dimanche 25 octobre 2015

Lyotard / Hors la logique de Lévinas




Comment juger quand on est dépourvu de repères, qu’on a délaissé les recettes les plus éculées pour ce faire ? Les grands récits, par lesquels on pouvait légitimer nos choix et régler nos différends, sont désormais morts. La condition postmoderne, ouvrage qui rend Lyotard célèbre, fait le constat d’une disparition des grandes fresques narratives, elles qui constituaient le schème sous lequel on produisait l’unité des événements les plus contradictoires. Les idéologies totalisantes, sous la vision d’horreur des camps et des goulags, se sont abolies en laissant le champ politique et l’action sociale dans l’impasse, ou en tout cas, dans l’impossibilité de produire a priori sa règle, son droit, sa justification. Comment rendre justice alors à nos actes les plus simples, si les discours qui en rendent compte sont pris dans un différend impossible à résorber, à totaliser ou à réconcilier par l’indication d’une fin explicitement reconnaissable, annoncée par exemple sous le mythe du progrès, l’abolition de la lutte des classes ou l’avènement du communisme ?
S’il faut juger des événements, cela ne se fera plus à la lumière des croyances, pas même celles qui, au siècle des lumières, font de la raison occidentale le siège de toute décision fondée, ou celles des droits de l’homme, présumés universellement identifiables. Au contraire, les chemins postmodernes sont multiples et les discours irréductibles. Il est impossible, en effet, de construire une encyclopédie de tous les modes d’accès au Sens et on sait depuis Aristote que tous les énoncés n’appartiennent pas à la même classe, qu’il existe différents jeux de langage pour rendre compte d’une situation. En effet, les phrases juridiques ne s’enchaînent pas selon l’ordre des preuves que définit la logique. Mais pas davantage ne sauraient-elles se réduire à celles qui jugent du beau ou du sublime. Et il est impossible de traduire les méthodes du discours mathématique dans les protocoles de la justice sachant que les certitudes relèvent d’une tout autre justification. Il serait ruineux, comme nous devons à Wittgenstein de le soupçonner, de réduire la multiplicité des énoncés et des jeux de langage à l’un d’entre eux pour leur imposer sa juridiction, sa domination. C’est la fin du règne de la représentation, l’approche d’une situation éthique ne pouvant être représentée par des phrases apophantiques, ni par celles d’une analyse psychologique ou par l’enquête scientifique, ni même par une démonstration de l’accusation ou de la défense qui restent prises encore dans l’inscription de la preuve. Ce serait là comme si nous voulions traduire les règles du jeu d’échecs dans celles du jeu de Go. Il faut supposer, au contraire, une discordance entre des formes de jugements dont l’hétérogénéité sera créatrice de discours forcément indépendants. D’où le besoin de les séparer, de les mettre en dérive au lieu de les inclure dans la forme du même ou, pis, de les pourchasser parce qu’ils seraient hérétiques, irréductibles à une réduction, à une traduction capable d’en rendre compte ou de les dominer.
Il y a une forme de paganisme, de « polythéisme athée »  dans l’œuvre de Lyotard, assez étrangère à Lévinas et qui laisse place à de multiples discours, à de multiple parcours, sans les laisser se condamner les uns les autres sous l’inquisition de la raison. Rudiments païens, ouvrage de jeunesse de Lyotard, peut dire que nous sommes devant des formes rudimentaires, rudes, des éléments durs qui ne se fondent pas les uns dans les autres, qui ne procèdent encore de rien. Rudiments dit le séquençage difficile à intégrer comme un silex, lui qui ne suit pas la courbure du bois mais qui s’enchâsse sur un manche à la manière d’une nouveauté. Eclatement des formes de perception, hétérogénéité des formes de jugements, différence des modes d’action et de discours, telle est la grande aventure païenne à laquelle nous entraîne, en son sillage, l’œuvre dérivante de Jean-François Lyotard. Le différend  -titre du maître livre de l’auteur-  n’est pas dialectique, ne cherche pas à se résorber dans l’un, à être relevé par une catégorie dominante qui serait commune aux deux parties, à plusieurs formes de phrases. On est donc essentiellement en litige, avec l’impossibilité de supprimer la différence. Il y a une multiplicité de jeux de langage entre raisonner, décrire, raconter, interroger, interpréter, affirmer… Et on ne peut pas compter sur une meilleure façon de produire tous ces énoncés. Au lieu de donner au raisonnement son pouvoir absolu, à la démonstration une valeur supérieure à celle de l’interrogation, il faut supposer un libre jeu entre différentes procédures, une articulation locale, parfois discordante, pour laquelle il convient à chaque fois d’inventer les règles, de réfléchir à des raccords, des passages qui ne seront jamais valables sous d’autres conditions. Une articulation que Lyotard qualifie de stratégie, un art suspendu à un événement, ou, si l’on préfère, un exercice risqué de la pensée.
« De ce que le juste ne se conclut pas du vrai », de cette irréductibilité, de cette impossibilité de représenter une phrase éthique dans une phrase qui en rende compte d’ailleurs et qui la traduise en un ordre justifié par la démonstration, de cette exclusivité donc de la situation éthique, Lyotard, d’une certaine manière, sera conduit à se confronter, au-delà de Kant, à Lévinas, même si c’est sa lecture de Kant qui déjà avait tenu dans la discorde l’ordre de la raison pure théorique et l’ordre de la raison pure pratique, au point de se demander si le mot « raison » qui leur est commun dans la phrase n’est pas une impossibilité. Ramenées à leurs rudiments, « la raison pure pratique » et « la raison pure théorique » ne sauraient admettre le même mot « raison » dans les deux jeux de phrases. La Raison, la symétrie de la rationalité, l’échangeur commun sera pulvérisé par des tables discordantes, la table des catégories n’ayant aucun trait de partage avec les tables de la loi. Le prescriptif ne se ramène donc bien souvent à aucune raison, il ne se ramène à aucune description ni dénotation, redevable plutôt d’un geste inexplicable, le geste éthique. Un geste qui n’a rien d’apophantique, aucunement redevable de ce qui se laisserait déduire ou qui pourrait participer d’une quelconque justification. Le juste finalement ne se justifie pas, reste essentiellement injustifiable, en-dehors de la raison qui déduit un fait d’un ensemble de causes. Le juste n’est pas un effet. Il n’est pas un résultat, ni une forme déduite. Il est pour ainsi dire sans raison. Mais si tel est le cas, comment en parler ? Ne faudrait-il pas avec Lévinas, et peut-être en-dehors de lui, dire « l’autrement qu’être » ? Quel énoncé convient à ce qui arrive sans antécédents, ni préalables capables de l’anticiper, de l’atténuer, de le digérer selon la pauvreté de ce qui est, de ce qui a toujours été : une forme de morale, de maxime universalisable. Le jugement éthique, à parler juste, n’a pas de cas préalables, aucun exemple en mesure d’illustrer sa rationalité. Il ne repose pas sur un cas antérieur qui ferait juris/prudence. Il apparaît dans une situation échevelée comme un événement qui l’excède et le troue d’un sens qui n’est pas démonstratif, mais plutôt assertorique, sans nécessité.
Le problème de Lyotard sera de l’arracher, en lisant Lévinas, à cette espèce de Cogito pratique que désigne le « devoir » chez Kant ou l’autonomie morale… Sujet qui trouve en lui-même non plus les conditions de son énonciation mais la raison de son action. La philosophie de Lyotard est celle du différend, de l’hétéronomie. Certes, nul n’est au-dessus de la loi, ou du moins, il est impossible de phraser la loi de manière critique, si la critique consiste à se placer au-dessus d’elle ou de prétendre au point de vue de Sirius : transcendance descriptive comme idéal du vrai. Cela étant dit, le juste ne saurait pas davantage se décider depuis une pure autonomie morale qui donnerait la loi de l’intérieur, dans cette espèce de liberté fondée sur soi, qui serait suffisante, cause suffisante... Si le prescriptif ne se déduit pas du connu, comme c’est le cas du régime descriptif, s’il institue une rupture dans l’ordre de ce qui se produit en tant qu’effet, s’il comporte quelque chose d’inconditionnel, ce n’est pas au sens de l’autonomie Kantienne qui va donner naissance au moi absolu dans une philosophie de l’identité purement spéculative (Fichte).
La loi n’est pas la simple boucle morale d’un sujet qui se pose lui-même en tant qu’acte autoréflexif délié de toute causalité antérieure comme ferait un Dieu, cause de soi, cherchant à s’aménager une place dans l’ordre de la nature.  La situation éthique est plutôt celle de l’Autre et non celle du même. Pourquoi pas l’Autre Dieu ? L’autre de Dieu ? C’est sans doute Lévinas qui donne les moyens d’entendre l’Autre en tant que circonstance éthique, Autre qui sans être théorique ne sera pas pratique au sens de l’autonomie morale. L’éthique est une trouée dans la morale, saignée de ce qui n’est pas moi, de ce qui interrompt la circularité du même. Mais si l’éthique est la trace de l’autre, un autre qui excède tout phénomène, toute intentionnalité et toute apparition sous condition du moi, si l’éthique vient altérer toute clôture, il n’en reste pas moins que l’Autre avec un grand « A » n’existe pas plus que la loi morale. L’Autre de Lévinas n’est pas encore assez autre ni autrement autre. Il ne se distingue pas suffisamment de la forme souveraine que pose cette majuscule. L’Autre dans cette forme majuscule ne nous exempte pas suffisamment de ce qui vaut comme autorité. « Saint Just édicte la loin au nom de l’Autre, et fait régner la première terreur totalitaire »[1]. L’autre, posé hors de l’autonomie morale, c’est l’autrement autre, l’autre pluriel, démultiplié dans un ensemble de discours et de parcours qu’on ne peut ramener l’un à l’autre, justement, et pas plus à l’autre qu’à l’un, l’autre devant s’écrire plutôt dans sa multiplicité, comme « des autres » ou « les autres », autres dans un autrement qui ne cesse de différer, de contrevenir à soi. Alors le juste trouvera des phrases capables de laisser place, d’ouvrir à des cas dont il nous faut juger de façon réfléchissante et inventive, selon des dispositifs qui ne sont prescrits nulle part. Pour la simple raison qu’aucune place ne leur est déjà aménagée dans une situation quelconque, toujours déjà hors de l’universalité du devoir, toujours déjà « hors la loi », hors la règle existante, hors de la norme, dans l’anormalité d’une altérité, excessivement nouvelle, toujours exceptionnelle.
Quelque chose qui ne nous « parle pas encore »… Il en va comme de l’enfant, « un humain inachevé : il ne parle pas encore »[2]. Il est l’autre comme ce qui ne nous dit strictement rien, celui qui ne dit rien parce que son énonciation en cours reste idiomatique, dans sa différence étrange, sans visage, encore sans aucun visage. Et les verbes nous le font comprendre mieux que les phrases, eux qui sont infinitifs, capables de marquer un devenir. Impossible de les réduire à une phrase qui ne marque pas un devenir. Ainsi de la différence de la forme personnelle, « tu pleures » et de celle impersonnelle « il pleure », « il vente », « il arrive ». Autant d'autres Autres. Jamais de tels actes ne sauraient être seulement ceux d’un visage. Ce sont, dans la phrase, des marqueurs de l’événement, du devenir qui n’est ni descriptif, ni prescriptif, mais impersonnel, tout autre que Tout Autre… C’est en ce sens qu’on peut attendre la pluie, reconnaître qu’Il pleut, comme aimait à dire Deleuze, sans pouvoir mettre un visage sous ce « il ». Il pleut faudrait-il dire alors, mais qui « il » ? Reste à donner parole à ces étranges formes, à ces paysages sans visage, hors phénoménologie, hors épiphanie. Mais c’est là un mouvement qui déborde déjà la pensée de Lyotard dans un commentaire qui nous implique nous, aujourd’hui.

J.-Cl. Martin




[1] Lyotard, Logique de Lévinas, p. 126.
[2] Ibid.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire