Il y a trois manières de concevoir ce qu'est le
romanesque. Il y a ce que l'on pourrait appeler une lignée officielle, celle
qui est académiquement présentée comme l'histoire du roman français, qui passe
par Stendhal et Flaubert : le roman y est le récit, la captation du réel,
dans une prose rapide, narrative et stylée. Il y a le courant que j'appellerais
des grandes totalisations : le roman a pour objectif de saisir l'esprit et
l'uniformité d'une époque, de construire une sorte de vaste univers dans
lequel, comme dans un orchestre, vient se faire entendre l'esprit du temps.
Dans ce courant totalisant, je rangerais Balzac – qui, peut-être, l'a inventé, avec La
Comédie humaine, Zola, Proust sans doute, et Martin du Gard. Il y a un
troisième courant, qui est à peine reconnu comme faisant partie officielle de
l'histoire du roman (plus qu'un courant, c'est un secteur, une sorte de
curiosité), qui présente un certain nombre de monstres romanesques: La
Nouvelle Héloïse de Rousseau, les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand et Les Misérables de Victor Hugo. Trois monstres littéraires. On ne sait pas très bien
où les classer. La Nouvelle Héloïse, roman par lettres, peu pratiqué, aujourd’hui
peu lu, alors qu'il a été un extraordinaire best-seller au
XVIIIe siècle; les Mémoires d'outre-tombe, qui ne sont un roman que
parce que l'on sait que Chateaubriand raconte ce qu'il a envie de raconter :
bien de ses histoires merveilleuses sont douteuses quant à leur réalité, mais
on peut, après tout, en faire un magnifique roman historique et personnel ; Les
Misérables, qui va nous retenir ici.
Ces trois livres sont à peine tenus pour des romans,
ils ne sont pas mentionnés de façon essentielle dans l'histoire du roman
français, mais ils se distinguent par au moins trois caractéristiques. D'abord,
un dispositif formel – il est à chaque fois tout à fait singulier. La Nouvelle
Héloïse est un roman par lettres, capable de contenir une variété de points de
vue extraordinaire et les Mémoires d'outre-tombe n'ont pas la
forme du roman mais de mémoires. Quant aux Misérables, il est
difficile de le qualifier de pur roman en raison de la masse de choses qui
tiennent davantage de l'ordre des narrations, des prédications, des bilans
et des prophéties – sans rien dire des personnages qui, comme chacun le sait,
sont devenus des icônes et des symboles, et non pas des personnages au sens
ordinaire de la psychologie : Jean Valjean, Cosette, le policier Javert sont
des figures qui n'ont de romanesques que leur inscription immédiate, mais qui
peuvent parfaitement fonctionner dans d'autres registres (Les Misérables est
sans doute le livre qui, dans le monde entier, a connu le plus d'adaptations
cinématographiques). En plus de cette démesure dans le dispositif, il y a la volonté
didactique. Dans les trois cas, un engagement : le romancier se conçoit aussi
comme un professeur, un donneur de leçons, un analyste, un prophète, même ; il
assume, de façon tout à fait consciente – et en un certain sens naïve – une
fonction didactique à l'égard du public. Chez Rousseau, c'est l'analyse de la
société, de son temps, et de la prophétie démocratique telle qu'il la conçoit ;
chez Chateaubriand il s’agit de savoir quelles leçons tirer de la Révolution
française lorsque l'on est encore un partisan du vieux monde, et comment
maintenir le principe monarchique tout en intégrant audit principe les leçons
irréversibles de cette Révolution. Chez Victor Hugo nous
trouvons une vaste méditation, dont le cœur est que le monde est aujourd'hui
partagé en deux visions possibles de son destin – la contradiction, par
conséquent, est au centre de son analyse politique et historique. Dans les
trois cas, le roman – la fiction et ce qui en lui déborde la fiction, le réel
de la fiction, pourrait-on dire – a une fonction d'apprentissage, de
révélation, d'éducation, et non pas simplement une qualité ou une dimension
esthétique. Enfin, ce sont des figures distinguables par leur lien évident avec
l'événementialité politique. Rousseau est l'inspirateur idéologique majeur de
la Révolution française ; Chateaubriand se situe dans le courant de la
Restauration monarchique, mais en assumant le bilan de cette Révolution ;
Victor Hugo est le républicain radical qui veut réellement que l'on ouvre
l'Histoire à une souveraineté populaire.
