Pourquoi ce titre ? On répondra qu'il tient du besoin de réinvestir Derrida dans le débat contemporain qui se dit plus « réaliste », annonçant contre le post-modernisme le renouveau de la philosophie. La déconstruction, sous ce rapport, serait stérile, n’aboutissant jamais à rien d’autre qu’à une critique. Elle aurait dégénérée en une rhétorique sophistiquée qui ne donne plus sur aucune Vérité. Cette inflation des sophismes, des paralogismes aurait d'ailleurs commencé déjà avec Kant après lequel la philosophie aurait perdu ses objets les plus métaphysiques. Notre connaissance depuis lors ne garantit plus aucune trouée vers l'Etre. Elle est finie, limitée par Kant aux perspectives du sujet humain. Ne restent plus que des interprétations relativistes ou des jeux de langage.
On pourrait du coup se lasser d'un tel discours et considérer les apories verbeuses, autour de cette limite de la connaissance, comme une figure périmée de l'histoire. Et cela nous conduirait immanquablement à nous libérer de la modernité entraînée par Kant sur le versant de la philosophie "Critique" ayant perdu le contact avec toute réalité. Mais quelle réalité? La plus commune? La plus assurée par l'opinion? La plus totalisante?... La connaissance pour Kant, c’est vrai, ne peut prétendre à déterminer l’être en soi du réel. Celui-ci reste inconnaissable, imperméable à notre approche, à notre accès. Nous voici condamnés à une expérience restreinte qui nous interdit l’accès à la chose, aux choses en soi. Reste pour seul horizon l’horizon phénoménal avec, peut-être du côté de la croyance, une porte de sortie morale, elle-même problématique quant à sa réalisation, à son effectivité. On dirait donc qu’avec Kant tout a basculé dans la forme humaine du « pour soi », du perspectivisme contrecarrant fortement le désir d’accéder à l’Absolu. Mais un Absolu qui, à supposer qu'on s'en enquiert, serait donné par quelle source, par quelle autorité, par quel juge, par quel mot d'ordre?
Que le monde soit conçu comme le
corrélat de la représentation est une injonction Kantienne qui laisse au sujet
moral un autre côté où se débattre mais comme ferait une "belle âme" impuissante, tout à fait illusoire, retenue dans sa finitude au moment de sortir la tête de l'eau. Raison par laquelle le scepticisme Kantien de Schopenhauer
s’éteindra déjà dans un nihilisme ravageur. Une aspiration du vouloir-vivre à
s’abolir dans le néant. On ne sort de Kant que par l’extinction et le suicide
dirait-on. Ne reste que l’injonction de hâter la fin elle-même selon la
fin de la philosophie, la fin de l’art, la fin de tout. On comprendrait alors
que règne aujourd'hui une certaine lassitude et qu'il faille en finir avec la finitude… Mais « en finir avec la finitude »,
se positionner "après la finitude" est tout de même une modalité naïve qui se pense encore selon une orientation qui toucherait enfin à sa fin. Nous voici pris par l'injonction presque consumériste d'une "nouveauté", formule progressiste de celui qui « dépasse », « relève » l’ornière
du nihilisme sans voir qu'après est encore sous l'emprise de la fin refusée, de la page tournée, de la séquence close, de l'affaire classée… Un mouvement qui s’inscrit dans la
perspective historique, épocale, d’un progrès auquel Derrida ne croit plus du tout.
En revenir autrement à Kant est
donc une option qui s’est imposée après Heidegger à Derrida comme à Deleuze, et sans doute dès le début de
leur parcours, fort différent du reste. Mais ce retour sur Kant ne se fera pas
comme chez Heidegger pour en sonder la fondation et en établir l’archéologie.
L’idée n’est pas d’en revenir à ce qui se joue « sous » la finitude, avant elle au titre de quelques fossiles antéprédicatifs.
Ni avant, ni après, l’œuvre de Derrida s’inscrit plutôt dans un « temps
sorti de ses gonds », dans une autre forme de pensée que celle de l'être saisi comme temps ou, pire, celle de la chronologie. Cette déconstruction d’une ontologie
temporelle comme ensemble
de lignes continues, successives, rassemblées en un récit cohérent, à une parole intrigante, cette dissémination est précisément ce que l’œuvre de Derrida va réaliser en démantelant ainsi le modèle de la finitude à l’époque moderne.
L’espace de l’écriture montre, à cet égard, un espacement autre qui n’est pas
directement successif ou encore historique. Ce temps sans âges ouvre plutôt à des répétitions, des retours hors du temps selon le mouvement d'une mémoire spectrale, hantée par des fantômes qui ne respectent pas les périodisations, qui chevauchent le cloisonnement de l'histoire. Ce sont des mouvements aberrants que Derrida répartit dans une hantologie qu'on ne pourra discipliner par l'ontologie, par ses catégories cloisonnées.
Par toutes ses œuvres, Derrida
interrogera du coup une sensibilité qui ne se réduit pas à celle des « formes
a priori » de l’espace et du temps classique dont on pourrait ventiler les figures de manière historiale comme le fera encore Heidegger, ni par une reformulation intentionnelle comme chez Ricoeur. Rompre avec la finitude, c'est rompre avec un certain modèle de l'histoire qui définit la modernité. Et une opération de ce genre n'est guère redevable à la réceptivité de l'intuition. L’intuition n’est pas la seule ressource de
« réalisation » de nos facultés. Ce pourquoi Derrida nous reconduira
bien mieux aux dimensions d’une multiplicité décadrée, d’une variété spatio-temporelle
qui prend le nom de « Différance ». La forme humaine de
l’espace-temps, soumise aux catégories de l’entendement, n’est pas une
formalisation qui tient compte de la richesse bigarrée du réel. Et l’animal ne
synthétise pas le monde selon la forme Kantienne d’un temps soumis à la
causalité ou au jugement, ni à aucune intentionnalité. Il s’agit d’un espace beaucoup plus fibré, libéré du
temps comme simple nombre du mouvement. Et ce qui est vrai de l’animal peut se
dire encore de la machine, de la cybernétique, des sensibilités cellulaires...
Rejoignant Deleuze sur ce point,
la déconstruction de la finitude poussera Derrida à l’élaboration d’une
spatialité et d’une temporalité dont les arcanes ressortissent à une nouvelle manière de penser, d’inscrire le réel à la surface
des choses selon ses traces, empreintes et signes placés hors toute phonologie, hors tout logos. Nous voici devant un temps qui vole en éclats, devant des
poussières, des cendres et des fragments de temps qui se recomposent selon
d’autres grammaires que celles du « monde » humain, en-dehors donc
des fins de l’homme. La finitude n’est pas dépassable si on pensait simplement
l’abandonner ou la relever dans un « après ». Il convient de la
déconstruire davantage dans sa structure autant que selon les formes du savoir
qu’elle a imposées. Dans cette perspective, l’art, le sublime en art autant que
les mouvements réinscriptibles du vivant ou les vitesses de la technique,
témoignent de "mondes" qui n’ont rien de commun, rien à voir avec un sens commun
ou avec l’unité spatio-temporelle de la réceptivité Kantienne.
Le monde humain n’est pas le
seul. Il nous faudrait parier davantage sur une multiplicité de mondes, un plurivers dont la
dissémination n’est pas négligeable et qui ne fait pas de la « présence à
soi », de la subjectivité le seul critère d’intelligibilité. De ces mondes
tout autres, il y a des cohérences qui se rejouent à la frontière de la
sensation, comme le laissent pressentir les antennes d’un insecte avec ses
insections si étranges. Autant de signes tracés sur ses ailes, ressentis selon un grammage singulier, voire une stylistique inhumaine qui remonte aux habitudes d'un temps préhistorique, une contraction de mouvements lents que Maine de Biran avait analysée.
La déconstruction de la temporalité Kantienne reconduit à une écriture qui est
aussi celle d’une construction, d’un constructivisme immanent à la
déconstruction, à sa grammatologie plurielle. Un ensemble de lettres
génétiques, d’alphabets monstrueux qui hantent le bétonnage de la métaphysique
et qui reviennent selon des articulations insoupçonnées, des spectres qui différent toutes les totalisations, tous les
totalitarismes d’abord exhaussés par la Raison. Autour de ces spectres
gravitent localement des assemblages qui, comme le montrent les figures
emblématiques de Derrida, renouent avec les gestes inventifs de la philosophie,
du côté de Condillac, Biran, Ravaisson mais encore Von Uexküll, Joyce, Kafka,
Ponge... Un autre Derrida donc est mis en mouvement dans les cycles de la "différance" qui, de Kant à Hegel, relance les pièces démembrées de la machine
philosophique.
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