Il y a une scène
Deleuzienne qui n’est pas, me semble-t-il, exclusive mais se pratique par l’inclusion
même de ceux dont Deleuze veut se rapprocher ou se distinguer. La philosophie connaît certes des rejets, des
ruptures emblématiques, jamais de déchets. A vrai dire, les ruptures sont assez rares et ne portent pas nécessairement
le nom du processus que Deleuze nomme « une libre et sauvage création de
concepts ». Descartes, Kant marquent sans doute des discontinuités
dans le cours de la pensée. Mais interviennent chez Deleuze de singulières pensées
mineures comme c’est le cas de Simondon, Ruyer, Souriau… On dirait que les
grands tableaux de la philosophie ne sont là que pour être contournés. Comme si
leur rupture demandait à être prolongée, retournée parfois sur
elle-même, peut-être contre elle-même. C'est par exemple Spinoza vis à vis de Descartes
quand celui-ci lui consacre un petit livre. C'est Fichte, Schelling face à
Kant qu'ils prolongent en le retournant comme une crêpe. C'est Hegel qui
accomplit le grand cercle mais qui, rattrapant la crêpe de l’idéalisme, est
aussi en écart, écart peut-être plus puissant que l'inauguration du maître de Koenigsberg. Si Hegel, comme nous savons, est ennemi de Deleuze lorsqu’il est question de parler de
Nietzsche, il entre néanmoins sur la scène du théâtre Deleuzien par un autre
bout, comme le nom de celui qui « ne pense pas abstrait », qui
réinterroge ce que le concret veut dire (QPh ?
p. 116, 138). On ne peut pas inventer de
telles références. Et puis, à côté de ces grands noms, il y a les philosophes
qui intègrent, qui recollent les bouts, recréant de la continuité, ce sont les
grands historiens de la philosophie, des passeurs, ou bien mieux, ceux qui
influencent (Wolff, Cousin, Gueroult...). Dans cet ensemble qui vient de sortir
aux Editions de Minuit comme ultime témoignage posthume de Deleuze sur ce
qu’est la philosophie, il y a bien d’autres noms comme ceux de Bréhier,
Lavelle, Le Senne ou Alquier. Ceux encore de lecteurs de la philosophie qui
font la philosophie bien mieux que les journalistes pour en rendre compte. Des
lecteurs comme Joseph Emmanuel Voeffray, André Bernold... auxquels Deleuze envoie des
lettres poignantes. Tous ces noms entrent dans le procès d'une importance
comparable, dans l'agencement d'une philosophie mineure. Ils sont nécessaires, chacun à sa place et au moment venu.
S'invitent là-dedans des singularités, des électrons libres, comme autant de
penseurs privés pour rivaliser avec Nietzsche ou Artaud, proches parfois de la
littérature, de l'écriture inspirée, mystique. Et il se pourrait que ce soient des indésirables,
des marginaux qui ne trouveraient pas « les chances d’un poste dans une
faculté » pour la raison d’avoir, dit Deleuze, choisi de « travailler sur
moi ». Alors, comment situer les noms si mineurs dont on évoque aujourd'hui
la présence ?
Le dernier opus de
Deleuze mis en forme par David Lapoujade montre pour le moins que « la
création des concepts » n’est pas à confondre avec la pensée de la
nouveauté, l'opinion du mégalomane qui ne pense que pour penser contre, dans
une critique qui se veut en perpétuelle avant-garde, en constante innovation de
soi. Ce sont là des illusions si égoïstes qu’elles forment une injure à la
pensée. On dirait alors
que la philosophie doit elle aussi pousser des cris, ici par lettres, assumer la négativité dont
Deleuze ne parle pas de façon frontale. Ce qui est drôle pour moi, lecteur
de Deleuze invoqué dans ce recueil, c'est que les deleuziens purs jus
durcissent la tonalité, dualisent quoi qu'ils en aient... Du genre : "Deleuze, c'est Nietzsche
contre Hegel", ou encore : "Deleuze,
c'est Spinoza contre Descartes". Mais en réalité, Deleuze place les
philosophes sur des lignes qui se prolongent et parfois s'infléchissent comme
si la pensée "intense" de l'un avait besoin de l'
"extension" soudaine de l'autre. Par exemple Descartes survient dans
la partition de "Qu'est-ce que la philosophie?". Et quand il prend un
exemple de création, Deleuze parle de Descartes en lutte avec des présupposés
d’école, des présupposés qu’il faut adresser à un "personnage" pour venir en ronger l’élément,
celui de l'idiot comme personnage conceptuel cartésien. De même pour Hegel qui
survient soudainement au détour d'une page du même livre pour faire tomber les
"moments" et les "figures" sur deux chaines volcaniques qui
s'évitent, qui ne se dialectisent plus (QPh ? p. 16). Donc, il y a bien des
cris en philosophie, et l'histoire de la philosophie, c'est sans doute aussi un
plan saturé par les cris morts du concept, tracer un cri mort comme un personnage
de Dickens qui expire. On le voit bien déjà dans la préface à l’édition
américaine de Francis Bacon : la peinture donne lieu à une
histoire dont les cris ne passent pas du tout par le dualisme, par l’exclusion
des créateurs, et c'est vrai encore de Cinéma
1 et 2, deux ouvrages qui ne sont pas des fronts mais constituent une espèce
d'histoire naturelle, faite de tiges qui circulent de "l'image
mouvement" à "l'image temps" au lieu de se constituer par un
choix d'opposés. Ce qui importe finalement dans la création Deleuzienne n’est
pas de faire un sort à Platon, Descartes ou Hegel, mais de les intégrer dans un
plan d’immanence qui se construit avec eux et sans doute encore par "volte face", étrange circonvolution qu'on sent partout dans les lettres. Plusieurs d'entre-elles montrent la "volte face" de Deleuze autant sinon plus que son portrait.
Comment alors Deleuze procède-t-il pour ouvrir la construction de ce qu'il nomme philosophie ? Ne lui faut-il pas extraire, de chaque auteur abordé, l'observateur partiel qu'il incarne, le démon qui traverse le plan philosophique comme une fonction témoin, voire une forme de contestation de ce qu’on tenait pour vrai ? En témoignerait exemplairement la lettre de Deleuze à Joseph Emmanuel Voeffray : « Chaque fois que j’ai écrit pour mon compte, j’avais finalement une idée simple qui était qu’on n’avait pas compris quelque chose d’essentiel à ce sujet : par exemple dans mon Proust, l’idée simple, c’était que la mémoire n’avait pas d’importance ; pour Masoch, que ça n’avait rien à voir avec le sadisme (…). Et de même pour mes livres qui ne portaient pas sur autrui : je croyais tantôt qu’on n’avait pas compris ce qu’était un problème, tantôt surtout qu’on n’avait pas compris en quel sens une multiplicité était un substantif(…) ». L’espace de la philosophie que Deleuze intensifie par la position des concepts, la volte face qui appartient à chaque création, cela tient comme il dit à « ces idées simples et négatives dont je partais », signifiant précisément la force de contestation d’un auteur intéressant, sa force de résistance mal comprise par des lecteurs abusés, trompés sous les approches en usage. Et ce qui vaut des auteurs dont Deleuze a traités, cela vaut évidemment de Deleuze lui-même dont il n’est pas certain qu’il ait été compris ou entendu par les plus obstinés. Il y a des manières d’étouffer qui ne tiennent pas seulement aux ennemis, mais encore aux amis qui veillent, le moment venu, à installer l’orthodoxie d’une pensée : « des gens reprennent ça en dépit du bon sens et de manière à en dégoûter Félix et moi. J’ai parfois le sentiment d’être grillé par des parasites idiots ». C’est pour contrer peut-être la bêtise des plus zélés qu’il arrivait sans doute à Deleuze de réclamer un peu d’air pour ne pas étouffer et survivre dans la tourmente.
Comment alors Deleuze procède-t-il pour ouvrir la construction de ce qu'il nomme philosophie ? Ne lui faut-il pas extraire, de chaque auteur abordé, l'observateur partiel qu'il incarne, le démon qui traverse le plan philosophique comme une fonction témoin, voire une forme de contestation de ce qu’on tenait pour vrai ? En témoignerait exemplairement la lettre de Deleuze à Joseph Emmanuel Voeffray : « Chaque fois que j’ai écrit pour mon compte, j’avais finalement une idée simple qui était qu’on n’avait pas compris quelque chose d’essentiel à ce sujet : par exemple dans mon Proust, l’idée simple, c’était que la mémoire n’avait pas d’importance ; pour Masoch, que ça n’avait rien à voir avec le sadisme (…). Et de même pour mes livres qui ne portaient pas sur autrui : je croyais tantôt qu’on n’avait pas compris ce qu’était un problème, tantôt surtout qu’on n’avait pas compris en quel sens une multiplicité était un substantif(…) ». L’espace de la philosophie que Deleuze intensifie par la position des concepts, la volte face qui appartient à chaque création, cela tient comme il dit à « ces idées simples et négatives dont je partais », signifiant précisément la force de contestation d’un auteur intéressant, sa force de résistance mal comprise par des lecteurs abusés, trompés sous les approches en usage. Et ce qui vaut des auteurs dont Deleuze a traités, cela vaut évidemment de Deleuze lui-même dont il n’est pas certain qu’il ait été compris ou entendu par les plus obstinés. Il y a des manières d’étouffer qui ne tiennent pas seulement aux ennemis, mais encore aux amis qui veillent, le moment venu, à installer l’orthodoxie d’une pensée : « des gens reprennent ça en dépit du bon sens et de manière à en dégoûter Félix et moi. J’ai parfois le sentiment d’être grillé par des parasites idiots ». C’est pour contrer peut-être la bêtise des plus zélés qu’il arrivait sans doute à Deleuze de réclamer un peu d’air pour ne pas étouffer et survivre dans la tourmente.
J.Cl. Martin
Table des matières:
RépondreSupprimerPrésentation
Projet de bibliographie
Lettres
À Alain Vinson
À Clément Rosset
À François Châtelet
À Jean Piel
À Félix Guattari
À Pierre Klossowski
À Michel Foucault
À Gherasim Luca
À Arnaud Villani
À Joseph Emmanuel Voeffray
À Elias Sanbar
À Jean-Clet Martin
À André Bernold
Dessins et textes divers
Cinq dessins
Trois lectures: Bréhier, Lavelle et Le Senne
Ferdinand Alquié, Philosophie du surréalisme
Ferdinand Alquié, Descartes, l'homme et l'œuvre
Cours de Hume (1957-1958)
De Sacher-Masoch au masochisme
Robert Gérard, Gravitation et liberté
Cours d'agrégation: les Dialogues sur la religion naturelle de Hume
Des Indiens contés avec amour
Gilles Deleuze, Félix Guattari: entretien sur L'Anti-Œdipe avec Raymond Bellour
Le temps musical
Préface pour l'édition américaine de Francis Bacon, Logique de la sensation
Textes de jeunesse
Description de la femme. Pour une philosophie d'autrui sexuée
Du Christ à la bourgeoisie
Dires et profils
Mathèse, science et philosophie
Introduction à La Religieuse de Diderot