Les Misérables est une
véritable singularité dans la prose française. Ce livre ne s'inscrit pas dans
une histoire continue et ne peut être comparé aux autres monstruosités dont
j'ai proposé la liste. La question qu'il me faut maintenant traiter est la
suivante : ce roman a-t-il sa place dans « les grandes révoltes», thème de
la série de conférences organisées au Musée Branly par Catherine Clément, série
dans laquelle je viens aujourd’hui défendre la présence de Victor Hugo ?
N'est-il pas paradoxal de situer ce livre – un livre parmi les plus connus de
l'histoire de la littérature française, un livre atypique quant à son genre, un
livre au cœur du XIXe siècle – dans une tentative de penser et
de réfléchir à ce que sont les grandes révoltes ? À cette question, je réponds
oui. Et ce pour sept raisons.
1. La première n'est pas la plus profonde, puisqu'elle
est évidente : le récit des Misérables inclut l'une des plus
grandes scènes d'insurrection qui ait été écrite, à savoir l'affaire de la
barricade du faubourg Saint-Antoine, le 5 juin 1832. Le roman a en son centre
le récit de cette insurrection mémorable, quoique vaincue, dont Hugo fut le
contemporain. À cette occasion, Hugo médite, chemin faisant, sur une autre
insurrection, beaucoup plus dramatique, importante et sanglante, celle des journées de juin 1848 – il y a une
rétroaction de la pensée des émeutes de 48 dans la présentation que Hugo fait
de celles de 32. Notons ceci : l'émeute ouvrière de 1848, écrasée dans le sang
par l'armée coloniale, sous la direction de Louis Eugène Cavaignac (il s'agit là du premier grand massacre d'ouvriers
dans les rues parisiennes), a une importance historique considérable. C'est ce
massacre qui signale une longue et permanente rupture entre le monde ouvrier et
la figure républicaine. C'est là que les ouvriers ont compris qu'il n'était pas
vrai que la proposition républicaine leur était, en elle-même, favorable,
puisque c'est un gouvernement républicain qui, à peine installé, appelle
l'armée coloniale pour les écraser, après des mesures d'expulsion des ouvriers
de la ville de Paris. C'est donc une fissure politique essentielle – encore
aujourd'hui inachevée, encore subsistante –, scellée par ce moment où le
personnel progressiste républicain fait tirer sur les ouvriers, comme il le
fera en 1871, lors de la Commune de Paris.
Or Hugo a été du côté des républicains. Il a
personnellement participé à la répression du mouvement ouvrier. Dans Les
Misérables, il plaide d'ailleurs pour sa cause, en expliquant qu'il le
fallait bien : c'était la République, les ouvriers se levaient contre la
République, la République se devait de réprimer ! Mais on sent que c'est chez
lui une blessure. Une blessure fondamentale. Elle ne trouvera son solde, que
plus tard, lors du coup d'État napoléonien du 2 décembre. Il faut lire L'Histoire
d'un crime de Hugo : un livre qui éclaire Les Misérables et
qui relate son opposition désespérée au coup d'État militaire ; un livre
pathétique car on y voit Hugo courant la nuit dans les rues à la recherche de
l'insurrection manquante... Et il s'entend dire, par les ouvriers : « Tout
ça c'est bien joli, mais où vous étiez, en Juin 1848 ? » Hugo
s'aperçoit de la passivité ouvrière face au coup d'État : la République les
appelle au secours, mais ils ne se précipitent pas pour y venir car, il n'y a
pas si longtemps, la République s'est manifestée en les massacrant. Hugo va
ensuite être cette conscience tourmentée... Qu'est-ce que c'est que les grandes
révoltes ouvrières ? Sont-elles du côté ou non de la République ? Comment la
République peut-elle se trouver à ce point séparée de la masse populaire ? Les
Misérables porte un bilan de cette affaire – un bilan complexe.
La description de la barricade y est épique,
magnifique. C'est dans ce moment historique de l'insurrection que le héros du
livre – au sens du roman d'apprentissage –, Marius, va rencontrer la
possibilité de la vérité historique, dans ce moment qu'il va faire son apprentissage
des grands tourments de l'Histoire (de même qu'il va faire avec Cosette
l'apprentissage difficile de l'amour). On a là, et c'est ce qui fait sans doute
la substance même du livre, le binôme révolution/amour – avec le chapitre
« L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis ». Hugo disait de
Marius qu'il aimait une femme et que sa vie, alors, commençait ; la barricade
est l'autre commencement. Une description épique, donc, et désespérée des
révolutionnaires sur cette barricade :
Cette barricade était forcenée ; elle jetait dans
les nuées une clameur inexprimable ; à de certains moments, provoquant
l'armée, elle se couvrait de foule et de tempête ; une cohue de têtes
flamboyantes la couronnait ; un fourmillement l'emplissait ; elle
avait une crête épineuse de fusils, de sabres, de bâtons, de haches, de piques
et de baïonnettes ; un vaste drapeau rouge y claquait dans le vent ;
on y entendait les cris du commandement, les chansons d'attaque, des roulements
de tambour, des sanglots de femme et l'éclat de rire ténébreux des
meurt-de-faim. Elle était démesurée et vivante ; et, comme du dos d'une
bête électrique, il en sortait un pétillement de foudres. L'esprit de
révolution couvrait de son nuage ce sommet où grondait cette voix du peuple qui
ressemble à la voix de Dieu ; une majesté étrange se dégageait de cette
titanique hottée de gravats. C'était un tas d'ordures et c'était le Sinaï.
2. La deuxième raison, c'est qu'il y a dans le livre
une méditation très profonde sur la fonction de la révolte et de l'émeute – et,
plus précisément, sur le rapport entre révolte et vérité. N'est-ce pas dans la
seule révolte que quelque chose de la vérité historique et politique est
ressentie, rencontrée, expérimentée ? C'est la question qu'il pose et cette
analyse est très fine, puisqu'elle l'amène à tenter de faire la distinction
entre l'émeute et l'insurrection – toutes deux étant des figures intrinsèques
de la révolte et de son rapport à la vérité. Cette distinction est
politiquement cruciale à ses yeux (et elle doit l'être aux nôtres). La révolte
est un chemin de la vérité politique, mais elle ne l'est pas du tout de la même
manière selon que nous avons affaire à une émeute localisée ou à une
insurrection. L'émeute est un phénomène historique qui peut être infra-politique
; l'insurrection est un phénomène qui noue la politique à l'Histoire. Voici
comment Hugo présente la première :
De quoi se compose l'émeute ? De rien et de tout.
D'une électricité dégagée peu à peu, d'une flamme subitement jaillie, d'une
force qui erre, d'un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui
pensent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui
brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte. Où ? Au hasard. À travers
l'État, à travers les lois, à travers la prospérité et l'insolence des autres.
Les convictions irritées, les enthousiasmes aigris, les indignations émues, les
instincts de guerre comprimés, les jeunes courages exaltés, les aveuglements
généreux, la curiosité, le goût du changement, la soif de l'inattendu, le
sentiment qui fait qu'on se plaît à lire l'affiche d'un nouveau spectacle et
qu'on aime au théâtre le coup de sifflet du machiniste ; les haines vagues, les
rancunes, les désappointements, toute vanité qui croit que la destinée lui a
fait faillite; les malaises, les songes creux, les ambitions entourées
d'escarpements ; quiconque espère d'un écroulement une issue; enfin, au plus
bas, la tourbe, cette boue qui prend feu, tels sont les éléments de l'émeute.
[…] Ce qu'il y a de plus grand et ce qu'il y a de plus infime les êtres qui
rôdent en dehors de tout, attendant une occasion, bohèmes, gens sans aveu,
vagabonds de carrefours, ceux qui dorment la nuit dans un désert de maisons
sans autre toit que les froides nuées du ciel, ceux qui demandent chaque jour
leur pain au hasard et non au travail, les inconnus de la misère et du néant,
les bras nus, les pieds nus, appartiennent à l'émeute. […] L'émeute est une
sorte de trombe de l'atmosphère sociale. […] Si l'on en croit de certains
oracles de la politique sournoise, au point de vue du pouvoir, un peu d'émeute
est souhaitable. Système: l'émeute raffermit les gouvernements qu'elle ne
renverse pas. Elle éprouve l'armée ; elle concentre la bourgeoisie; elle étire
les muscles de la police; elle constate la force de l'ossature sociale. C'est
une gymnastique ; c'est presque de l'hygiène. Le pouvoir se porte mieux après
une émeute comme l'homme après une friction.
L'émeute, on le voit, a un statut ambigu. Elle a
rapport avec la vérité en ce qu'elle unifie la question populaire et
l'atmosphère sociale, mais elle est marquée, dans le même temps, d’une
incertitude politique essentielle quant à son rapport au pouvoir. Il y a une
précarité locale et anarchisante de l'émeute ; elle reste obscure.
L'insurrection, en revanche, est une émeute qui rencontre la vérité. C'est sa
définition. Elle est constituée du même mouvement d'agitation sociale mais elle
est le moment où le rapport s'établit entre le peuple réel, en tant qu'il est
le support de la vérité politique, et son inscription dans l'Histoire. Ce
point est fondamental. Quatre formules saisissantes condensent cette analyse.
D’abord, le peuple (c'est-à-dire les misérables, selon
Hugo), c'est le lieu où la vérité politique est visible, c'est le seul lieu où
elle soit réellement visible. Vous pouvez avoir des idées, des projets et des
conceptions, mais pour savoir si tout cela touche le réel, si tout cela est
susceptible d'être vrai, il n'est qu'un lieu : ce que Hugo appelle « le
peuple ». Le rapport du peuple à l'Idée est la clé de la politique comme
réel. Les Misérables le dit à plusieurs reprises.
Qu’est-ce que cela me fait qu’ils aillent pieds nus ?
Ils ne savent pas lire ; tant pis. Les abandonnerez-vous pour cela ? Leur
ferez-vous de leur détresse une malédiction ? La lumière ne peut-elle pénétrer
ces masses ? Revenons à ce cri : Lumière ! […] Qui sait si ces opacités ne
deviendront pas transparentes ? Les révolutions ne sont-elles pas des
transfigurations ? Allez, philosophes, enseignez, éclairez, allumez, pensez
haut, parlez haut, courez joyeux au grand soleil, fraternisez avec les places
publiques, annoncez les bonnes nouvelles, prodiguez les alphabets, proclamez
les droits, chantez les Marseillaises, semez les enthousiasmes, arrachez des
branches vertes aux chênes. Faites de l’idée un tourbillon. Cette foule peut
être sublimée. Sachons nous servir de ce vaste embrasement des principes et des
vertus qui pétille, éclate et frissonne à de certaines heures. Ces pieds-nus,
ces bras nus, ces haillons, ces ignorances, ces abjections, ces ténèbres,
peuvent être employés à la conquête de l’idéal. Regardez à travers le peuple et
vous apercevrez la vérité.
« Regardez
à travers le peuple et vous apercevrez la vérité. » Formule admirable
! Mais toute la question est de savoir ce que signifie de regarder à travers.
Comment être dans le peuple pour voir à travers lui ? Hugo condamnerait l’usage
dépréciatif qu’on fait aujourd’hui du mot « populisme », toujours
prononcé avec méfiance et suspicion. Il soutient une thèse exactement opposée à
l’usage réactif de ce mot. Pour lui, il n'est pas de politique réelle qui ne
soit à travers et dans le peuple lui-même – la politique ne peut prétendre être
transcendante au peuple, elle doit s'accomplir, se regarder et s'observer à
travers lui.
Une deuxième formule touche à la question de la
violence – question très importante en politique, à toutes les époques. Hugo
soutient que la violence apparaît inévitablement dans la politique et dans
l'Histoire dès lors qu'il y a les deux termes de la dialectique peuple/vérité
(ou peuple/Idée, peuple/idéal politique). L'insurrection est le moment de
violence de cette connexion, de ce lien intime, entre peuple et vérité.
Un philosophe est derrière la barricade de 1832 ; il
s'appelle Combeferre. Il est le siège d'un débat intérieur sur la violence : il
pense qu'il est du bon côté mais se demande, dans le même temps, quelle est
cette violence extrême à laquelle il assiste; il se dit que, peut-être, la
relation entre le peuple et la vérité pourrait être différente... « Combeferre
préférait peut-être la blancheur du beau au flamboiement du sublime. Une clarté
troublée par de la fumée, un progrès acheté par de la violence, ne
satisfaisaient qu'à demi ce tendre et sérieux esprit. Une précipitation à pic
d'un peuple dans la vérité, un 93, l'effarait ; cependant la stagnation
lui répugnait plus encore. »
L'insurrection est cette « précipitation à pic
d'un peuple dans la vérité ». Il n'y a pas beaucoup de freinages, de
ralentissements...
La troisième formule, du même style, est magnifique :
« L'insurrection est l'accès de fureur de la vérité. » C'est
une définition. Hugo dit ici que la violence est inéluctable, car si la vérité de
l'émancipation et de l'égalité entre les hommes doit faire son chemin dans trop
d'obstacles, il faudra bien qu'elle se manifeste dans la figure d'une fureur.
La quatrième formule précise encore, de façon
admirable : « Il y a les insurrections acceptées qui s'appellent
révolutions ; il y a les révolutions refusées qui s'appellent émeutes. Une
insurrection qui éclate, c'est une idée qui passe son examen devant le peuple.
Si le peuple laisse tomber sa boule noire, l'idée est fruit sec, l'insurrection
est échauffourée. » Si l'insurrection est acceptée, on aura la
révolution – c’est-à-dire l'effectivité et le réel de l'Idée.
Hugo a connu, presque vingt ans plus tard, ce « fruit
sec » dans les rues de Paris, à la recherche d'une insurrection
capable de résister au coup d'État de Louis Napoléon Bonaparte. Mais le peuple
a lancé « sa boule noire » : il ne s'est rien passé et Hugo
l'a payé personnellement de vingt années d'exil. Cet exil est bien des choses,
mais c'est aussi le châtiment, je pense, qu'il s'est infligé lui-même pour sa
position en juin 1848.
3. Mais revenons à nos sept raisons d’inscrire Les Misérables dans le registre des
« grandes révoltes ». La troisième raison, c'est la méditation sur tout
ce qui n’est éclairé que par l'existence populaire anonyme. Les héros, pour
Hugo, ne sont pas les vedettes ni les grands noms propres évidents. Les vrais
héros ne sont pas connus ni reconnus, mais ce sont eux qui valident finalement
l'Idée dans la figure de l'insurrection ; ils incarnent immédiatement la
profondeur et le caractère décisif de l'action des pauvres et des misérables.
Les misérables sont les véritables héros de l'Histoire et du roman
lui-même.
Prenons la présence dans Les Misérables de
la bataille de Waterloo. Hugo soutient
deux thèses : Waterloo a en réalité été une victoire de la contre-révolution,
car Napoléon incarnait sans le vouloir, aux yeux de l'Europe réactionnaire, le
dernier visage de la France révolutionnaire. « Ne voyons dans Waterloo
que ce qui est dans Waterloo. De liberté intentionnelle, point. La
contre-révolution était involontairement libérale, de même que, par un
phénomène correspondant, Napoléon était involontairement révolutionnaire. Le 18
juin 1815, Robespierre à cheval fut désarçonné. » La signification de
Napoléon doit être vue du point de vue de l'histoire générale du peuple et non
pas des intentions de Napoléon lui-même. Quelques mots sur le fameux mot de Cambronne : vers la fin de Waterloo, alors qu'il ne reste
plus que la vieille garde encerclée de toutes parts, les Anglais disent aux
Français de se rendre – ce à quoi Cambronne répond « Merde ! ».
Ce que l'Histoire polie a remplacé par : « La garde meurt mais ne se
rend pas. » Hugo revient à la formule primitive et dit du mot de
Cambronne : « L'homme qui a gagné la bataille de Waterloo, ce n'est pas
Napoléon en déroute, ce n'est pas Wellington pliant à quatre heures, désespéré
à cinq, ce n'est pas Blücher qui ne s'est point battu ; l'homme qui a gagné la
bataille de Waterloo, c'est Cambronne. Foudroyer d'un tel mot le tonnerre qui
vous tue, c'est vaincre. » Voilà la méthode de Hugo ! Aller chercher
dans l'Histoire le point le plus minimal et le plus intrinsèquement populaire
qui porte la victoire historique du peuple, à travers la déroute et la défaite
elle-même. Il appelle ça un « dédain titanique » : le dédain
de la vie, le dédain de la mort, au nom de la position du peuple dans son
enracinement immédiat contre la contre-révolution. Hugo continue : « Cette
parole du dédain titanique, Cambronne ne la jette pas seulement à l'Europe au
nom de l'empire, ce serait peu; il la jette au passé au nom de la révolution.
On l'entend, et l'on reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. Il
semble que c'est Danton qui parle ou Kléber qui rugit. »
Voyez la méthode : prendre l'épisode gigantesque de la
bataille de Waterloo, en faire une scène historique épique, et, à ce moment,
désigner en son cœur, comme sa vérité la plus intime, le mot de Cambronne,
symbole du soldat anonyme de la bataille – qui, idéalement, du point de vue de
la pensée et de l'Histoire, aura été le véritable vainqueur.
Un autre exemple fameux est évidemment Gavroche, le
gamin de Paris sur la barricade. Il permet stylistiquement de jouer sur ce qui
est petit et grand : le petit gamin est chargé de la grandeur de la barricade –
un chapitre s'intitule d'ailleurs « Où le petit Gavroche tire parti
de Napoléon le Grand » ; un autre « L'atome fraternise avec
l'ouragan ». Lorsque Gavroche meurt, Hugo le décrit comme « cette
petite grande âme ». Gavroche est la connexion immédiate du petit et du
grand, au profit du petit. C'est la leçon hugolienne de la révolte : ce qui est
digne de grandeur est ordinairement considéré comme minuscule.
4. La quatrième raison pour laquelle Hugo est un des
plus grands prosateurs de la révolte, c'est que ce sont toujours les pauvres –
le faubourg Saint-Antoine (« un réservoir de peuple », dit
Hugo) – qui indiquent la direction du choix. Notamment aux penseurs, aux
intellectuels et aux écrivains. La direction resterait insaisissable si elle
n'était pas prescrite par un contact immédiat avec le peuple. Par conséquent,
il faut se méfier – c'est important, pour aujourd'hui – de la distinction
incontrôlée entre « barbares » et « civilisés » : il y a
chez Hugo, personnage considérable et embourgeoisé, une méditation très
profonde sur le sujet. Il faut regarder de près cette distinction entre
barbares et civilisés, car il se pourrait qu'elle serve encore aujourd’hui à
camoufler le fond même de l'injustice, c'est-à-dire l'absence de vérité.
Citons :
Sauvages. Expliquons-nous sur ce mot. Ces hommes
hérissés qui, dans les jours génésiaques du chaos révolutionnaire, déguenillés,
hurlants, farouches, le casse-tête levé, la pique haute, se ruaient sur le
vieux Paris bouleversé, que voulaient-ils ? Ils voulaient la fin des
oppressions, la fin des tyrannies, la fin du glaive, le travail pour l'homme,
l'instruction pour l'enfant, la douceur sociale pour la femme, la liberté,
l'égalité, la fraternité, le pain pour tous, l'idée pour tous, l'édénisation du
monde, le Progrès ; et cette chose sainte, bonne et douce, le progrès, poussés
à bout, hors d'eux-mêmes, ils la réclamaient terribles, demi-nus, la massue au
poing, le rugissement à la bouche. C'étaient les sauvages, oui ; mais les
sauvages de la civilisation. […] En regard de ces hommes, farouches, nous en
convenons, et effrayants, mais farouches et effrayants pour le bien, il y a
d'autres hommes, souriants, brodés, dorés, enrubannés, constellés, en bas de
soie, en plumes blanches, en gants jaunes, en souliers vernis, qui, accoudés à
une table de velours au coin d'une cheminée de marbre, insistent doucement pour
le maintien et la conservation du passé, du moyen âge, du droit divin, du
fanatisme, de l'ignorance, de l'esclavage, de la peine de mort, de la guerre,
glorifiant à demi-voix et avec politesse le sabre, le bûcher et l'échafaud.
Quant à nous, si nous étions forcés à l'option entre les barbares de la
civilisation et les civilisés de la barbarie, nous choisirions les barbares.
Il ne faut pas se tromper lorsque l'on est dans
l'apparence d'un conflit entre deux barbaries. Nous avons à choisir ce qui est
indiqué par le peuple, et non par les hommes brodés – encravatés, dirions-nous
aujourd'hui. C’est Echchouaf ou Sissoko qui ont presque sûrement raison contre
Valls ou Hollande.
5. La cinquième de nos sept raisons est plus
philosophique. La révolte est le moment où entre en scène une dialectique du
fini et de l'infini.
Le Hugo philosophe enveloppe tous les autres. Dans la
révolte, l'insurrection ou la révolution, ce qui devient visible est la
capacité humaine d'accès à l'infini. Seule, la révolte nous enseigne que la
finitude humaine n'est pas le dernier mot des choses ; la révolution indique
une potentialité tout à fait autre dans l'action humaine que celle dont l'homme
paraît capable dans les descriptions sociologiques ordinaires ou dans la
philosophie de la finitude. Hugo écrit à propos des Misérables :
« Ce livre est un drame dont le premier personnage est l'infini.
L'homme est le second. » Deux grands personnages. Il dit aussi :
« Toutes les fois que nous rencontrons dans l'homme l'infini, bien ou
mal compris, nous nous sentons pris de respect. » L'infini, dans
l'homme, c'est le moment où celui-ci s'avère capable de ce dont il ne se savait
pas capable. Son infinité se révèle en ce qu'il n'est pas borné dans ses capacités
: à tout moment, l'occasion historique, la rencontre dans la vie ou le
changement, lui permettent d'agir sans pourtant disposer, en lui-même, d’un
savoir de sa propre capacité à faire ce qu’il fait. Et c'est là que l'on
rencontre l'infini. Hugo en conclut ceci : « En même temps qu'il y a un
infini hors de nous, n'y a-t-il pas un infini en nous ? Ces deux infinis (quel
pluriel effrayant !) ne se superposent-ils pas l'un à l'autre ? Le second
infini n'est-il pas pour ainsi dire sous-jacent au premier ? » Ceci
est extrêmement profond. Hugo n'est pas intéressé par la simple opposition du
fini et de l'infini, mais par la possibilité d'existence d'infinis différents.
La potentialité humaine se meut précisément à l'intérieur de la possibilité
d'existence d'infinis qui ne sont pas seulement des noms pour ce qui s’oppose
au fini, mais qui sont des infinis de différentes dimensions. La révolte et la
révolution composent des moments où une infinité inconnue vient doubler toutes
les infinités déjà expérimentées.
L’époque actuelle est un moment de négation de
l'infini : ce qui nous est enseigné, c'est que nous devons trouver notre place
dans une finitude irrémédiable. La figure hugolienne, celle de la multiplicité
des infinis, dans laquelle la pensée et l'action peuvent se mouvoir, est vue de
nos jours comme une fiction poétique totalement impraticable. Hugo connait,
nomme, méprise, cette tendance négative. Il poursuit : « La négation de
l’infini mène droit au nihilisme. Tout devient "une conception de
l’esprit". Avec le nihilisme pas de discussion possible. Car le nihiliste
logique doute que son interlocuteur existe, et n’est pas bien sûr d’exister
lui-même. […] Une foi : c’est là pour l’homme le nécessaire. Malheur à qui
ne croit rien ! » Voilà l'enseignement hugolien : malheur à qui ne
croit en rien. Ce n'est pas religieux, c'est la conviction que quelque chose
comme l'infini (intérieur) peut exister. Nous ne sommes pas programmés pour
trouver une « bonne place » dans le monde tel qu'il est ; nous devons
mettre en branle, trouver l'occasion de déployer cette infinité intérieure. Le
nihiliste est le personnage contemporain typique, l’homme qui n'est dupe de
rien et ne croit plus en rien. L’homme dont le seul vœu est de s'installer là
où il vivra tranquillement le mieux possible. À celui-là, Hugo dit :
malheur à toi ! Tu es un homme mort !
6. La sixième raison relève très classiquement de
l'analyse de classes. Une connexion inattendue entre Hugo et Marx... Même si je crois que le premier ignorait jusqu'à
l'existence du second. Du point de vue du devenir de le politique et des
révolutions, Hugo voit clairement quelque chose qui est devenue très important
: il ne faut pas se représenter le pouvoir de la bourgeoisie comme se résumant
à l’existence, bien réelle, d'une petite oligarchie richissime et séparée. La
racine du pouvoir de cette oligarchie réside dans sa capacité à constituer un
consensus assez large, incluant une large fraction de la petite bourgeoisie, des
classes moyennes. Hugo, qui emploie le mot « bourgeoisie » dans son
sens le plus large – soit l’ensemble des gens satisfaits de leur sort -- nous livre une piste pour comprendre ce que
l'on appelle l'Occident, le monde occidental : c'est cette partie du monde dans
laquelle une majorité inerte de gens, y compris parmi ceux qui ne font en rien
partie de l'aristocratie dirigeante, adhère à l’organisation capitaliste de la
société, car leur intérêt est pour l'essentiel satisfait – ce qui est plus
important pour eux que de prendre le risque d'autre chose. « Qui arrête
les révolutions à mi-côte ? demande Hugo. La bourgeoisie.
Pourquoi ? Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. Hier c’était
l’appétit, aujourd’hui c’est la plénitude, demain ce sera la satiété. [...] On [Hugo
parle ici des communistes] a voulu, à tort, faire de la bourgeoisie une
classe. La bourgeoisie est tout simplement la portion contentée du peuple. Le
bourgeois, c’est l’homme qui a maintenant le temps de s’asseoir. Une chaise
n’est pas une caste. […] L’égoïsme n’est pas une des divisions de l’ordre
social. » Cela est contestable à certains égards, mais demeure très
utile pour comprendre notre monde, c'est-à-dire notre monde bourgeois au sens
large : autour de l'oligarchie restreinte, et assurant son règne, fourmillent
des intérêts « arrivés à satisfaction ».
7. Enfin, la septième et dernière raison : Hugo nous
parle d'aujourd'hui quant au diagnostic politique et quant à la ligne subjective
à suivre. La période au cours de laquelle il écrit Les Misérables est,
comme la nôtre, une période d'échec apparent de toutes les tentatives
révolutionnaires. Les révolutions de 1848, qui avaient soulevé des forces
immenses dans toute l'Europe, ont toutes échoué – elles se sont toutes
terminées par des formules de restauration, de dictature personnelle... Hugo
médite dans des conditions qui sont proches des nôtres. Partout des échecs
patents. Le capitalisme a provisoirement tout emporté. Notre situation
subjective, j'ai l'habitude de le dire, est plus proche des années 1840/1850
que du siècle dernier. Tout est à reprendre et à refaire. Il faut tenir bon sur
cette conviction. Encore faut-il qu'il y ait l'Idée. « L'avenir
arrivera-t-il ? écrit Hugo. Il semble qu'on peut presque se
faire cette question quand on voit tant d'ombre terrible. Sombre face-à-face
des égoïstes et des misérables. […] Faut-il continuer de lever les yeux vers le
ciel ? Le point lumineux qu'on y distingue est-il de ceux qui
s'éteignent ? L'idéal est effrayant à voir ainsi perdu dans les
profondeurs, petit, isolé, imperceptible, brillant, mais entouré de toutes ces
grandes menaces noires monstrueusement amoncelées autour de lui ; pourtant
pas plus en danger qu'une étoile dans les gueules des nuages. » Voilà
notre monde : la gueule des nuages et l'Idée, comme une étoile, très menacée,
très couverte, très imperceptible... mais peut-être irréductible.
La ligne à suivre dans ces temps de défaite ou de
recul ? La voici : « Le passé, il est vrai, est très fort à
l'heure où nous sommes. Il reprend. Ce rajeunissement d'un cadavre est
surprenant. Le voici qui marche et qui vient. Il semble vainqueur ; ce
mort est un conquérant. Il arrive avec sa légion, les superstitions, avec son
épée, le despotisme, avec son drapeau, l'ignorance ; depuis quelque temps
il a gagné dix batailles. Il avance, il menace, il rit, il est à nos portes.
Quant à nous, ne désespérons pas. Vendons le champ où campe Annibal. Nous qui
croyons, que pouvons-nous craindre ? Il n'y a pas plus de reculs d'idées
que de reculs de fleuves. »
Si vous avez la tentation de renoncer, de vous
installer passivement, de rallier la part du peuple égoïste et satisfaite à bon
compte, songez à cette maxime : « Il n'y a pas plus de reculs
d'idées que de reculs de fleuves ». Saisissez-vous de l’Idée
communiste, liez-vous aux insatisfaits, aux grandes révoltes, organisez le
nouvel infini, et tenez bon.
Alain Badiou
conférence prononcée au musée du quai Branly, dans la série "Les grandes révoltes" produite par Catherine Clément
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire