On
préférerait se taire. Devant l’horreur et l’émotion. Devant les effets de la
proximité – car ce qui s’est passé à Paris n’a pas cessé depuis longtemps de
se passer à Bombay, Beyrouth, Kaboul,
Bagdad, New York, Madrid, Casablanca, Alger, Amman, Karachi, Tunis, Mossoul, etc.
etc. Devant la misère de nos
indignations ( justifiées mais creuses) ou de nos protestations (« on
devrait… » « il n’y a qu’à… ») – et le plomb des perspectives (contrôle,
riposte…).
On préférerait se taire aussi à cause de la
conscience suraiguë qui nous étreint dès qu’on se représente l’inextricable
complexité des genèses, causes, enchaînements de processus manifestement
enchevêtrés et enveloppés dans une conjoncture mondiale de grands affrontements
économiques et géopolitiques. Sur le plan de la pensée aussi l’heure n’est pas
aux « il n’y a qu’à… ».
Il faut
pourtant essayer de parler, pour les mêmes raisons. Non seulement parce que l’émotion
l’appelle mais aussi et surtout parce que la puissance de cette émotion tient à
autre chose qu’à l’ampleur des attentats. Cette dernière n’en est pas moins
remarquable – toute cette coordination, ce choix du temps et des lieux, en
disent long sur le travail préalable – mais il y a plus en elle : il y a
l’ampleur d’une longue séquence commencée il y a environ 25 ans (pour rester
dans les limites de la perception immédiate) dans l’Algérie des années 1990
avec la fondation du G.I.A. . Vingt-cinq ans, une génération, ce n’est pas
seulement un calcul symbolique. Cela signifie qu’un processus se déploie,
qu’une maturation a lieu, qu’une expérience se caractérise. Des contours, des
tonalités, des dispositions se sont mis en place ; rien de fixe ni de
définitif, bien sûr, rien sur quoi se referme un couvercle d’histoire du genre
du « siècle » mais tout de même une configuration ou du moins la
forme d’un tournant, l’énergie d’une inflexion, voire d’une impulsion.
La force
dont est chargée la soirée du 13 novembre 2015 à Paris relève de cette énergie.
C’est aussi pourquoi elle semble engager aussitôt la perspective soit d’un
tournant décisif, soit de l’amorce d’une nouvelle génération : 25 années
devant nous pour atteindre un autre palier ou passer un autre seuil. Beaucoup des mitraillés de cette sauvagerie
n’ont guère dépassé les 25 ans ; ils entrent morts ou blessés dans cette
obscurité menaçante.
La force en
question est puisée, pour ce qui la constitue essentiellement, ailleurs que
dans les ressources de ce qu’on nomme « fondamentalisme » ou
« fanatisme ». Certes, le fondamentalisme actif, vindicatif et
agressif – qu’il soit islamique (sunnite ou shiite), catholique, protestant,
orthodoxe, juif, hindouiste (voire exceptionnellement bouddhiste) – caractérise
pour
une part non négligeable les dernières 25 années. Mais comment ne pas remarquer
qu’il aura répondu à ce qu’on peut désigner comme le fondamentalisme économique
inauguré avec la fin du partage bipolaire et l’extension d’une
« globalisation » déjà engagée et désignée presque deux générations
plus tôt (le « global village »
de Mac Luhan date de 1967) ? Comment ne pas relever aussi l’empressement à effacer les expériences
totalitaires comme si la simple démocratie représentative accompagnée du
progrès technique et social répondait parfaitement aux inquiétudes levées
depuis longtemps par le nihilisme moderne et au « malaise dans la
civilisation » dont parlait Freud en 1930 ?
Le
fondamentalisme libéral affirme le caractère fondamental d’une loi supposée
naturelle de production compétitive illimitée, d’expansion technique non moins
illimitée et surtout de réduction tendanciellement illimitée de toute autre
espèce de droit – du droit politique au premier chef, surtout si ce dernier entend réglementer la
loi naturelle selon les exigences particulières d’un pays, d’un peuple et d’une
forme d’existence commune. L’Etat dit « de droit » représente de
manière paradoxale la forme à la fois nécessaire et tendanciellement exsangue
d’une politique privée d’horizon et de consistance. Notre humanisme productiviste
et naturaliste se dissout lui-même et ouvre la porte aux démons inhumains,
surhumains, trop humains…
Le
fondamentalisme religieux peut se borner à l’observance d’une doctrine et d’un
rite immuables, sans interférences avec le contexte socio-politique. Lorsqu’il veut être actif dans ce contexte,
il présente une double
postulation : d’une part il s’agit de retrouver la force d’un fondement
mystique, d’autre part de permettre à cette force de cohabiter avec les
intérêts techniques et économiques afin d’entrer dans leurs rapports de
puissance. Le symptôme le plus éloquent de cette entreprise est l’adaptation du
fonctionnement bancaire à la loi islamique – et réciproquement. Un autre
symptôme est la guerre des religions : la révolution iranienne de 1979, en
même temps qu’elle a marqué le réveil d’un islam politique, a aussi porté sur
ce terrain la division majeure interne à l’islam. Comme celles de l’Europe
ancienne, les guerres de religions répondent à des affrontements sociaux et
politiques. On pourrait dire en simplifiant que les conflits actuels au
Moyen-Orient – outre celui lié à Israël – proviennent de l’échec ou du
dévoiement des tentatives censément progressistes de révolution postcoloniale (Egypte, Syrie, Irak, Algérie).
À une
postcolonisation tantôt entravée, tantôt détournée aussi bien par les intérêts
des ex-colonisateurs que par les rapports de force entre ex-colonisés s’est
jointe une situation économique bouleversée par la demande énergétique accrue
et par la transformation du système monétaire et financier. Autrement dit,
depuis deux ou trois générations la configuration mondiale est engagée dans une
transformation majeure dont les troubles de l’espace méditerranéen et européen
ne sont qu’un des aspects – les autres se situant dans les transformations de
l’Orient et de l’Amérique latine. Aussi bien le fanatisme trouve-t-il
aujourd’hui à recruter hors du monde qu’on délimite trop simplement comme
« arabo-musulman ».
Quant au
monde musulman méditerranéen, et ici aussi au prix d’une simplification, il
faut reconnaître que l’opposition entre shiisme et sunnisme (qui recoupe aussi
la différence entre culture perse et culture arabe) se traduit par une
différence importante dans la manière de configurer le lien entre religion et
société. Le modèle d’une imprégnation religieuse intégrale de l’existence, de
la culture et du droit que revendique le fondamentalisme sunnite reste en
partie étranger à l’esprit messianique du shiisme (ceci soit dit sans oublier
le comportement effectif de l’Etat iranien). Cela n’est pas sans conséquences
sur les rapports avec les pays européens et américains.
Ces quelques
rappels bien trop schématiques pour seulement évoquer le poids considérable des
données qu’une réflexion lucide doit envisager. Car ce poids est précisément celui
qui rend possible le déclenchement de fanatismes aussi violents et bornés que
ceux que nous voyons. C’est lorsqu’un monde se défait que des folies s’exacerbent.
C’est dans les mutations que surgissent des possibilités létales. L’Inquisition
espagnole ou les fanatismes de l’époque de la Réforme comme bien d’autres (à
commencer par ceux du ou des christianismes premiers) sont sans doute toujours
corrélés à des situations critiques, que ce soit sur le plan social ou sur le
plan existentiel.
Cette
pesanteur et cette exaspération renouvelée ne favorisent certes pas les voies
d’une résolution. Au moins pouvons-nous et devons-nous savoir que nous ne
sommes pas simplement devant le déchaînement soudain d’une barbarie tombée d’on
ne sait quel ciel. Nous sommes devant un état de l’histoire, de notre histoire
– celle de cet « Occident » devenu la machine mondiale affolée
d’elle-même.
Il serait
trop facile de condamner cette histoire, autant que de vouloir la justifier.
Mais nous ne pouvons pas ne pas nous demander s’il est possible de la sortir de
sa propre impasse – qu’elle soit nihiliste, capitaliste, islamiste ou tout à la
fois.
En parlant
de la prise de Rome par Alaric, Augustin, dans Hippone où affluaient les
réfugiés romains, déclarait que
« de la chair oppressée devait sourdre l’esprit ». Où trouver l’esprit aujourd’hui ?
Où trouver l’esprit aujourd’hui ? est
une question deux fois étrange. D’une part comment penser qu’on puisse trouver
« l’esprit », le découvrir quelque part ?... D’autre part le mot
« esprit » est un des plus usés, un des plus risqués et des plus
dangereux même. Il a servi au pire comme au meilleur. On ne peut toutefois
oublier la parole de Marx qui qualifiait la religion d’ « esprit d’un
monde sans esprit ». Pour désigner l’absence de quelque chose, il faut
connaître cette chose. Marx a donc au moins une notion, un sentiment ou un
indice au sujet de l’ « esprit ». Marx est bien connu en tant
que matérialiste : comment peut-il parler d’esprit ? Il en parle
parce que son matérialisme est celui de la production par l’homme, à travers
son travail, de son propre sens (ou de sa propre valeur en tant que valeur
absolue, ni d’échange ni même seulement d’usage).
