Comment juger quand on est
dépourvu de repères, qu’on a délaissé les recettes les plus éculées pour ce
faire ? Les grands récits, par lesquels on pouvait légitimer nos choix et
régler nos différends, sont désormais morts. La condition postmoderne,
ouvrage qui rend Lyotard célèbre, fait le constat d’une disparition des grandes
fresques narratives, elles qui constituaient le schème sous lequel on
produisait l’unité des événements les plus contradictoires. Les idéologies
totalisantes, sous la vision d’horreur des camps et des goulags, se sont
abolies en laissant le champ politique et l’action sociale dans l’impasse, ou
en tout cas, dans l’impossibilité de produire a priori sa règle, son
droit, sa justification. Comment rendre justice alors à nos actes les plus
simples, si les discours qui en rendent compte sont pris dans un différend
impossible à résorber, à totaliser ou à réconcilier par l’indication d’une fin
explicitement reconnaissable, annoncée par exemple sous le mythe du progrès,
l’abolition de la lutte des classes ou l’avènement du communisme ?
S’il faut juger des événements,
cela ne se fera plus à la lumière des croyances, pas même celles qui, au siècle
des lumières, font de la raison occidentale le siège de toute décision fondée,
ou celles des droits de l’homme, présumés universellement identifiables. Au
contraire, les chemins postmodernes sont multiples et les discours
irréductibles. Il est impossible, en effet, de construire une encyclopédie de
tous les modes d’accès au Sens et on sait depuis Aristote que tous les énoncés
n’appartiennent pas à la même classe, qu’il existe différents jeux de langage
pour rendre compte d’une situation. En effet, les phrases juridiques ne
s’enchaînent pas selon l’ordre des preuves que définit la logique. Mais pas
davantage ne sauraient-elles se réduire à celles qui jugent du beau ou du
sublime. Et il est impossible de traduire les méthodes du discours mathématique
dans les protocoles de la justice sachant que les certitudes relèvent d’une
tout autre justification. Il serait ruineux, comme nous devons à Wittgenstein
de le soupçonner, de réduire la multiplicité des énoncés et des jeux de langage
à l’un d’entre eux pour leur imposer sa juridiction, sa domination. C’est la
fin du règne de la représentation, l’approche d’une situation éthique ne
pouvant être représentée par des
phrases apophantiques, ni par celles d’une analyse psychologique ou par
l’enquête scientifique, ni même par une démonstration de l’accusation ou de la
défense qui restent prises encore dans l’inscription de la preuve. Ce serait là
comme si nous voulions traduire les règles du jeu d’échecs dans celles du jeu
de Go. Il faut supposer, au contraire, une discordance entre des formes de
jugements dont l’hétérogénéité sera créatrice de discours forcément indépendants.
D’où le besoin de les séparer, de les mettre en dérive au lieu de les inclure
dans la forme du même ou, pis, de les pourchasser parce qu’ils seraient
hérétiques, irréductibles à une réduction, à une traduction capable d’en rendre
compte ou de les dominer.
Il y a une forme de paganisme, de
« polythéisme athée » dans
l’œuvre de Lyotard, assez étrangère à Lévinas et qui laisse place à de
multiples discours, à de multiple parcours, sans les laisser se condamner les
uns les autres sous l’inquisition de la raison. Rudiments païens, ouvrage de jeunesse de Lyotard, peut dire que
nous sommes devant des formes rudimentaires, rudes, des éléments durs qui ne se
fondent pas les uns dans les autres, qui ne procèdent encore de rien. Rudiments
dit le séquençage difficile à intégrer comme un silex, lui qui ne suit pas la
courbure du bois mais qui s’enchâsse sur un manche à la manière d’une
nouveauté. Eclatement des formes de perception, hétérogénéité des formes de
jugements, différence des modes d’action et de discours, telle est la grande
aventure païenne à laquelle nous entraîne, en son sillage, l’œuvre dérivante de
Jean-François Lyotard. Le différend
-titre du maître livre de l’auteur-
n’est pas dialectique, ne cherche pas à se résorber dans l’un, à être
relevé par une catégorie dominante qui serait commune aux deux parties, à
plusieurs formes de phrases. On est donc essentiellement en litige, avec
l’impossibilité de supprimer la différence. Il y a une multiplicité de jeux de
langage entre raisonner, décrire, raconter, interroger, interpréter, affirmer…
Et on ne peut pas compter sur une meilleure façon de produire tous ces énoncés.
