«C’est pourquoi la littérature ne parle pas des choses ni sur les choses: elle est la manière par laquelle les choses — disons le réel à travers la réalité historique — se parlent à travers le langage.»
André Hirt, «Col de la passante. Littérature. Büchner,Stifter...»
Que peut la littérature? Le question n’est pas nouvelle, elle a même reçu diverses réponses venant de champs disciplinaires multiples, des approches parfois apparentées, dans d’autres cas hétérogènes mais toutes donnant réponse à la question de ce que peut ce qu’on appelle «littérature», interrogeant sa possibilité, sa légitimité ou sa puissance supposée. «Pourquoi des poètes?» demandait jadis Heidegger, après Hölderlin; reprenant la même impulsion questionnante, nous pourrions alors demander: «à quoi bon la littérature?», si ce n’est en «temps de détresse», tout au moins en tant de crise, de crise généralisée qui nous enjoint de revoir de fond en comble notre rapport à la nature et à nous-mêmes en tant que nous sommes ce doublet «empirico-transcendantal», pour le dire avec Foucault, zoon politikon et zoon logikon — et ce réciproquement. Mais la question, monstrueuse, de la puissance de la littérature et non pas exactement de son pouvoir, doit se doubler, se répéter en une autre en apparence moins vaste et cependant, à sa manière, au moins aussi décisive que délicate: que peut la littérature avec la philosophie? A nouveau, la question ne brille pas pour sa nouveauté, ce qui est aussi bien un signe de sa pertinence, de son insistance, ce qui en fait sa consistance. C’est à ce genre de question qui, disons-le tout de suite, n’a rien de «littéraire», au sens d’une activité visant à passer le temps en compagnie de gens bien nés qui conversent pour conserver ce qu’ils tiennent pour des acquis régaliens, que le dernier livre de André Hirt nous invite, ou plus justement nous intime, d’au moins réfléchir. La littérature, enfin une certaine littérature qu’il n’est pas si fréquent de voir prise en compte par la philosophie de langue française, n’est en aucune façon abordée dans ce travail comme un divertissement, une occasion de se pâmer au plaisir de lire. Non pas qu’il faille bouder le caractère plaisant de telle ou telle lecture, mais là n’est pourtant pas l’essentiel qui est d’abord de ne pas faire de la chose littéraire un prétexte à une expérience exclusivement esthétique. On tiendra donc à égale distance l’hédonisme littéraire et le dolorisme sentencieux et sévère des tenants du prophétisme en matière d’art pour se concentrer, avec le plus de rigueur et de précision possible, sur ce qui nous regarde à la lecture de telle ou telle oeuvre littéraire. Et qu’est-ce qui nous regarde, si tant est que nous ayons la patience et la force de supporter cet envoi dans un regard ou, devrait-on plutôt dire, dans une écoute croisée? Ce qui rend possible une rencontre de ce type ressortit à ce qui taraude et occupe chacun d’entre nous, lettré ou non, à savoir son existence d’être parlant dans un monde marqué du sceau du moderne.
L’existence/le langage/le monde/le moderne, telle est la croix que supporte, à la fois comme une épreuve et une chance d’en sortir, le Col de la passante...
Ce titre ne peut laisser indifférent: Col de la passante. Littérature. Büchner, Stifter..., il concentre, ramasse, contient pour ainsi dire en puissance toute la lecture à venir, mais il possède aussi un pouvoir, un charme, au sens d'un sort jeté, quelque chose d'on ne sait trop quoi d'envoûtant qui naturellement donne envie d'en savoir plus. Voilà un tire qui n’est pas à proprement parler séduisant, on y cherchera en vain un quelconque tour de rhétorique éditoriale visant à aguicher le lecteur. Si sa lettre possède assurément quelque vertu, c’est qu’au-delà des signifiants et de leur incontestable magie, ce titre dit exactement ce qu’il a à dire, la fascination ici n’interdit pas mais au contraire provoque et stimule fortement le désir d’aller à la chose même. La juxtaposition des syntagmes, qui semble régresser de la syntaxe à la parataxe, comme si quelque chose de barbare faisait effraction dans l’ordre policé des mots pour en paralyser ou en interdire la tranquille articulation, vaut comme le symptôme d’une cassure. Quelque chose a eu lieu que le titre porte en écho, quelque chose qui bloque la fluidité de l’écriture, comme une douleur ou un choc qui indique autant la faiblesse et même une forme singulière de fatigue autant qu’un sursaut de vitalité — un symptôme précisément —, cela on ne peut le savoir en toute certitude au stade du titre; les «...» ne se contentent pas de laisser entendre que d’autres compagnons viendront peupler cette traversée, ils laissent en outre espérer autant qu’ils nous jettent dans l’expectative, nous maintenant dans l’indécidable. On voudrait lire dans l’inscription du mot «Littérature» le signe d’un absolu salvateur, comme un étendard, même si on pressent que les choses ne sont pas aussi simples ni faciles; et puis cette énigmatique passante qu’on ne peut pas ne pas vouloir baudelairienne, mais qui est-elle? Il s’agira d’en passer par elle, avec elle, assurément, peut-être comme l’autre voie/voix de la littérature.
Quatre chapitres composent le livre. Les deux premiers chapitres exposent deux études serrées et souvent inspirées sur deux écrivains de langue allemande. La première de ces études, qui elle aussi reçoit un titre qui claque comme un coup de fouet soudain dont la raison nous serait inconnue, «Lenz Hapax», est une méditation sur un court texte de Büchner, apparemment une nouvelle, «on ne sait pas trop»; le deuxième chapitre du livre porte sur un auteur qui n'est pas a priori très prisé par les philosophes bien que Nietzsche lui-même y ait perçu «le sommet de la prose allemande», à savoir un certain Adalbert Stifter; le troisième chapitre intitulé «le passage» est une réflexion, toujours à partir de la littérature portant précisément sur le "passage", ce qui permet à André Hirt de penser l'expérience littéraire ou la littérature comme expérience du passage; enfin, la dernière partie du livre porte plus précisément sur «la poésie après la fin du monde».
On l’a compris, il s’agit d’un livre qui embarque littérature et philosophie dans un même mouvement, qui d'une certaine manière met la philosophie à l'épreuve du texte littéraire, pas principalement pour des questions de forme ou de style, même si cet aspect de la rencontre possible entre littérature et philosophie n'est pas à négliger, mais plus fondamentalement pour des raisons qui tiennent aux conditions de possibilité d'une expérience que peut-être seule une certaine littérature accorde. Formulée dans sa désarmante radicalité, cette expérience renvoie à «ce qu’on pourrait nommer la problématique absolue de l’existence dotée de langage». Encore et toujours, il incombe de savoir comment tenir et se tenir (quel êthos pour nous modernes tards venus?) en tant qu’existant parlant, disant, phrasant, écrivant, bref «poématisant» le monde dans une situation historique qui multiplie les horizons ad nauseam jusqu’à les interdire tous. La tenue, le maintient de la subjectivité ne doit toutefois pas s’entendre comme un état, une stase satisfaite, attentiste ou apeurée puisqu’il s’agit en quelque façon de trouver une issue ou, à tout le moins, une voie/voix par où passer ou faire passer une modernité en souffrance, un passage qu'on devine étroit, une goulotte dans et par le langage pour trouver un espace de respiration ou un autre souffle après les désastres de l'histoire, après avoir, comme le Lenz de Büchner en ce destinal 20 janvier, passé par la montagne. Or quand le monde est devenu «d’une impénétrabilité absolue, il ne reste que la ressource de la littérature»; c’est dire si lire et écrire sont bien autre chose qu’une activité culturelle au sens que donne à «culture», aujourd’hui, l’idéologie du tout communicationnel. Pour mesurer en quoi la littérature peut (ou pas) accorder comme une grâce d'une expérience décisive, il convient d’entendre dans le mot «expérience» une certaine mise en jeu des limites (peras), peut-être même leur traversée possible, la tentative si ce n’est la tentation de faire le pas au-delà (ex-) de ce qui ne relève que du «vécu» afin d'accepter de prendre le risque d’être, le cas échéant, éclairé par ce qui nous attend par delà le terme. Il va de soi que, dans ces conditions, qui supposent qu’on s’adonne, sans garantie de réussite, à l’art de l’essai, seul celui qui existe peut tenter ce transport aux limites, quitte à passer de l’autre côté du miroir.
Mais avec Büchner, Stifter, Walser, Sebald et quelques autres, rares il est vrai, de quoi y a-t-il expérience? Avec cette littérature, «Qui n’est pas que «littérature»!, il est fort probable que nous expérimentions ce qui fait le vif, le vif du problème d’une époque, la nôtre, en ce qu’elle fut pour ainsi dire préparée mais aussi pressentie et anticipée dans ses impasses et ses drames par des écrivains (et certes des philosophes) dont, pour certains, la surface du texte, comme c’est le cas chez Stifter, paraît si polie. Tout se passe comme si en se livrant à l’exercice de la lecture, activité ô combien subjective qui peut aller jusqu’à convoquer le tréfonds de notre intimité, nous recevions comme une onde de choc ce qui semble s’en éloigner le plus: les élans et démantèlements de l’Histoire. A cet égard, pratiquer la lecture, c’est porter la subjectivité au point où elle est traversés, plus ou moins violemment, par l’Historial. En retour, si la lecture est maintenue, si le lecteur se distingue par son endurance, alors c’est au sujet de relancer la trajectoire pour traverser à son tour le col étroit du «sombre temps».
«Le nom véritable de l’expérience littéraire est le passage.»
Sentence âpre et définitive comme une définition mais dépourvue d'outrecuidance en ce qu’elle résulte d’une fréquentation qu’on devine pleine d'admiration, de ferveur même parfois, de patience, de labeur et d’obstination. A chacun de se débrouiller avec ce «passage»: faut-il le passer, s’y maintenir (mais combien de temps?), passer avec lui, n’être plus qu’un passant, voir enfin les choses au-delà du passage? La littérature nous aiderait, pourvu qu’on s’y attelle, à passer dans l’existence, compagne exigeante, pour nous orienter un peu moins mal par gros temps. Pourquoi la littérature? Parce que nous sommes ces êtres faits de l’étoffe du langage, ce qu’il faut nommer notre «condition parlante».
Dire les choses ainsi peut laisser entendre que seuls les gens qui ont quelque commerce avec les Lettres peuvent emprunter le passage quelle qu’en soit l’issue — si issue il y a. Cette vue reste passablement étrangère au lecteur André Hirt, peut-être même lui répugne-t-elle en définitive. Aucune conception autotélique de la littérature ne peut être légitimement extraite de son art de lire. On ira jusqu’à dire qu’il touche au poignant, avec rigueur et sans pathos, lorsqu’il écrit ces lignes: «il n’est nul besoin de (savoir) lire ou écrire pour participer de la littérature. Certaines personnes sont des êtres littéraires en soi sans jamais avoir lu un livre ou écrit la moindre ligne.» Quand on sait la haute estime que l’auteur de ces mots nourrit à l’endroit de ce qu’il continuerait, lui, à nommer «les grands auteurs», on ne peut flairer ici la moindre concession faite à la démagogie. Le vrai est donc ailleurs, il est dans la perception de ce qu’est une vie littéraire qui se confondrait avec une vie ordinaire, soit une existence au plus proche du Soi qu’il s’agit de devenir selon ce que C.- G. Jung appelait un «processus d’individuation». Il ne nous appartient pas ici ou ailleurs de donner un contenu à ce qui concerne chaque existant dans la solitude plus ou moins peuplée de son rapport à lui-même, tout juste pouvons-nous risquer pour finir cette présentation une hypothèse: un terme revient à maintes reprises sous la plume d’André Hirt, le terme «exact». Ses occurrences sont fréquentes, même un lecteur pressé s’en rendrait compte. Ne pourrait-on pas en induire qu’une existence littéraire, donc à mille lieues des épanchements de salon, est une existence exacte, une ligne de vie, forcément singulière, tracée au plus juste, avec un haut souci de correction pour ce qu’on s’est fixé, conformément à l’invention continuée de sa propre normativité? Laissons-là cette supposition, retenons simplement qu’avec ce Col de la passante s’opère une trouée à travers la philosophie et la littérature pour rejoindre un point du réel, soit l’existence dans sa vérité.
Olivier Koettlitz
1 Cf. Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1987 (rééd), «Introduction (deuxième partie)», p. 92, Bergson écrit: «Le seul qui nous soit antipathique est l’Homo loquax, dont la pensée, quand il pense, n’est qu’une réflexion sur la parole.» Il s’agit du passage dans lequel l’auteur examine le rapport entre «conversation» et «conservation».
2 André Hirt, Col de la passante. Littérature. Büchner, Stifter..., Éditions Kimé, Paris, 2015.
3 A. Hirt, op. cit., p. 7.
4 Op. cit., «Quatrième de couverture».
5 A. Hirt, op. cit., p. 35.
6 A. Hirt, op. cit., p. 33.
7 L’expression s’avère en vérité pléonastique, puisque s’il s’agit bien d’une ex-périence, celle-ci ne peut qu’être décisive et engager une réorientation de l’existence.
8 A. Hirt, op.cit., p. 108.
9 A. Hirt, op. cit., p. 93.
10 A. Hirt, op. cit., p. 92.
11 A. Hirt, op. cit., p. 148.
12 «Exact», «exactement, «exactitude» ponctuent la quasi totalité du livre; ainsi p. 70: «Un art, quel qu’il soit, ne doit-il pas, seulement mais conditionnellement, être exact?»; et p. 102. «L’exactitude de l’être-au-monde requiert de ne plus raconter d’histoires.» (entre autres).
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