Nietzsche
forme un point mort dans la mécanique philosophique d’Alain Badiou. « Rien (…)
pour Nietzsche » ne s’est fait attendre, n'est « ni préparé, ni
relayé ». Ce dernier s’introduit, dit Badiou, comme une exception qui
reste tout à fait « à part dans mon entreprise » tant la lecture de
Nietzsche consonne avec le désert, la
sainteté absolue de sa vie. A celui qui pensait que le philosophe était
« le criminel des criminels », Badiou a donc consacré un séminaire
qui constitue le contrepoint de son système, le point vide autour duquel ses
catégories se voient mises à l’épreuve d’une expérience, débordées vers un
événement. Et cet événement, « l’antiphilosophie de Nietzsche » ne
saurait l’assortir à aucune condition qui vaudrait comme un fondement, ni
d’ailleurs en faire un genre de la pensée. Il est davantage question des types plutôt que des genres pour celui qui rompt avec la doxographie philosophique. Et dans
une telle rupture, Nietzsche tend pour ainsi dire son miroir à Badiou, penseur
de la Révolution. Nietzsche depuis ce miroir apparaît dans le séminaire de
Badiou comme un point de rebroussement inquiétant, un vortex qui en appelle à une réincorporation philosophique, introduisant un cheval de Troie dans le système,
un événement qui le brisera sans doute en deux.
Il
y a, avant toute autre proposition possible, avant toute critique même de Nietzsche,
une raison positive et vitale de n’être pas Nietzschéen pour autant que
« Nietzschéen » n’est pas une catégorie de l’être ou du non-être,
pour autant que sa folie y déroge, pour autant qu’en elle c’est l’histoire de
la métaphysique qui se voit fendue de manière irrémédiable, de façon non-dialectique.
Dans cette fêlure reluit un titre, un nom pour une œuvre, celui que Badiou en
quelque sorte lui reconnaît comme acte de baptême. Comme ferait Jean le
Baptismal, Badiou affirme de Nietzsche qu’il est le « prince pauvre et
définitif de l’antiphilosophie », une formule qui rime avec Deleuze
déclarant de Spinoza qu’il est le « prince de la philosophie »…
De
cette forme de principauté, il faut dire que l’Art autant que la Politique en
constituent le lieu, dans un singulier retour après que -dans le sillage de
Hegel- l’esprit en avait déserté le
terrain. Il y a un portrait du philosophe en artiste qui fait la singularité de
Nietzsche, sa grande politique. Nietzsche joue d’un personnage anachorète qui
déserte tous les lieux, autant celui du prédicateur, du prêtre que du moraliste…
Un nouveau type non-philosophique s’affirme dans l’aphoristique bégayante du
philosophe, toujours en fuite sur le territoire qui avait figé les figures de
la philosophie selon l’assurance de leur verbe, de leur prédication. Un style
en rupture, donc, avec une image du présent trop actuelle, trop sociétale et
contre quoi Nietzsche pourra affirmer les ressources de l’inactuel et de
l’intempestivité, d’un décrochage par rapport au pourrissement de l’histoire
contre lequel se lancent les événements véritables. Et c’est sans doute de
façon nouvelle, à la fois proche de Hegel et contre lui, que se pose une
connexion inédite, celle notamment du rapport de l’art à la vérité. Avec la
difficulté de savoir si l’art est ici pris comme procédure générique ou si
l’art n’est pas poussières, aphorismes, fragments d’une vie artiste
démultipliée, laminaire et sans « Unité », ni Continuité générique. En
ce sens, il n’y a pas avec Nietzsche de dialogue possible, pas de fil
dialogique ou dialectique, tant l’art qu’il propose à la philosophie se réclame
du fracas, du marteau.
De
la philosophie décimée dont le Prince est un étrange artiste, on retiendra
d’abord, à rebours des opérations mathématiques, que « ce qui a besoin
d’être prouvé ne vaut pas grand-chose ». Et, dès lors, l’art engage la
philosophie dans une forme brisée, dans l’éclatement du style pour une
évaluation nouvelle, une réévaluation qui est fortement une transvaluation par
l’improbable, une contestation du probant, le refus d’une raison probante.