Au lieu de donner au raisonnement son pouvoir absolu, à la démonstration une
valeur supérieure à celle de l’interrogation, il faut supposer un libre jeu
entre différentes procédures, une articulation locale, parfois discordante,
pour laquelle il convient à chaque fois d’inventer les règles, de réfléchir à
des raccords, des passages qui ne seront jamais valables sous d’autres
conditions. Une articulation que Lyotard qualifie de stratégie, un art suspendu
à un événement, ou, si l’on préfère, un exercice risqué de la pensée.
« De ce que le juste ne se
conclut pas du vrai », de cette irréductibilité, de cette impossibilité de
représenter une phrase éthique dans une phrase qui en rende compte d’ailleurs
et qui la traduise en un ordre justifié par la démonstration, de cette
exclusivité donc de la situation éthique, Lyotard, d’une certaine manière, sera
conduit à se confronter, au-delà de Kant, à Lévinas, même si c’est sa lecture
de Kant qui déjà avait tenu dans la discorde l’ordre de la raison pure
théorique et l’ordre de la raison pure pratique, au point de se demander si le
mot « raison » qui leur est commun dans la phrase n’est pas une
impossibilité. Ramenées à leurs rudiments, « la raison pure
pratique » et « la raison pure théorique » ne sauraient admettre
le même mot « raison » dans les deux jeux de phrases. La Raison, la
symétrie de la rationalité, l’échangeur commun sera pulvérisé par des tables
discordantes, la table des catégories n’ayant aucun trait de partage avec les
tables de la loi. Le prescriptif ne se ramène donc bien souvent à aucune
raison, il ne se ramène à aucune description ni dénotation, redevable plutôt
d’un geste inexplicable, le geste éthique. Un geste qui n’a rien
d’apophantique, aucunement redevable de ce qui se laisserait déduire ou qui
pourrait participer d’une quelconque justification. Le juste finalement ne se
justifie pas, reste essentiellement injustifiable, en-dehors de la raison qui
déduit un fait d’un ensemble de causes. Le juste n’est pas un effet. Il n’est
pas un résultat, ni une forme déduite. Il est pour ainsi dire sans raison. Mais
si tel est le cas, comment en parler ? Ne faudrait-il pas avec Lévinas, et
peut-être en-dehors de lui, dire « l’autrement qu’être » ? Quel
énoncé convient à ce qui arrive sans antécédents, ni préalables capables de
l’anticiper, de l’atténuer, de le digérer selon la pauvreté de ce qui est, de
ce qui a toujours été : une forme de morale, de maxime universalisable. Le
jugement éthique, à parler juste, n’a pas de cas préalables, aucun exemple en
mesure d’illustrer sa rationalité. Il ne repose pas sur un cas antérieur qui
ferait juris/prudence. Il apparaît dans une situation échevelée comme un
événement qui l’excède et le troue d’un sens qui n’est pas démonstratif, mais
plutôt assertorique, sans nécessité.
Le problème de Lyotard sera de
l’arracher, en lisant Lévinas, à cette espèce de Cogito pratique que désigne le
« devoir » chez Kant ou l’autonomie morale… Sujet qui trouve en
lui-même non plus les conditions de son énonciation mais la raison de son
action. La philosophie de Lyotard est celle du différend, de l’hétéronomie.
Certes, nul n’est au-dessus de la loi, ou du moins, il est impossible de
phraser la loi de manière critique, si la critique consiste à se placer
au-dessus d’elle ou de prétendre au point de vue de Sirius : transcendance
descriptive comme idéal du vrai. Cela étant dit, le juste ne saurait pas
davantage se décider depuis une pure autonomie morale qui donnerait la loi de
l’intérieur, dans cette espèce de liberté fondée sur soi, qui serait
suffisante, cause suffisante... Si le prescriptif ne se déduit pas du connu,
comme c’est le cas du régime descriptif, s’il institue une rupture dans l’ordre
de ce qui se produit en tant qu’effet, s’il comporte quelque chose
d’inconditionnel, ce n’est pas au sens de l’autonomie Kantienne qui va donner
naissance au moi absolu dans une philosophie de l’identité purement spéculative
(Fichte).
