mercredi 23 mars 2016

Jacques Bouveresse, « Nietzsche contre Foucault » / Fabrice de Salies







Sans doute en partie motivé par la foisonnante exégèse foucaldienne ambiante, dont le pullulement paraît avoir transmué l’auteur de Surveiller et punir en véritable maître à penser de notre lourde et redoutable actualité[1], Jacques Bouveresse entreprend de s’en distinguer par l’adoption d’une posture résolument critique dans son dernier livre intitulé Nietzsche contre Foucault[2]. Avec cette reprise et développement d’une communication de mai 2013[3], l’auteur entend réduire à néant la portée théorique et, par là même, le succès populaire un rien idolâtre dont jouit aujourd’hui le « bolchévisme foucaldien »[4] en jouant le maître contre le disciple proclamé[5].
Stigmatisant ce qu’il considère comme une « influence non négligeable et assez désastreuse dans le milieu littéraire et philosophique » contemporain (p. 85), le professeur honoraire au Collège de France entend ainsi contester les prétentions d’un Foucault à « penser autrement »[6]. Car, outre que ces dernières ne tireraient leur singulière attractivité que de la « façon [qu’a Foucault] d’user régulièrement de tournures elliptiques et à double sens », de son « usage assez inhabituel et pour le moins fluctuant » des termes et notions en jeu, ainsi que de ses « ambiguïtés » et autres « confusions » au détriment d’ « analyses logiques un peu plus sérieuses » en raison d’un comportement digne d’un « rhéteur »[7], ces présomptions reposeraient en définitive, et en tout et pour tout, sur l’ambition d’ « historiciser intrinsèquement et radicalement un concept comme celui de la vérité » (p. 116)[8]. Or, en fusionnant et amalgamant délibérément les notions de « vérité », de « connaissance » et de « pouvoir » afin de subordonner celle-ci à celles-là[9], Foucault n’aurait en réalité, selon Bouveresse, « jamais traité que des mécanismes, des lois et des conditions historiques et sociales de production de l’assentiment et de la croyance » (p. 15), en aucun cas de la connaissance comme telle et, moins encore, de la Vérité elle-même. Loin d’être parvenu à rendre compte ni de l’historicité ni de la plasticité de la notion, pas plus que de celles du concept de vérité, lequel « ne fait pas partie des choses qui peuvent être traitées comme des variables culturelles » (p. 121), Foucault, en raison de « la tendance qu’il a également à identifier la vérité à la connaissance (réelle ou supposée) que nous en avons » (p. 38) en lieu et place d’une distinction argumentée ne rabattant pas les notions l’une sur l’autre, aurait sombré dans « une forme de constructivisme radical dans laquelle il ne peut y avoir de vérité au singulier, mais seulement des vérités de l’espèce la plus diverse » (p. 125) assujetties à leur mode historique et variable de production.
Et, tandis que Foucault se réclamait de Nietzsche afin de pouvoir soutenir que « la vérité n’est pas une chose dont on pourrait dire qu’elle préexiste à la connaissance et la détermine, mais un simple produit ou effet de celle-ci » (p. 43), Bouveresse lui objecte que « s’il avait accordé un peu moins d’importance à un texte de jeunesse comme celui-là [Le livre du philosophe] et un peu plus à des ouvrages qui appartiennent à la phase ultime de l’évolution de la pensée de Nietzsche, comme L’Antéchrist (1888), il aurait probablement été obligé de tenir un discours sensiblement différent sur le rapport que Nietzsche a entretenu avec la question de la vérité » (p. 62). Le nerf de l’argument et, par conséquent, de l’exhibition de la faillite foucaldienne, repose ainsi sur la sanction du surinvestissement par Foucault de la thèse nietzschéenne selon laquelle la connaissance n’est qu’ « une sorte de falsification globale et par conséquent mensongère » (p. 44), à ce que toute connaissance s’avèrerait aussi nativement que nécessairement violence arbitraire à l’encontre du monde[10]. Or, soutient Bouveresse, à supposer que vérité et mensonge ne prennent effectivement sens qu’au sein du système conventionnel dans lequel ces notions sont employées, « il n’en reste pas moins que l’opposition du vrai et du faux doit bel et bien être en vigueur » (p. 59) au préalable dans la pensée de Nietzsche pour que ce dernier puisse effectivement parler de « falsification » et d’ « imposture ». Dès lors, en s’appuyant sur les déclarations de Nietzsche eu égard à la probité intellectuelle, de même que sur sa constante « exigence de véracité » (p. 79), l’auteur avance que Nietzche, en définitive, est « quelqu’un qui a fait de la recherche de la vérité en toutes choses […] l’exigence suprême » (p. 69). Et de renchérir : « je crois, en effet, qu’il est grand temps de consentir à prendre un peu plus de sérieux que ne l’ont fait la plupart du temps les héritiers de Nietzsche, d’une part, le fait que, sans une croyance fondamentale à la vérité, son entreprise pourrait difficilement avoir un sens et, d’autre part, le fait qu’il s’exprime comme quelqu’un pour qui il n’y a pas seulement des vérités que nous pouvons connaître, mais bel et bien des vérités et que nous avons réussi dans certains cas à connaître » (p. 80, souligné par nous).
Nietzsche, héraut de la vérité ? De fait, c’est bien en vertu ce point que la charge menée avec une véhémente acrimonie par un auteur manifestement désireux de régler des comptes d’ordre personnel[11] porte irrémédiablement à faux[12]. Ce que Bouveresse ne voit pas, ou ne veut pas voir, tient précisément à la nature du déplacement théorique opéré par Nietzsche quant à la notion de vérité, puisque selon ce dernier, et tel est précisément un aspect sur lequel Foucault le suit rigoureusement[13], « la vérité désigne en fait un régime particulier d’interprétation »[14], lequel produit du sens au lieu d’en dégager[15] en vertu de la configuration axiologique, système de valeurs relatif à un temps et un lieu, au sein de laquelle elle éclot, de telle sorte que ce n’est pas le même concept de vérité qui est à l’œuvre ici et là puisque, justement, son contenu, sa signification et sa portée se voient indexés à la ou les valeurs cardinales organisatrices de telle ou telle civilisation[16]. En d’autres termes, ce que Bouveresse estime pouvoir refuser à Foucault (historiciser, contextualiser et relativiser la vérité au bénéfice d’une histoire des croyances et des savoirs) en prenant appui sur Nietzsche, se révèle en réalité être très exactement la teneur même du propos nietzschéen : dès lors que « c’est seulement lorsque la conviction cesse d’être conviction qu’elle peut parvenir à accéder à la science », dès lors « que la vérité est plus importante que toute autre chose, y compris que toute autre conviction » et que cette volonté de vérité repose sur un « “je ne veux pas tromper, pas même moi-même” », bref en associant d’un même geste vérité et vertu ― « nous voilà de ce fait sur le terrain de la morale »[17]. Si ce sont des préférences morales, des tendances civilisationnelles et des options pratiques qui commandent en sous-main tant les prétentions à la vérité que les modalités en vertu desquelles on la cherche, il devient licite, et sans doute nécessaire, de subordonner la réflexion philosophique à une histoire différentielle de la morale s’appuyant sur les « gris des documents » en vue d’étayer « une histoire du développement des concepts moraux » dans leurs exercices effectifs[18] ; à cet égard, l’on peut soutenir que Foucault est aussi éminemment qu’ « honnêtement » nietzschéen, puisqu’il s’agit là de son constant projet[19].
Dans ces conditions, ce n’est pas tant Foucault qui serait passé à côté de Nietzsche, ni non plus, comme l’avançait un critique, « Bouveresse qui [serait] passé à côté de Foucault »[20], mais bel et bien Bouveresse qui serait complétement passé à côté de Nietzsche. Si avide de sauver le caractère transcendantal et universel d’une Vérité[21] dont il n’a pas un seul moment été en mesure de fournir une explication un tant soit peu ferme[22], posture arguée en vertu d’un logicisme dont il se réclame mais dont il passe sous silence certaines thèses qui n’auraient guère manqué de le contrarier (à l’instar de la relativité ontologique[23] assujettie aux différents langages dont telle population ou tel groupe humain font usage[24]), si manifestement mû, enfin, par un ressentiment des plus patents digne des plus âpres critiques nietzschéennes à l’endroit des universitaires, Bouveresse en vient à faire ardemment espérer qu’advienne ce jour où, peut-être, l’on dira de la vérité qu’elle est une affaire trop sérieuse pour la confier à des philosophes[25].

