dimanche 7 février 2016

Comprendre Sartre / Véronique Bergen






Comment interroger la pensée de qui fit profession de « penser contre soi », de qui embrassa la philosophie, le roman, le théâtre, le siècle et noua l’aventure conceptuelle à l’engagement politique ? Comment dépoussiérer Sartre des objectivations qui l’ont pris à revers, des sédimentations de clichés au nombre desquels le pont aux ânes de son fourvoiement politique ? En quoi sommes-nous héritiers de la nouvelle façon de philosopher qu’il impulsa, de ce style inédit, de cette manière neuve de poser des problèmes que salue Gilles Deleuze ? En d’autres termes, en quoi Sartre est-il notre contemporain ? Ses premiers écrits résonnèrent comme un coup de tonnerre dans l’espace philosophique. Sartre philosophait comme on fait du jazz.

La tonalité de base qui sous-tend son entreprise est celle du mouvement au sens de dépassement, d’échappement à soi et au monde. Le problème qu’il ne cessa d’approfondir est celui de la liberté, de son eidétique, de sa dialectique, des pesanteurs et aliénations qu’elle rencontre. Interroger une liberté en situation, c’est avant tout élucider les libérations possibles d’une liberté engluée, prise à revers par l’inertie. Aux lignes de fuite deleuziennes répond le dynamisme sartrien de la transcendance, du dépassement. Mais, à la différence de Deleuze, la non-coïncidence à soi relève du seul pour-soi, à savoir de la réalité humaine. Le mouvement d’ouverture, d’arrachement est absent de l’ordre de l’en-soi, de la matière.

Face à la question de l’héritage de Sartre, le point central se positionne autour de son dispositif en discontinuité entre homme et monde, entre en-soi (mode d’être des choses) et pour-soi (mode d’être de l’homme). À rebours des pensées dites de la différence qui déconstruisirent le concept de sujet, Sartre, à l’instar de Lacan, de Badiou, sauvegardera la notion à laquelle il donnera ses lettres de noblesse par la proposition d’une philosophie axée sur l’hiatus entre l’homme et le monde. Je retiendrai une question princeps : comment, paradoxalement, penser l’écologie à partir d’une pensée érigée sur un dualisme des régions d’être — dualisme de la praxis et de la matière ? De prime abord, le vitalisme, cette pensée philosophique qui reconnaît une force vitale en chaque vivant, semble plus à même de féconder l’écologie comme science environnementale, étude des interactions entre les vivants et leur milieu. Se tenant du côté du monisme, la tradition vitaliste qui court de Spinoza à Deleuze en passant par Nietzsche et Bergson affirme une continuité entre la matière et l’esprit, le monde et l’homme. En revanche, l’existentialisme sartrien énonce que, sans conscience, le monde ne se révèle pas, ne monte pas à son apparition. Comment problématiser l’écologie, l’écologie politique à partir d’une pensée marquée par une position anthropologique décrochant l’homme du vivant ? Séparant l’histoire de la nature, Sartre ne reconnaît de processus dialectique qu’à l’histoire. Peut-on partir de Sartre pour fonder une écologie politique comme le fit André Gorz ? Disciple de Sartre, ce dernier prendra ses distances avec certains pans du sartrisme et élaborera une écologie politique nourrie de l’existentialisme. N’est-ce pas paradoxal de s’appuyer sur Sartre alors que la relation d’inimitié qu’il pose entre l’homme et le monde semble aller à l’encontre de toute pensée écologique ? Mon éclairage de Sartre passera par une descente en immanence dans le massif de ses textes philosophiques et littéraires. Mais, sa pensée gagne en intelligibilité à être approchée par contraste avec le vitalisme.

Le choix de penser contre lui-même que Sartre adopte montre ses effets au niveau des questions majeures qui le mobilisent : la morale, l’humanisme, l’engagement, la temporalité. L’axe que j’adopterai consistera en quelque sorte à soumettre Sartre à la méthode qu’il applique aux autres, aux auteurs dont il fit la psychanalyse existentielle — Baudelaire, Genet, Flaubert… —, à relever les tourniquets, les « qui perd gagne » à l’œuvre, les contre-finalités qui dévient sa pensée. Le pour-soi est défini par un choix originel qui lui est propre, à savoir un choix en amont qui, préorientant ses engagements, pose sa position de sujet dans le monde. Sartre élucidera ce choix prénatal chez Mallarmé, Flaubert, Genet. Il s’agira de voir quel est le choix originel de Sartre, quels clinamen et spirales, quels reflux emportent sa pensée.

Dans Questions de méthode, il définit la philosophie comme « totalisation du Savoir, méthode, Idée régulatrice, arme offensive et communauté de langage » (QM, p.12). Ancrée dans l’époque, agissant sur elle, la philosophie est avant tout une praxis, une activité pratique qui transforme les structures du savoir, une action qui change le monde. Loin d’être un système clos, coupé de la vie, loin de se réduire à une théorie de la connaissance, à une construction abstraite se tenant en un point de vue de survol, elle est engagée dans l’existence dont elle éclaire le scandale de la contingence pour la remanier dans le sens d l’émancipation et de la liberté.

Véronique Bergen 
Comprendre Sartre, Ed. Max Milo, Essai Graphique, Illustrations MicKey OC


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