La loi n’est pas la simple boucle
morale d’un sujet qui se pose lui-même en tant qu’acte autoréflexif délié de
toute causalité antérieure comme ferait un Dieu, cause de soi, cherchant à
s’aménager une place dans l’ordre de la nature.
La situation éthique est plutôt celle de l’Autre et non celle du même.
Pourquoi pas l’Autre Dieu ? L’autre de Dieu ? C’est sans doute Lévinas
qui donne les moyens d’entendre l’Autre en tant que circonstance éthique, Autre
qui sans être théorique ne sera pas pratique au sens de l’autonomie morale.
L’éthique est une trouée dans la morale, saignée de ce qui n’est pas moi, de ce
qui interrompt la circularité du même. Mais si l’éthique est la trace de
l’autre, un autre qui excède tout phénomène, toute intentionnalité et toute
apparition sous condition du moi, si l’éthique vient altérer toute clôture, il
n’en reste pas moins que l’Autre avec un grand « A » n’existe pas
plus que la loi morale. L’Autre de Lévinas n’est pas encore assez autre ni autrement
autre. Il ne se distingue pas suffisamment de la forme souveraine que pose
cette majuscule. L’Autre dans cette forme majuscule ne nous exempte pas suffisamment
de ce qui vaut comme autorité. « Saint Just édicte la loin au nom de
l’Autre, et fait régner la première terreur totalitaire »[1].
L’autre, posé hors de l’autonomie morale, c’est l’autrement autre, l’autre
pluriel, démultiplié dans un ensemble de discours et de parcours qu’on ne peut
ramener l’un à l’autre, justement, et pas plus à l’autre qu’à l’un, l’autre
devant s’écrire plutôt dans sa multiplicité, comme « des autres » ou « les
autres », autres dans un autrement qui ne cesse de différer, de
contrevenir à soi. Alors le juste trouvera des phrases capables de laisser
place, d’ouvrir à des cas dont il nous faut juger de façon réfléchissante et
inventive, selon des dispositifs qui ne sont prescrits nulle part. Pour la
simple raison qu’aucune place ne leur est déjà aménagée dans une situation
quelconque, toujours déjà hors de l’universalité du devoir, toujours déjà « hors
la loi », hors la règle existante, hors de la norme, dans l’anormalité d’une
altérité, excessivement nouvelle, toujours exceptionnelle.
Quelque chose qui ne nous « parle
pas encore »… Il en va comme de l’enfant, « un humain inachevé :
il ne parle pas encore »[2].
Il est l’autre comme ce qui ne nous dit strictement rien, celui qui ne dit rien
parce que son énonciation en cours reste idiomatique, dans sa différence
étrange, sans visage, encore sans aucun visage. Et les verbes nous le font
comprendre mieux que les phrases, eux qui sont infinitifs, capables de marquer un
devenir. Impossible de les réduire à une phrase qui ne marque pas un devenir.
Ainsi de la différence de la forme personnelle, « tu pleures » et de
celle impersonnelle « il pleure », « il vente », « il
arrive ». Autant d'autres Autres. Jamais de tels actes ne sauraient être seulement ceux d’un visage.
Ce sont, dans la phrase, des marqueurs de l’événement, du devenir qui n’est ni
descriptif, ni prescriptif, mais impersonnel, tout autre que Tout Autre… C’est
en ce sens qu’on peut attendre la pluie, reconnaître qu’Il pleut, comme aimait à dire Deleuze, sans pouvoir mettre un visage
sous ce « il ». Il pleut faudrait-il dire alors, mais qui « il » ?
Reste à donner parole à ces étranges formes, à ces paysages sans visage, hors
phénoménologie, hors épiphanie. Mais c’est là un mouvement qui déborde déjà la pensée de
Lyotard dans un commentaire qui nous implique nous, aujourd’hui.
J.-Cl. Martin
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