Fabrice de Salies


[1] « Pourquoi il [Foucault] est incontournable » titrait le hors-série « Les maîtres-penseurs » du journal Le Point, « Michel Foucault », juin-juillet 2014, cf. ici.
[2] Bouveresse, Jacques, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Paris, Agone, « Banc d’essais », janvier 2016.
[3] Le texte initial « Le désir, la vérité et la connaissance : la volonté de savoir et la volonté de vérité chez Foucault » in Tiercelin, Claudine (dir.), La reconstruction de la raison. Dialogues avec Jacques Bouveresse, Paris, Collège de France, 2014 (texte en ligne ici, vidéo de la conférence ), s’intitule désormais « Remarques sur le problème de la vérité chez Nietzsche et sur Foucault lecteur de Nietzsche », se voit précédé d’un avant-propos des éditeurs et d’un court texte daté de 2000 intitulé « L’objectivité, la connaissance et le pouvoir ».
[4] Expression de Pascal Engel au cours d’un cours sur Bertrand Russell, Université Paris-Sorbonne, février 2002, disciple revendiqué de Bouveresse, cf. vidéo note précédente.
[5] Entre les allusions de Histoire de la folie à l’âge classique (1961), Paris, Gallimard, 1975, pp. 555-556, les remarques sur « la présence de Nietzsche » aujourd’hui, « Entretien sur la prison : le livre et sa méthode » (1975), in Foucault, Michel, Dits et Écrits. 1954-1988, D. Defert et F. Ewald (éd.), Paris, Gallimard, (1994) 2001, vol. 1, no156, p. 1621, aux ultimes entretiens dans lesquels il affirme « je suis simplement nietzschéen », « Le retour de la morale » (1984) in Foucault, Michel, Dits et Écrits, vol. 2, no354, p. 1523, ou encore « Structuralism and Post-Structuralism » (1983), ibid., no330, p. 1255 sqq., Foucault n’a eu de cesse que de réitérer tout au long de sa carrière intellectuelle, sinon son allégeance, du moins une obédience fermement nietzschéenne.
[6] Cf. en particulier Foucault, Michel, Histoire de la sexualité, 2. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, (1984) 1997, pp. 15 et 17.
[7] Bouveresse, op. cit., pp. 31, 39, 102-103, 125, 132, 137 et 136.
[8] Cf. les remarques sur la nécessité « d’affronter le danger que porte avec elle, pour toute pensée, la question de l’histoire de la vérité », in Foucault, L’usage des plaisirs, op. cit., p. 15 (souligné par nous).
[9] Le geste « consiste à réimpliquer justement l’une dans l’autre […] la connaissance et la vérité, mais en inversant le sens de la subordination et de la dépendance », Bouveresse, op. cit., p. 43.
[10] Pour ce faire, Bouveresse convoque exclusivement Foucault, Michel, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France, 1970-1971, F. Ewald, D. Defert et A. Fontana (éd.), Paris, Seuil-Gallimard, 2011, qu’il cite pp. 28-42.
[11] Par deux fois, en sus des incises et autres apartés délibérément acerbes, Bouveresse se targue d’avoir eu le bon sens de prendre de sages distances d’avec Foucault : d’abord, à la suite à une remarque de Jean-Marc Mandosio, Longévité d’une imposture, Michel Foucault, 2010, parlant, à propos de Foucault d’un « retour du religieux » : « C’est une chose que j’ai, je l’avoue, pensée moi aussi très tôt à son sujet », Bouveresse, ibidem, note I., p. 127, ensuite, en conclusion de l’ouvrage : « En lisant aujourd’hui un texte comme les Leçons sur la volonté de savoir, j’ai l’impression de me trouver confronté à nouveau directement, après plus de quarante ans, à peu près à tout ce qui, dès le début, m’a éloigné de façon plus ou moins instinctive et irrémédiable, de Foucault », ibid., p. 136.
[12] Vanité de l’entreprise renforcée par les textes sur lesquels Bouveresse s’appuie pour mener sa prétendue critique : sont ainsi plus que massivement convoqués Le livre du philosophe (présenté comme un ouvrage de Nietzsche, tandis que nul n’ignore qu’il s’agit d’un coup publicitaire des éditions Kröner dans la même veine que la pseudo Volonté de puissance), ainsi que sur les Leçons sur la volonté de savoir prononcées par Foucault en 1971 (établies exclusivement sur le manuscrit préparatoire et non pas, à l’instar des autres cours au Collège de France, à partir des enregistrements audio) ; ce qui ne constitue guère des sources de première main, loin s’en faut.
[13] Soit, par exemple : « si le généalogiste prend soin d’écouter l’histoire plutôt que d’ajouter foi à la métaphysique, qu’apprend-il ? Que derrière les choses il y a “tout autre chose” : non point leur secret essentiel et sans date, mais le secret qu’elles sont sans essence, ou que leur essence fut construite pièce à pièce à partir de figures qui lui étaient étrangères. La raison ? Mais elle est née d’une façon tout à fait “raisonnable“ – du hasard. L’attachement à la vérité et la rigueur des méthodes scientifiques ? De la passion des savants, de leur haine réciproque, de leurs discussions fanatiques et toujours reprises, du besoin de l’emporter – armes lentement forgées au long des luttes personnelles. Et la liberté, serait-elle, à la racine de l’homme, ce qui le lie à l’être et à la vérité ? En fait, elle n’est qu’une “invention des classes dirigeantes”. Ce qu’on trouve, au commencement historique des choses, ce n’est pas l’identité encore préservée de leur origine – c’est la discorde des autres choses, c’est le disparate ». Foucault, Michel, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1971), in Dits et Écrits, op. cit., no84, vol. 1, p. 1006.
[14] Wotling, Patrick, La philosophie de l’esprit libre. Introduction à Nietzsche, Paris, Flammarion, 2008, p. 43.
[15] Malgré les remarques de Bouveresse sur l’ambiguïté qu’il impute à l’usage foucaldien de la notion de « production » (p. 124), force est pourtant d’objecter que Foucault expose très explicitement ce qu’il entend par le « rôle directement producteur » des relations de pouvoir, cf. Foucault, Michel, Histoire de la sexualité 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, (1976) 1994, p. 123-124. De même, Foucault montre constamment qu’un « objet n’attend pas dans les limbes l’ordre qui va le libérer […] il existe sous les conditions positives d’un faisceau de rapports », Foucault, Michel, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 61. Nous nous permettons sur ce point de renvoyer à notre article, Salies, Fabrice de, « L’histoire critique de la raison par Foucault comme remise en cause de la rationalité », in Pradelle, Dominique (dir.), Philosophie, no 123, « Foucault : a priori, phénoménologie et histoire de la raison », Paris, Minuit, 2014, pp. 79-82 et 93-97, notamment, voir ici.
[16] Ce qui explique son intérêt historique sur les différents systèmes de civilisation afin d’opérer un comparatif comme, par exemple, la culture indienne qu’il oppose à un christianisme nativement moribond, dans la mesure où il s’est agi d’ « une législation religieuse dont le but était de pérenniser une grande organisation de la société, condition suprême pour que la vie s’épanouisse », Nietzsche, Friedrich, L’Antéchrist. Imprécation contre le christianisme (1895), § 58, trad. fr. J.-Cl. Hémery in Nietzsche, Friedrich, Œuvres philosophiques complètes. VIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 227 (trad. mod., souligné dans le texte).
[17] Nietzsche, Friedrich, Le gai savoir. «La gaya scienza », § 344 (21887), trad. fr. P. Wolting, Paris, Flammarion, 1997, pp. 285-286 (souligné dans le texte).
[18] Cf. Nietzsche, Friedrich, Éléments pour une généalogie de la morale (1886), Préface, § 7, et I, § 17, trad. fr. P. Wotling, Paris, Librairie Générale Française, 2000, pp. 58 et 113, ainsi que Nietzsche, Friedrich, Par-delà bien et mal. Prélude à une philosophie de l’avenir (1886), Section V « Éléments pour une histoire naturelle de la morale », §§ 186-203, trad. fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2000, pp. 139-163.
[19] Cf. à nouveau notre étude, op. cit., pp. 95-97.
[20] Martin-Lagardette, Jean-Luc, « Au nom de Nietzsche et sur la vérité : Bouveresse contre Foucault », in Ouvertures, voir ici.
[21] Cf. son recours à Bernard Williams, Vérité et véracité, Essai de généalogie (2002), trad. fr. J. Lelaidier, Gallimard, 2006 dont il cite (Bouveresse, op. cit., pp. 121 et 123) les propos suivants : « il [le concept de vérité] est toujours et partout le même » et « c’est le concept de vérité qui appartient à tous, celui que, même s’ils n’y réfléchissent pas, ils mettent en pratique ».
[22] Son développement liminaire sur « “je sais que P” est nécessairement vrai » (pp. 22-25) s’achevant sur la remarque « le lien logique qui unit entre eux les deux concepts de connaissance et de vérité ne peut pas être de nature telle qu’il oblige à considérer que ce qui est connu ne peut pas ne pas être vrai » (p. 25) laissant pour le moins pantois ; on contestera, avec sans doute aucun un rien de candeur, que si « je sais que le soleil se lève à l’est » est un énoncé vrai, du moins valide, selon une conception anthropocentriste, il demeure « faux », à tout le moins, invalide, d’un point de vue astronomique. Ce que Bouveresse paraît se refuser obstinément à penser tient la problématique du système de référence, ou forme de rationalité, au sein duquel telle ou telle proposition prend sens et valeur.
[23] « Une théorie s’engage envers les entités et seulement celles auxquelles les variables liées de la théorie doivent pouvoir faire référence afin que l’affirmation de la théorie soit vraie », Quine, Willard van, « On what there is » (1948), in From a logical Point of View. Nine Logico-Philosophical Essays, Harvard, Harvard University Press, 1953, p. 13 (souligné dans le texte, traduit par nous).
[24] Cf. le problème de l’indétermination de la traduction, condition de possibilité restrictive de la relativité ontologique, illustrée par « Gavagai », expression employée au cours d’une expérience de pensée par un indigène amazonien à la vue d’un lapin et qu’un ethnologue-linguiste tenterait de traduire par « lapin » sans pour autant être jamais assuré qu’il s’agit bien de lapin et non pas de « lapinité », « oreilles de lapin », « lapin vivant », voire de tout autre chose encore (p.ex. tout sauf « lapin »). Cet exemple est exploité de manière paradigmatique dès Quine, Willard van, Word and Object, Cambridge, MIT Press, 1960, § 12. « Synonymy of terms », pp. 51-57.
[25] Pour paraphraser l’expression attribuée au Tigre : « La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires ! », in Suarez, Georges, La vie orgueilleuse de Clémenceau, Paris, Éditions de France, 1930, p. 172.