Avec ou sans
Marx on peut dire que l’esprit désigne la production d’un sens (comme lorsqu’on
parle de « l’esprit de Dante » ou de « l’esprit de l’art
roman »). Un sens n’est pas une signification supposée accomplie (comme
« Dieu » ou bien « le bonheur »), c’est un mouvement par
lequel une existence se rapporte au monde, aux autres et à elle-même. Ce
rapport se renouvelle sans cesse et ne se fixe nulle part (fixé, devenu dogme
ou loi, il n’est plus esprit mais « lettre » inerte).
Il ne s’agit
donc pas de trouver l’esprit car il n’est situé nulle part et ne consiste en
rien de situable (comme un texte ou un nom ou une forme, une image, etc.).
L’esprit est déjà là dans le seul fait de s’interroger sur lui et il est encore
là même lorsque cette question devient inquiétude et sentiment d’un manque. Il
est donc « là », dans ce lieu qui n’est nulle part mais partout à
travers nos actes, nos paroles, nos rapports. Il est là comme la poussée qui
nous fait le demander.
Trop souvent
aujourd’hui on croit pouvoir le désigner comme l’esprit de l’humanisme, du
droit, de ce qu’on appelle des « valeurs ». Il est pourtant très
manifeste que ces mots sonnent d’autant plus creux qu’ils sont plus invoqués.
L’esprit, c’est quand les mots ne sont pas creux. Quand ils le sont, il faut en
changer.
L’ « homme »
est un mot qui doit être changé ou bien rechargé de sens. Ce n’est pas un
travail linguistique, c’est une tâche pratique, concrète, qui peut se résumer
comme la tâche de transformer toute une culture, une société ou une
civilisation. Nous avons des significations nouvelles, comme celles de « fibre »,
de « nanoseconde », de « marché » ou de « réseau ».
Mais nous n’avons qu’un mot vieilli – « esprit » – pour dire ce dont
nos mots ne parlent pas, ou pas de manière compréhensible : comment notre
existence – celle de tous, de toutes les présences, humaines, vivantes,
cosmiques – existe au sens fort du terme, c’est-à-dire se fait, se forme,
s’ouvre à des rapports…
Nous avons
le sentiment et même la conscience que notre civilisation a d’elle-même effacé
l’esprit qui avait été le sien. On ne revient pas en arrière – ou bien on
paralyse l’existence.
L’esprit
aujourd’hui est déjà là, au moins de cette manière : existons, désirons et
inventons la force, les sens et les formes d’exister.
Inversement et réciproquement :
lorsque Marx parle d’esprit en pensant à la production par l’homme de la valeur
humaine, il sait de toute évidence que cette valeur n’est ni une pure idéal
flottant dans l’air, ni une simple réalité tangible comme un tissu ou un fusil.
Il sait en fait que rien n’existe sous l’une ou l’autre de ces formes qui sont
toutes deux des idéalités de signification, des mots dont le sens ne fait sens
qu’en étant travaillé, élaboré, transformé dans un usage et dans un échange
pour lesquels il n’y a pas de monnaie, pas de convertibilité des valeurs, pas
d’équivalence générale. Et c’est cela qu’il peut nommer, fugitivement,
« esprit » : l’appropriation de ce qui n’est pas propriété de
quelque chose mais qui est un être-proprement, un proprement-exister.
La destruction de l’homme par l’homme a
toujours accompagné la production de l’humain. Non seulement par la guerre et
par le meurtre mais par l’exploitation, l’asservissement, la domination, la
trahison, le vol, et tout ce qu’on peut nommer « aliénation », qu’elle
mette en jeu les autres ou soi-même. L’aliénation est en somme corrélée à la
production de l’existence propre. Elle
l’est parce que ce « propre » n’est pas donné, n’est pas identifiable
ni en somme appropriable
Ce n’est pas
une mince affaire et elle occupe les hommes depuis qu’ils sont hommes. Mais une
civilisation qui est devenue la domination par l’appropriation de tous les
biens, d’une part, et qui d’autre part a construit l’idole d’un dominateur
universel qui réduirait l’homme à l’exécuteur de sa domination, cette
civilisation est en train de se défaire et de se déprendre d’elle-même. C’est
son esprit qui entre en convulsion.
Jean-Luc Nancy
"L'idole d'un dominateur universel" ? Pourriez-vous développer.
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