Comment
interroger la pensée de qui fit profession de « penser contre soi »,
de qui embrassa la philosophie, le roman, le théâtre, le siècle et noua
l’aventure conceptuelle à l’engagement politique ? Comment dépoussiérer
Sartre des objectivations qui l’ont pris à revers, des sédimentations de
clichés au nombre desquels le pont aux ânes de son fourvoiement
politique ? En quoi sommes-nous héritiers de la nouvelle façon de
philosopher qu’il impulsa, de ce style inédit, de cette manière neuve de poser
des problèmes que salue Gilles Deleuze ? En d’autres termes, en quoi
Sartre est-il notre contemporain ? Ses premiers écrits résonnèrent comme
un coup de tonnerre dans l’espace philosophique. Sartre philosophait comme
on fait du jazz.
La tonalité
de base qui sous-tend son entreprise est celle du mouvement au sens de
dépassement, d’échappement à soi et au monde. Le problème qu’il ne cessa
d’approfondir est celui de la liberté, de son eidétique, de sa dialectique, des
pesanteurs et aliénations qu’elle rencontre. Interroger une liberté en
situation, c’est avant tout élucider les libérations possibles d’une liberté
engluée, prise à revers par l’inertie. Aux lignes de fuite deleuziennes répond
le dynamisme sartrien de la transcendance, du dépassement. Mais, à la
différence de Deleuze, la non-coïncidence à soi relève du seul pour-soi, à
savoir de la réalité humaine. Le mouvement d’ouverture, d’arrachement est
absent de l’ordre de l’en-soi, de la matière.
Face à la
question de l’héritage de Sartre, le point central se positionne autour de son
dispositif en discontinuité entre homme et monde, entre en-soi (mode d’être des
choses) et pour-soi (mode d’être de l’homme). À rebours des pensées dites de la
différence qui déconstruisirent le concept de sujet, Sartre, à l’instar de
Lacan, de Badiou, sauvegardera la notion à laquelle il donnera ses lettres de
noblesse par la proposition d’une philosophie axée sur l’hiatus entre l’homme
et le monde. Je retiendrai une question princeps : comment,
paradoxalement, penser l’écologie à partir d’une pensée érigée sur un dualisme
des régions d’être — dualisme de la praxis et de la matière ? De prime
abord, le vitalisme, cette pensée philosophique qui reconnaît une force vitale
en chaque vivant, semble plus à même de féconder l’écologie comme science
environnementale, étude des interactions entre les vivants et leur milieu. Se
tenant du côté du monisme, la tradition vitaliste qui court de Spinoza à
Deleuze en passant par Nietzsche et Bergson affirme une continuité entre la
matière et l’esprit, le monde et l’homme. En revanche, l’existentialisme
sartrien énonce que, sans conscience, le monde ne se révèle pas, ne monte pas à
son apparition. Comment problématiser l’écologie, l’écologie politique à partir
d’une pensée marquée par une position anthropologique décrochant l’homme du
vivant ? Séparant l’histoire de la nature, Sartre ne reconnaît de
processus dialectique qu’à l’histoire. Peut-on partir de Sartre pour fonder une
écologie politique comme le fit André Gorz ? Disciple de Sartre, ce
dernier prendra ses distances avec certains pans du sartrisme et élaborera une
écologie politique nourrie de l’existentialisme. N’est-ce pas paradoxal de
s’appuyer sur Sartre alors que la relation d’inimitié qu’il pose entre l’homme
et le monde semble aller à l’encontre de toute pensée écologique ? Mon
éclairage de Sartre passera par une descente en immanence dans le massif de ses
textes philosophiques et littéraires. Mais, sa pensée gagne en intelligibilité
à être approchée par contraste avec le vitalisme.
Le choix de
penser contre lui-même que Sartre adopte montre ses effets au niveau des
questions majeures qui le mobilisent : la morale, l’humanisme,
l’engagement, la temporalité. L’axe que j’adopterai consistera en quelque sorte
à soumettre Sartre à la méthode qu’il applique aux autres, aux auteurs dont il
fit la psychanalyse existentielle — Baudelaire, Genet, Flaubert… —, à relever
les tourniquets, les « qui perd gagne » à l’œuvre, les
contre-finalités qui dévient sa pensée. Le pour-soi est défini par un choix
originel qui lui est propre, à savoir un choix en amont qui, préorientant ses
engagements, pose sa position de sujet dans le monde. Sartre élucidera ce choix
prénatal chez Mallarmé, Flaubert, Genet. Il s’agira de voir quel est le choix
originel de Sartre, quels clinamen et spirales, quels reflux emportent sa
pensée.
Dans Questions de méthode, il définit la
philosophie comme « totalisation du Savoir, méthode, Idée régulatrice,
arme offensive et communauté de langage » (QM, p.12). Ancrée dans l’époque, agissant sur elle, la philosophie
est avant tout une praxis, une activité pratique qui transforme les structures
du savoir, une action qui change le monde. Loin d’être un système clos, coupé
de la vie, loin de se réduire à une théorie de la connaissance, à une
construction abstraite se tenant en un point de vue de survol, elle est engagée
dans l’existence dont elle éclaire le scandale de la contingence pour la
remanier dans le sens d l’émancipation et de la liberté.
Véronique Bergen
Comprendre Sartre, Ed. Max Milo, Essai Graphique, Illustrations MicKey OC
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