2 commentaires:

  1. Un grand merci pour cette critique nécessaire et délicieusement incisive!

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  2. Acrimonie n'est vraiment pas le terme qui me vient à l'esprit quand je lis ou entends Boueveresse.

    Il n'hypostasie certainement pas la vérité (écoutez le, lors de son passage sur Fr Culture, il évoque cette question). Et quant à son "logicisme" supposé, embrigader Quine contre lui à ce propos frise le ridicule :

    "La reconnaissance du primat du langage naturel (qui n'est pas de principe, mais de fait) n'implique pas toutefois, dans le cas de Quine, qu'il soit traité comme «sacro-saint» (1960: 28), comme pourrait le faire un herméneute ou un disciple d'Austin. Au contraire, le langage naturel doit, et en même temps demande à être «embrigadé» (regimented), pour être libéré des «anomalies et conflits qui tendent à empêcher la communication, estropier la déduction, rendre obscurs les engagements ontiques et perturber la construction des théories» (Gibson, 1982: 145). «Les raisons qui déterminent les hommes de science à chercher des théories toujours plus simples et claires [...] sont aussi les raisons qui nous poussent à simplifier et à clarifier la structure plus ample qui est commune à toutes les sciences» (Quine, 1960: 232). En embrigadant le langage naturel, l'étoile du berger de Quine c'est le langage de la logique élémentaire (substantiellement, le langage prédicatif de premier ordre avec identité). Pour Quine, il possède des qualités exemplaires de clarté, d'économie, de transparence ontologique; le langage naturel doit être autant que possible reconduit au langage de la logique. Il ne doit pas être remplacé par un langage symbolique, mais il s'agit plutôt de retrouver dans le langage naturel lui-même, du mieux que l'on peut, cette structure logique que le langage symbolique exhibe avec une pleine évidence, et dont les éléments constitutifs sont la prédication, la quantification, les fonctions de vérité, les variables et les termes généraux. Il s'agit donc de faire voir, avant toute chose, que des expressions ou des constructions naturelles apparemment non reconductibles à des formes de premier ordre peuvent être paraphrasées par des expressions toujours naturelles, même si elles sont moins élégantes, qui sont – plus ou moins – équivalentes à celles de départ et exhibent pourtant de manière plus transparente une structure philosophiquement et logiquement acceptable. Quine appelle ces paraphrases: formes canoniques. C'est la procédure que Russell (§ 9) avait appliquée aux descriptions (selon laquelle par exemple, ‘Un homme pense' est paraphrasé par ‘Il y a un x tel que x est un homme et x pense') et déjà Frege avait développé la théorie de la quantification en montrant par exemple que ‘Tous les P sont Q' peut être paraphrasé par ‘Pour chaque x, si x est P alors x est Q'."

    La citation provient du bouquin de Diego Marconi consacré à la philosophie du langage.

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