jeudi 28 janvier 2016

Kant en haut des Hurlevents / Jean-Marie Wipf






Il y aurait, au pire, des raisons malencontreuses à ne pas lire le livre de Jean-Marie Wipf intitulé Le conflit de la raison. D’abord en ce qu’il s’agirait d’un premier livre... Et qui serait en même temps un dernier livre... Inachevé de surcroît... Mais cela me paraît au contraire une triple raison de le lire, y rencontrant d’autres pensées que celles qui sont attendues, comprises à la mesure de l’entente commune qui y repère seulement ce qu’elle y avait déjà placé, les avis à la mode, les clichés de la critique ou de la réception qui s’applaudit elle-même dans les publications qui lui ressemblent. Voici donc un essai qui ne nous ressemble pas. Il doit sa publication à Jean-Luc Nancy qui avait beaucoup lu Kant, à une époque où précisément Jean-Marie Wipf suivait ses cours. Je m’autorise à parler de ce livre un peu à l’aveugle. Je n’ai pas tout à fait fini d'ailleurs le recueil de Jean-Marie Wipf. Et ce n’est pas si grave puisqu’il n’est pas fini lui-même, que c’est un projet de livre, un livre inachevé, interrompu par la vie autant que par le mort, par la vie qui nous porte à faire autre chose, par la mort qui interdit de modifier quoi que ce soit.

Le livre n’a rien de systématique. Et il ne m’appartient pas de le systématiser. Je le prends tel quel, comme un signe, une singularité unique, non répétable, celle d’une lecture de Kant qui, dirait-on, se lirait par lui-même. Avec une projection Kafkaïenne dans l’architectonique de la raison, dans ses domaines et domiciles, ses demeures. Wipf le reconnaît lui-même tout à la fin du livre. Il y va d’ « un procès qui commencerait avant même que l’affaire soit instruite. Mais c’est Kafkaïen cette histoire ! Non, c’est Kantien »…  Quelque chose de proche sans doute du Château, avec aux alentours de son enceinte, le vent qui fait des tourbillons, qui nous en écarte, le rend injoignable comme si on ne pouvait y parvenir à aucun centre. Mais alors, si le centre fait défaut, si le centre est infiniment proche mais toujours lointain, comment commencer, comment engager un procès, s'obliger à poursuivre selon une obligation qui fût digne de la loi. Voilà, « vous savez bien que les hautes tours se seront écroulées, sous l’effet du vent. Vous savez bien que les hautes tours dans les grands ensembles génèrent dans certaines conditions des tourbillons ; on dit que c’est là un défaut architectonique (…) ; c’est une espèce de mal radical ». Kant approché depuis une architecture trouée, vue du haut des Hurlevents. Et évidemment, comme il n’y a rien dans les hauteurs pour nous guider, on aura nécessairement un champ de bataille, un Kampfplatz, un imbroglio de forces sans ligne légale.

Ces Hurlevents sont la limite au-delà de laquelle il n’y a plus que le vide. On ne peut aller au-dessus cette ultime bordure. Cette bordure nomme une contrée étrange, forcément, une contrée qu’on ne peut saisir que de l’intérieur, du plus bas, en contrebas, et qui se nomme le « transcendantal » ou encore son épreuve, le « Bathos » qui en cherche la tourmente, qui en éprouve le fait. Alors, curieusement, il s’agit d’un livre assez simple, une aventure qui joue de toutes les ressources de l’image et de la métaphore Kantienne. Histoire de lire Kant à travers les figures étranges qu’il a lui-même mises en tension comme les plateaux d’une table, table des catégories, table de la loi, plateaux de la balance à laquelle manque le poids en métal pour prendre la mesure. Voici que le conflit de la raison tourne autour de ce poids qui manque, de la "chose en soi" forcément en défaut, absente à son procès. La critique fait forme mais manque de matériaux, « rien ne pouvait être utilisé ». La barque touche à la rive sans pilote, sans carte. Il faudra donc supposer, postuler au minimum une « boussole », boussole de la raison pure devenue, tant bien que mal, régulatrice.

La philosophie, dans le défaut des motifs et des mobiles, des fins qui sont toujours sans fin, conduit toute l’évaluation de son site à s’adosser à un jugement qui manque de poids et mesure, un tribunal où le philosophe prend l’allure d’un Juge dont la place fait défaut, dont le château perd toute salle accessible et dont les jurés sont semblables parfois à ce que Kant nomme les « automates de Vaucanson opposant leur gesticulation à la vie » . Comme si la philosophie avait à se faire justice en ne disposant d’aucun critère, en passant du coup par tous les rôles, celui de la défense, de l’accusation, ne tirant sa loi que de la réflexion de l’imagination. Sans Dieu, sans référence extérieure, sans jurisprudence pour produire des cas similaires, déjà mesurés, déjà jugés, mis en mémoire, sans fonds qui donnerait des cas comparables, exemplaires.

Voici que la raison reste seule pour juger. Elle endure l’épreuve d’une ligne de front, d’un affrontement qui ne peut trouver de règle, de régulation autre que juridique ou judiciaire. Abandonnée au Juge, lui-même abandonné par Dieu.  Le juge en effet n’est pas un Dieu, ni un maître. Il ne peut rien déterminer. Il réfléchit à la loi, à l’instauration d’une loi qui passe par le marteau pour faire taire toute influence. Il est atteint par une passion folle, purement inconditionnée dans l’affrontement du conflit qu’il éprouve en approchant le vent, les murs du château dépourvu de plan. C’est la pulsion de l’inconditionné qui le meut, qui le pousse si loin vers une place où ne règne aucun étalon. Le philosophe peut alors seul, si seul, donner la loi sans aucune donnée. Il n’a pour cela que la force de sa vie, le saut qu’elle entreprend au-delà d’elle-même, sa liberté eu égard à toute transcendance comme à toute législation factuelle. Et à suivre la lecture de Wipf, on se voit alors porté, comme le dit Jean-Luc Nancy en préface, par « un travail qui cherche à mettre au jour une figure de Kant inédite et captivante ».

J.-C. Martin

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire