiter par ses
propres moyens, mais aussi à le nommer. Le problème apparaît donc lorsque, comme
Christophe Colomb, on se borne à nommer ce qu’on voit pour la première fois (le
Nouveau Monde) à l’aide de mots usuels et courants (l’Ancien Monde), au lieu de
faire comme Jacques Cartier et de donner à des réalités nouvelles des mots
nouveaux.
4. Une position éclectique
Caractéristique de l’œuvre de Perrault, cette
sensibilité au « cas par cas singulier » se reflète d’ailleurs dans
la perspective éclectique qui préside à Une
vie sans bon sens. En prenant au sérieux l’attachement de Pierre Perrault
au réel, en dénonçant les excès liés à la surinterprétation et en ne
privilégiant unilatéralement ni l’intensif ni l’extensif, j’endosse en effet
dans ce livre – c’est du moins là mon propre point de vue – ce que j’ai appelé
plus haut un réalisme éclectique. Le propre de ce réalisme est qu’il tente de
tirer leçon des réflexions les plus diverses. Loin d’obéir à une logique
réactive et de miser uniquement (par pur esprit de contradiction) sur les thèses
qui peuvent paraître le plus contraires aux soi-disant « idées
dominantes », il s’autorise à piger partout où des idées fructueuses se
présentent et il demeure disposé, pour éviter tout dogmatisme, à revoir ou
nuancer le principe d’éclectisme lui-même. Comme un serpent qui se mord la
queue, cette forme d’éclectisme, qui pense horizontalement l’intensif et
l’extensif, me semble d’ailleurs pouvoir aller de pair avec l’intention
d’éviter de faire du réel une toile entièrement construite ou entièrement non
construite. C’est que le réel peut être abordé ou bien sous l’angle de sa
construction, ou bien sous l’angle de son absoluité, et certains phénomènes
peuvent être en bonne partie construits (comme par exemple les rapports sociaux
homme/femme, les besoins liés à la marchandise, etc.), alors que d’autres non
(comme par exemple les phénomènes associés à la période d’accrétion de la Terre
et par extension ce que révèlent les « énoncés ancestraux » relevés
par Meillassoux). Une certaine voie éclectique me semble déjà
avoir été empruntée de belle façon par Daniel Laforest dans ses travaux sur
Perrault [20]. Or, à la différence de Laforest et malgré l’éclectisme propre à Une vie sans bon sens, c’est
principalement autour de l’axe philosophique que gravite notre analyse de
Perrault.
Il n’a pas pu entrer dans mon intention de
rapporter ici en détail les multiples rapprochements que nous proposons entre
l’œuvre perraultienne et les philosophies de Nietzsche, Henry et Bourdieu. J’ai
tenté bien plutôt de faire ressortir certains des fils conducteurs – pas
toujours explicites mais bien présents – qui ont guidé la démarche d’Une vie sans bon sens. On me permettra
néanmoins en terminant, pour illustrer d’une dernière façon la perspective
éclectique que je privilégie, de donner un bref aperçu de certains des
parallèles que le livre crée entre l’œuvre
de Pierre Perrault et les thèmes de l’oubli et du ressentiment chez Nietzsche. Faut-il
le rappeler, l’oubli n’est pas conçu comme une disposition passive dans l’œuvre
nietzschéenne. Au contraire, c’est une fonction active qui permet d’affranchir
l’esprit des moments assommants et de recolorer la mémoire pour vivifier l’expérience.
Une idée analogue s’exprime dans l’œuvre de Pierre Perrault. Lorsque le vent se
lève sur l’océan Atlantique dans La
grande allure, le poète et matelot Michel Garneau affirme avoir hâte que la
traversée s’achève pour être enfin en
mesure de s’en souvenir. Corrélativement,
Pierre Perrault mentionne lui-même dans un poème que la « mémoire a la vie
plus longue que les cicatrices » [21] et il invite à « reconstituer / une
souvenance plus vaste / que la menue mémoire qui nous reste » [22]. Ici
comme ailleurs, plutôt que de faire de la mémoire un enregistreur factuel,
l’œuvre de Perrault évoque le travail par lequel l’esprit peut transfigurer le
passé pour le façonner de manière inspirante, utile au présent.
Certains seront peut-être tentés de conclure que Perrault penche
ici vers l’idéalisme. En appelant à recolorer les faits passés, le cinéaste
n’insiste-t-il pas sur le pouvoir de l’esprit (l’idéalisme) plutôt que sur
l’existence d’un réel extramental (le réalisme) ? Il serait trop simple de
répondre par l’affirmative. Car c’est une chose de mettre l’accent sur
l’importance d’agrémenter l’expérience par un travail actif sur la mémoire,
c’en est une autre d’adhérer sans vergogne à la position philosophique de
l’idéalisme. Bien loin de Perrault l’intention de fuir le réel par un effort
d’oubli, et tout indique que l’oubli et la transfiguration de la mémoire
représentent chez lui des moyens de mieux pénétrer au cœur du réel lui-même. Il tombe en effet sous le sens que l’oubli
et la transfiguration des souvenirs peuvent permettre de mieux aborder les
phénomènes du présent (la concrétisation) en vivifiant l’expérience (le devenir).
Cette fascination pour le vécu réel se trouve confirmée d’ailleurs dans La bête lumineuse, où un poète se rend à
la chasse à l’orignal pour la première fois. Tout comme le véritable créateur
doit osciller d’après Nietzsche entre la retraite et la compagnie d’autrui,
entre l’ermitage et la fréquentation du peuple, ce poète, nommé Stéphane-Albert
Boulais, occupe une position d’entre-deux. Ni motivé par le désir égoïste de
déplaire ni mû par la simple intention de se conformer, ni un marginal ni un
représentant du grand nombre, il cherche à s’engager dans un devenir-chasseur
tout en engageant en retour son entourage (les chasseurs expérimentés) dans un
devenir-poète.
Pourquoi
s’intéresser à ce poète ? C’est qu’il révèle l’importance d’éviter les tours
d’ivoire pour avoir un impact concret et actuel sur le monde, d’une part, et
qu’il dévoile comment s’y prendre pour contourner la culture du péché et du
ressentiment, d’autre part. En dépit des nombreuses moqueries dont est victime
Stéphane-Albert Boulais, il évite de se rebiffer. Il adopte une conduite quasi
rédemptrice. Il ne se révolte pas avec violence mais préfère demeurer à
proximité de ses « amis/ennemis ». S’il se décidait à les fuir, il s’empêcherait
d’entretenir une relation concrète avec eux ; il évoluerait en vase clos. Il
s’engagerait alors dans une confrontation mentale où ses vis-à-vis sont
réifiés, figés, si bien qu’il ferait obstacle à toute transformation possible –
de lui-même et des autres.
Or, à
puiser parmi des idées, des concepts et des intuitions issus de partout et
nulle part, Une vie sans bon sens fait
un geste assez semblable à celui de Boulais : au lieu de réduire l’œuvre de Pierre
Perrault à une sphère d’intelligibilité unique et figée, le livre fait
comprendre que cette œuvre recoupe une multitude de lignes de force à travers
une enquête sur le vécu réel, que Perrault oppose fermement au « grand
confort de l’imagination » [23].
Notes :
[1]
Olivier Ducharme et Pierre-Alexandre Fradet, Une vie sans bon sens. Regard philosophique sur Pierre Perrault, préface
de Jean-Daniel Lafond, Montréal, Éditions Nota bene, collection « Philosophie
continentale », 2016, 210 p.
[2]
Ce fait est rapporté dans Léo
Bonneville, « Entretien avec Gilles Carle », Séquences, no 103, janvier 1981, p. 11.
[3]
Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps,
Paris, Minuit, 1985, p. 196-197 (en note).
[4]
Pierre-Alexandre Fradet et Tristan Garcia (dir.), « Réalisme
spéculatif », Spirale, no 255,
hiver 2016. Pour consulter une version électronique de l’introduction au
dossier, voir Pierre-Alexandre Fradet et Tristan Garcia, « Petit panorama
du réalisme spéculatif », Spirale,
no 255, hiver 2016, p. 27-30 – repris en ligne : http://magazine-spirale.com/dossier-magazine/petit-panorama-du-realisme-speculatif
Je tiens à le mentionner : bien que je ne sois pas entièrement d’accord
avec certains des moyens qu’adopte Bergson pour parler du réel en soi, je
reconnais volontiers le caractère stimulant de plusieurs de ses arguments sur
l’accès au réel et j’endosse moi-même tout à fait la fin qu’il poursuit, c’est-à-dire connaître le réel lui-même plutôt
que les simples médiations qui interviennent dans l’expérience. Là-dessus, voir
Pierre-Alexandre Fradet, Derrida-Bergson.
Sur l’immédiateté, Paris, Hermann, 2014.
[5]
Seuls certains de ces travaux ont été publiés ou diffusés à ce jour. Ainsi, par
exemple, pour une brève mise en cause du thème du devenir imprévisible et du
lien soi-disant incontournable entre le sujet et l’objet, voir Pierre-Alexandre
Fradet, « Auscultation d’un cœur battant : l’intuition, la durée et
la critique du possible chez Bergson », Laval théologique et philosophique, vol. 67, no 3,
octobre 2011, p. 531-552.
[6]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille
Plateaux, Paris, Minuit, p. 31.
[7]
Jean-Clet Martin, Plurivers. Essai sur la
fin du monde, Paris, PUF, 2010.
[8]
Tristan Garcia, Forme et objet. Un traité
des choses, Paris, PUF, 2011, p. 7.
[9]
Henri Bergson, Le rire. Essai sur la
signification du comique, Paris, PUF, 2007, p. 140.
[10]
Pierre-Alexandre Fradet, « Après le médiationisme : une réinterprétation
de Bestiaire », Spirale, no 255, hiver
2016, p. 53.
[11]
Henri Bergson, « L’introduction à la métaphysique », dans La pensée et le mouvant, Paris, PUF,
2008, p. 182 et 211.
[12]
Pierre Perrault, Cinéaste de la parole.
Entretiens avec Paul Warren, Montréal, L’Hexagone, 1996, p. 83. Bien que
nous critiquions la surinterprétation dans ce livre, je précise qu’il m’est
arrivé et qu’il m’arrive encore de m’adonner ouvertement moi-même ailleurs à
une certaine pratique surinterprétative – notamment lorsque l’objet que
j’étudie me semble mériter un traitement très singulier pour devenir pleinement
intéressant, stimulant.
[13]
Stéphane Delorme et Jean-Philippe Tessé, « Éléments d’autocritique (ou
comment j’ai raté la séance d’Avatar). Entretien avec Slavoj Žižek », Cahiers du Cinéma, n° 655,
avril 2010.
[14]
Gilles Deleuze, Pourparlers
(1972-1990), Paris, Minuit, 2003, p. 15. Soulignons que Deleuze tend à
pratiquer la surinterprétation lorsque, dans son interprétation de Nietzsche,
il remplace une conception de l’éternel retour du même par une conception de
l’éternel retour de l’autre. Certes, comme nous le faisons comprendre
nous-mêmes dans l’ouvrage, Nietzsche est très attaché aux thèmes de la création
et de la différence ; mais cet attachement n’exclut pas forcément toute
conception (ontologique et éthique) de l’éternel retour du même, sur laquelle
il importerait de se pencher davantage pour réfléchir comment elle peut
s’articuler à l’importance qu’accorde Nietzsche à la création. Voir Gilles
Deleuze, Différence
et répétition, Paris,
PUF, 2003, notamment p. 383.
[15] Jean Douchet, Hitchcock, Paris, L’Herne, 1985.
[16]
Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1979 ; Umberto Eco,
« Interprétation et histoire », dans S. Collini (éd.), Interprétation et surinterprétation, Paris, PUF, 2001 ; Colin Davis, Critical
Excess. Overreading in Derrida, Deleuze, Levinas, Žižek and Cavell, Stanford,
Stanford University Press, 2010.
[17]
Gilles Deleuze, « Pour en finir avec le jugement », dans Critique et clinique, Paris, Minuit,
1993.
[18]
Quentin Meillassoux, Après la finitude.
Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006, p. 100.
[19]
Pierre-Alexandre Fradet, « Ni moderne, ni postmoderne, ni
réactionnaire : quelques remarques sur la postface de Tristan Garcia à Algèbre de la tragédie », Strass de la philosophie, 7 avril
2015, en ligne : http://strassdelaphilosophie.blogspot.ca/2015/04/ni-moderne-ni-postmoderne-ni.html
[20]
Voir notamment Daniel Laforest, L’archipel
de Caïn : Pierre Perrault et l’écriture du territoire, Montréal, XYZ, 2010.
[21]
Pierre Perrault, Irréconciliabules, Trois-Rivières, Écrits des Forges,
1999, p. 53.
[22]
Pierre Perrault, Jusqu’à plus oultre…, Montréal, Comeau & Nadeau, 1997, p.
11.
[23]
Pierre Perrault, L’Oumigmatique ou
l’Objectif documentaire. Essai, Montréal, L’Hexagone, 1995, p. 259.
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