lundi 18 janvier 2016

Jacques Derrida, la peine de mort / Jérôme Lèbre






Etrange figure de l’homme, ou du propre de l’homme : lui seul n’aurait pas seulement le langage, la loi, la politique, la liberté, la responsabilité, la souveraineté, le rire, les larmes, l’expérience de la mort, le temps comme tel, mais aussi, en propre, la peine de mort, cette décision déclarée comme telle et déclarée légitime de tuer son semblable, selon un protocole et une heure convenus. Derrida aura consacré deux années de séminaire à cette énormité à laquelle nous ne pensons pas tous les jours, d’abord parce qu’elle a été abolie en Europe, ensuite parce qu’elle est en droit exceptionnelle, enfin parce que nous pouvons toujours croire que nous sommes à l’an 2000, année où Derrida, écrivant et lisant son séminaire, pouvait constater que son application diminuait dans le monde ; il pensait aux Etats-Unis et à l’Iran… Sur ce dernier point, l’évolution récente de certains pays amis de la France démentissent ses espoirs mais rendent son séminaire d’autant plus important au moment de son édition : l’année 2015 n’est pas finie, mais le débat actuel sur l’implication de l’Arabie saoudite dans le terrorisme qu’elle combat officiellement doit inclure le fait qu’elle a déjà tué depuis janvier, d’une manière officielle et légale, par décapitation au sabre ou par lapidation, 146 condamnés, soit quarante de plus qu’en 2000 selon le chiffre donné par Derrida lui-même (ou encore six fois plus qu’en 2010) pour homicide, viol, vol à main armée, trafic de drogue, sorcellerie, adultère, sodomie, homosexualité, sabotage et apostasie. Que le sang versé en vienne à confondre la politique, la religion et les tabous (donc aussi les pulsions) sexuels, le droit commun et la répression, la cruauté et la loi, voilà ce qui étonnait Derrida et ce qu’il s’efforçait de démêler, alors même que la rigueur absolue qui devrait accompagner la pire des peines ne le fait pas, si bien que tout doit tendre, au nom de la pensée, du droit, de la distinction rigoureuse, bref, de la justice, à la condamnation sans appel, et rajoutons, sans compromission interne ou externe, de la peine de mort.
La première année tentait de rendre compte des arguments pour l’abolition de cette peine, ce qui exigeait de trouver une voie, et pour cela de percer une énigme : comment se fait-il que dans toute la tradition philosophique, de même que dans toute la tradition religieuse, on ne trouve jamais de tels arguments abolitionnistes ? Pourquoi la philosophie est-elle, tout autant que les trois monothéismes, pour la peine de mort ? « Tu ne tueras point », certes, on peut l’énoncer religieusement puis philosophiquement, mais en revanche le crime, bien au-delà du meurtre (et au-delà du meurtre, il y a avant tout le blasphème), semble justifier que l’Etat se charge exceptionnellement (et tout est dans cette exception, au nom du souverain, ou au nom de dieu) de tuer l’accusé. Celui-ci aurait choisi librement son statut d’ennemi public, et retrouverait sa liberté dans la mort, l’une étant donnée avec l’autre dans le sacrifice qui le réconcilie avec la communauté juridique. Il en découlait que la pensée devait, comme en retrait de cette juridiction philosophique et théologique de la violence théologico-politique de l’Etat, écouter d’autres voix, et avant tout celle des écrivains et des juristes. Le juriste (Beccaria), tenu par le droit plus que par la justice, argumente en disant que la peine de prison à vie est plus cruelle, donc aussi plus dissuasive que la peine de mort ; la littérature, définie ailleurs comme le droit de tout dire, s’est seule donnée (en France chez Hugo ou Camus) le droit de dire, voire de décrire la cruauté dans les exécutions qui se prétendent non-cruelles (la guillotine, les injections létales) et de condamner le non-respect de la vie, de refuser le sacrifice, de proclamer l’absence d’un ennemi tel qu’il faudrait le tuer.
Exception souveraine de la condamnation à mort et cruauté restent les fils conducteurs du second tome, qui marque cependant une inflexion dans le séminaire. Après la dénonciation de la peine de mort et du silence philosophique concernant sa réfutation, on se situe vraiment au niveau de la raison politique, qui se distingue de la littérature. Ce n’est pas pour autant que le séminaire dégagera les principes a priori d’une abolition de cette peine ; tout au contraire, ce qui se dévoilera progressivement, c’est que l’abolition de la peine de mort passe par la déconstruction de toute doctrine énonçant des principes a priori.
C’est pourquoi la Doctrine du droit de Kant est relue d’une manière continue, précise, presque méditative. Kant ne nie pas que d’autres peines soient plus dissuasives, voire plus utiles que la peine de mort ; ce qui l’oppose à Beccaria, c’est que le droit ne doit pas se juger à l’aune de l’utile. La peine de mort est à l’origine de la souveraineté et c’est ainsi d’une manière catégorique qu’elle est impérative. La dignité sans prix du condamné ne peut en effet être honorée que par un acte sans prix qui met à un terme juridique à une vie sans prix. Ce n’est qu’ainsi que le criminel est considéré comme une personne, une fin en soi, au moment même où il devient empiriquement tout le contraire, un corps mort. Contrainte absolue, la peine de mort implique ainsi selon Kant l’accord rationnel du criminel avec sa peine, comme si la loi assumait son devoir de le suicider à sa place. Evidemment l’exécution risque toujours d’être plus honteuse qu’elle le devrait, et selon le condamné lui-même, ce qu’avait si bien développé Kafka à la fin du Procès : on meurt toujours égorgé comme un chien. Mais en droit, seule la peine de mort est l’équivalente du meurtre, de même, dit Kant que l’équivalent du viol et de la pédérastie est la castration.
La seule idée a priori déterminant le principe du droit pénal, c’est donc la loi du talion, la même que celle qui est énoncée dans la Bible, à condition de bien voir que l’équivalence du crime et de la peine n’est pas quantitative mais qualitative (tel crime pour tel peine) et donc incalculable. La raison politique touche donc ici une infinité ou un abîme du fondement, une démesure au cœur de la mesure, conforme à ce que Heidegger nommait principe de raison, même si Heidegger, philosophe de l’être-pour-la-mort, ne s’est jamais prononcé pour ou contre la peine de mort. La loi touche ici l’absence de loi, la raison l’absence de raisons, et cependant ce gouffre de l’équivalence entre le crime et la peine laisse subsister des différences obscures (le crime mérite l’exécution, mais le viol et à la pédérastie la castration) qui font se demander si quelque chose d’autre ne jouerait pas dans la profondeur de la loi, une autre loi, celle de l’inconscient.
De séance en séance, le séminaire entrelace ce que nous avons choisi ici de délacer, l’étude de la doctrine kantienne du droit et la lecture d’un texte de Reik écrit pour Freud et signé par lui, dirigé contre la peine de mort. Dans ce deuxième volume c’est donc la psychanalyse qui vient, en lieu et place de la littérature, prôner l’abolition, non parce qu’elle disposerait aussi du droit de tout dire, mais bien parce qu’elle est une spéculation sur les principes - en l’occurrence, sur la loi du talion. Il faut cette spéculation pour comprendre que le crime soit interdit dans toute société (« tu ne tueras point ») tout en étant puni par un meurtre légal qui perpétue le crime. L’hypothèse explicative, c’est alors celle de Totem et tabou : il a fallu un premier meurtre, celui du Père primitif par ses fils, pour que naisse l’interdiction de tuer, réprimant dès lors une pulsion de meurtre qui ne cesse de se payer sous la double forme de la culpabilité et du passage à l’acte. Dressé contre le désir du père qui s’accaparait toutes les femmes, le meurtre, symbolique ou réel, s’ancre donc dans le désir infantile avant de devenir désir refoulé, si bien qu’il n’est plus possible de dire à quel âge on peut devenir meurtrier et difficile de dire à quel point on le devient. Le désir, l’âge, l’acte du meurtre ne sont plus ici déterminables comme ils devraient l’être pour le droit, et la peine de mort perd toutes ses assurances : elle n’est jamais que la violence originaire du meurtre commise à nouveau par le souverain, substitut du père primitif. Elle ne met pas fin à la culpabilité, elle confirme que la culpabilité précède tout meurtre et s’exécute en lui. Tout comme la peur de la castration précède pour Freud, tout en le généralisant et en livrant ses mobiles inconscients, l’acte de décapitation… Pour mettre fin à la répétition des crimes selon la loi du talion, pour qu’enfin le commandement, « tu ne tueras point », ne s’inverse pas, il faudrait donc rien moins qu’une psychanalyse générale éclaircissant les sources inconscientes de la violence, de la faute, et de la punition violente de la faute.
Derrida croit à ce remède sans y croire. Mais l’acquis de ce parcours, c’est qu’il ouvre une voie nouvelle pour comprendre d’où vient la peine du mort, c’est-à-dire pour comprendre la souveraineté : celle du père primitif, celle de l’Etat, celle de la loi kantienne. Il s’agit bien ici toujours de la même instance souveraine, qui monopolise la violence sans pouvoir y mettre fin, qui interdit de verser le sang et s’avère la plus cruelle. Les dernières séances du séminaire parlent de ce sang versé, confrontant maintenant Kant à Robespierre : l’un estime que le souverain est le seul qu’il n’est pas permis de tuer, puisqu’il est la source du droit et le détenteur de la peine de mort ; l’autre a voulu l’abolition de cette peine, puis a voté la décapitation de Louis VI, a participé à l’exécution de plusieurs milliers de personnes pour finalement subir lui aussi la guillotine. Entre eux se jouent le statut exceptionnel du souverain et sa cruauté et d’une manière qui dépasse le contexte de la peine, si bien que l’on voit naître ici l’orientation des deux suivants et derniers séminaires de Derrida (déjà publiés) La Bête et le souverain. La fin de l’année 2001 s’annonce ainsi, mais pas le 11 septembre ; les actes terroristes ne se prévoient pas, mais plus la tendance des Etats à s’excepter du droit.
 
Jérôme Lèbre

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