C’est non par des preuves qu’écrit Nietzsche mais par les saintes reliques de
son propre corps, de son propre sang. Le texte de la philosophie qu’il réclame
étant aussi devenu la sténographie scarifiée de son corps, une spéléologie
physiologique qui descend en soi-même, vers des contrées où personne ne saurait
le rejoindre, sauf dans le sillon de l’écriture. Voici que s’écrit un savoir en
excès, excédentaire à sa propre intelligibilité, excédentaire à la généricité
même du "mathématique", débordant le système probable de Badiou lui-même. Mais un
débordement qui entraîne ce dernier hors de soi. Car « seul celui qui risque sublimement
sa propre vie peut gagner l’infini ». La vie telle que Nietzsche
l’accomplit dans la folie, admet de se perdre en se brûlant au contact de la
vérité, toujours plus profonde que la preuve, plus dangereuse que le site ou le
cadre qui en aménage la réception. Eclatement du site des vérités qui se nomme
bien « folie », principauté folle, Prince devenu fou. Il y a pour le
philosophe une puissance de la vérité qui fait la difficulté de penser, la
torsion plastique du texte, sa fragmentation accueillante de ce qui est le plus
étranger à soi-même. La vie de la vérité
est folle, nécessairement lyrique et, en vertu de sa puissance, excédentaire à
toute opération réductrice à l’Un. Une vérité qui n’atteint pas cette part
extrémale, cette extrémité déchirante, n’est vérité que par délégation, vérité de peu de
valeur, sans valeur, faible, faiblesse. Ce serait une vérité sans excès, qui
transige, qui cède, qui aura cédé aux volitions du siècle et aux arrangements
de l’histoire.
Cette
part révolutionnaire de Nietzsche en culotte rouge, en bonnet Phrygien, adopte
un certain ton qui n’est pas celui du maître comme chez Deleuze, ni celui du
professeur comme chez Heidegger. Il s’agit d’un ton que connaît Badiou
lui-même, qui forme peut-être le brin de folie de Badiou. Dans Ecce Homo, Nietzsche déclare non sans emphase qu’il est « le
premier à détenir le critère des vérités (…), le premier qui puisse en
décider ». Et pour qui lit Badiou, pour qui le fréquente, il ne saurait pas ne pas reconnaître en ce
trait nombre de formules imputables à son style excédentaire, à ses engagements
sans concession, de pure folie relativement à la Grande Politique, déclarations
qui nous déstabilisent, nous choquent et que d’aucuns dénonceront sans vergogne,
au motif d’un réel discipliné par la seule loi commune des énoncés
démocratiques. Il y a une folie de Badiou qui, comme pour Nietzsche, est
assortie à sa profondeur, à son risque, terrible pour le sujet qui l’accueille,
terrible mais dans un frémissement qui modifie les passions en une puissance.
Parler en son nom propre voilà qui fait de Nietzsche « le Prince pauvre de
l’anti-philosophie », quittant sa chaire à Bâle. Et dans une telle
démission, surtout dit-il ne me confondez pas avec un autre ! Surtout ne tentez
pas de me faire céder sur ce point ! Une telle intransigeance est la
marque d’une pensée qui touche à sa propre difficulté, pensée dont la vérité
semble s’incarner en Badiou lui-même, encore installé à Paris VIII en ce temps indécis,
jeune, où il s’échappe encore au Ciph, prince pauvre de la disposition non plus
antiphilosophique mais décisivement philosophique. Aussi entre 1992 et 1993, très
peu reconnu lui-même, Badiou cherchera-t-il à « dessiner sa propre
voie », à frayer sur cette voie la hauteur de son hasard, toucher à son
propre hasard pour saisir depuis son fond les conditions de quelques
singularités qui ne reviendront plus, c’est certain.
Il
y a évidemment chez Nietzsche une demande de reconnaissance qui ne se confond
pas avec du narcissisme et qui va attirer l’attention de Badiou dans une
situation qu’il sent comme un élément de comparaison eu égard à sa propre
singularité. Il y a un tragique de Nietzsche qu’aucun contemporain du XIXe siècle,
qu’aucun collègue professeur ne connaît, ne reconnaît, ne salue comme « Le
crucifié », dont le nom marque pourtant un diagnostic, un diagramme qui
fait dialogue avec Platon ou Hegel et qui brise véritablement l’histoire en
deux. Nietzsche porte non seulement un nom propre, comme c’est le cas de tous,
mais il porte encore ce dernier à la hauteur d’une catégorie, incarne les emblèmes d’une
pensée tirée vers l’éternité, pensée sortie du fond de son propre hasard.
Contre les noms communs usés de la philosophie, ceux de « vérité »,
« substance », « essence », il y a chez Nietzsche une typologie
de noms propres, des personnages conceptuels (pour parler comme Deleuze) dont
il faut comprendre le baptême, notamment celui de Nietzsche pris entre Dionysos
et Ariane. Il s’agit d’un nom qui signe toute l’histoire en passant par un
emblème, un gradient nouveau à partir duquel l’état civil de Nietzsche bascule
dans la révolution, sans doute à la manière de Spinoza, autre Prince de la philosophie.
On entre ainsi sur la scène algébrique de Nietzsche, dans le réseau de noms qui
sont autant de variables, de courbures de sa pensée capables de remplacer la
métaphysique des oppositions, la querelle dialectique, les chicanes de la
philosophie. Et ces variables ne peuvent plus être évaluées dans le chiffrage
numérique du commun, parce qu’elles tendent vers l’infini, parce que loin
d’être des nombres, elles sont des noms de puissance, des exposants de la vie
elle-même envisagée comme volonté de puissance. Alors les noms ne sont que les
précurseurs sombres de quelque chose de plus grand que la nomination. Cette algèbre, sa dramatisation ne sont que des effets de quelque chose de plus sourd. Elles sont l’annonce d’un événement, les marqueurs d’une expérience
préalable qui est celle du Sujet, toujours en défaut sur son propre nom, sur
l’état de la situation.
A
quel point Badiou s’identifie à cette propre annonce du nom, on ne saurait le
dire clairement, mais il reste cependant que « être son propre
précurseur », « l’anticipation de l’événément qu’on est » aura
sans doute constitué la marque de fabrique, la raison créatrice de tout son
séminaire, pour qui entend cette création non comme une anti-philosophie, à la
manière de Nietzsche, mais comme le sombre précurseur du « manifeste de la
philosophie », de sa vérité annoncée par le prince pauvre, par le petit
prince de la philosophie que fut Badiou en 1992, année de ma soutenance, de ma
rencontre avec lui, avec la discussion qui s’est tenue sur le rapport Nietzsche
et Mallarmé dans l’interprétation du Coup
de dés, au fond d’une salle de Paris VIII, entre quelques assistants
téméraires. Et, il y allait de ce qu’il fallait en admettre, il y allait d'un jeu supérieur : de tout ce qu’il convenait de reconnaître
en termes de création, quand la philosophie affronte son écroulement, sort du
palais des nécessités pour celui du hasard, quand elle se fait révolution
d’elle-même, et à partir d’une révolution de ce genre seulement promet un nom
qui peut se passer de toute évaluation. Le hasard de toutes ces occurrences,
ici à Paris VIII, là au Ciph ou encore ailleurs entre 92 et 93, au Seuil ou même aujourd'hui chez Fayard, tout cela marque donc bien l’affirmation d’une autre
nécessité, d’une nécessité de l’événement qu’un nom, si peu connu, est
capable d’annoncer, de conduire vers sa propre éternité. Ceci est sans doute le
signe d’une folie, des Badiou follies. Baptême de celui qui va où il devient, devenant l’unique nombre qui ne
peut pas en être un autre. C’est ici, à travers Nietzsche, Badiou qui donne à
son nom propre un trajet, une trajectoire parsemée d’aléas mais qui, à chaque
fois, cherche la puissance d’en extraire un théâtre vrai, la constellation la
plus frappante dans le champ des ruines qu’incarne la modernité. Où il s’agit
de soustraire l’acte du philosophe à son histoire, à son pourrissement dans
l’histoire et comme dit Nietzsche, dans la perspective annoncée par l’éternel
retour, « de triompher en lui-même de son temps, de se faire
intemporel », créant « des objets sur lesquels le temps se casserait
les dents ». Le séminaire d’Alain Badiou n’a pas d’autre prétention, et il
serait difficile de ne pas en admettre la réussite sous ce rapport.
Jean-Clet
Martin
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