"En lisant Pascal, on peut dire que le paysage se modifie profondément. Celui-ci nous place devant une alternative terrible, nouvelle. Il ne cherche pas des axiomes pour justifier la décision. C’est la décision elle-même qui devient un axiome gratuit. Les axiomes de Pascal ne sont pas du tout fondés. Chez Pascal, nous sommes d’emblée dans l’horreur. Une évidence macroscopique de l’horreur.
C’est même là ce qui occasionne le divertissement[1]. Les gens qui se divertissent, c’est parce qu’ils vont très mal, consciemment mal. Ils ont fait une expérience insupportable d’abord -et bien avant de s’enivrer pour calmer les nerfs ou pour s’abandonner à leurs esprits animaux. On confond généralement le divertissement avec une attitude dérivée, superficielle, presque hystérique. Mais c’est loin d’être le cas. Nous avons pour ainsi dire un pied dans la tombe. Il nous faut attendre pour rien. Il fait nuit. Nous sentons que minuit ne va pas durer toujours. Très lucide comme moment ! Une nuit presque mystique, révélatrice. Et c’est trop dur ! On sabre le champagne d’un grand coup. Et pour couronner le tout, on sort comme l’aveugle dans le bruit, dans la fureur de la ville. On rencontre du monde et on fait le magnifique. Le divertissement nous envahit soudainement avec toutes les lumières soporifiques du monde. Il faut l’évanouissement, l’oubli pour que l’intrigue horrifique de l’être tombe d’un cran. L’angoisse ne disparaît qu’à ce prix. Nous voilà sauvés jusqu’au petit matin. Mais très rapidement, l’illusion se dissipe, tout empire, et le réveil nous remet plus bas sous la tombe. Et donc nous voici à nouveau en regard de l’expérience. Alors, il faut bien monter au créneau du pari. Nous n’avons pas une minute le choix d’éluder le pari. Le divertissement se paie toujours d’une migraine monumentale où revient l’éternel problème. On y verra donc un nihilisme altéré, une altération du nihilisme par lui-même et en lui-même, reconduit de cette ornière vers la lumière d’un choix.
Dans cette psychose, il y a trois choses au-moins : 1/ oublier le choix en reprenant un verre avec des connaissances de fortune 2/ choisir l’abîme, franchement, lucidement comme un être qui accepte sa déchéance et puis 3/ miser sur Dieu pour découvrir dans la foi l’épreuve d’un pari qui entame une vraie vie, fidèle. Pascal prend cette dernière voie – et nous avons un très grand respect pour cette vie, cette forme monastique d’existence. Mais on verra très vite qu’un choix de ce genre n’arrange rien. Cette branche de l’alternative qui semblait pourtant seule susceptible de grâce, Abraham l’a expérimentée et en sait quelque chose. Abraham aussi a choisi Dieu… Lui peut prononcer la sentence : « je crois en Dieu ». Mais manque de chance, ce Dieu lui demande de tirer le couteau pour égorger son fils. Il est mis à l’épreuve après son choix. Problème du temps dans l’éternité… Les « esprits animaux » entrent en scène d’une façon tout autre, ainsi que les images qu’ils informent. On l’a déjà un peu compris, si l’on prend la peine d’aborder la répétition chez Kierkegaard. Impressionnant tout de même, Kierkegaard, lui qui trouve dans la foi une véritable embrouille, la seule altération possible pour le nihilisme. En effet, si Abraham, ayant choisi Dieu, est remis dans un tel tourment, c’est pire que s’il avait décidé de se saouler en ville. Le divertissement est un baume qui ne fait pas l’expérience en profondeur du mal, trop insupportable, et le nihilisme qui dit que rien ne vaut, ne connaît finalement pas grand-chose du mal. Il y a là une frontière qui s’indure physiquement, mais qui n’est pas toujours claire lorsqu’on parle du choix, du pari, des passions qui nous guident.
Si nous revenons vers Abraham, on comprendra très bien que tout est à refaire d’une certaine manière. Nous avions gentiment choisi Dieu, poussés par le pari, par le cœur dont les raisons nous échappent. Mais ce dernier nous demande l’impossible, le plus bestial. Fini le beau risque de Pascal. Il vaut mieux rester esthéticien comme Kierkegaard le fit d’abord. On sort du monastère, on regarde des œuvres, on séduit les religieuses et on fait de sa vie une œuvre, une comédie burlesque, ironique, cynique, en se moquant du monde autour de soi, souriant un peu de ceux qui ont fait le choix d’aller à l’Office pendant que le monde festoie. Le divertissement est de retour, par obligation cette fois-ci. Parce que devant le Dieu d’Abraham, on n’est plus si sûr d’avoir gagné, d’avoir fait le bon choix. C’est un Dieu terrible, horrible comme l’œil de Bataille. Pascal le savait-il ? On ne peut trop l’affirmer devant ses pensées tortueuses, absolues. Mais dans les "Provinciales", il doit tout de même convaincre les fidèles, il est par trop pris dans une fidélité militante. A la différence de Pascal, Kierkegaard dit plus franchement qu’il admire Job et Abraham, mais qu’il n’aurait absolument pas la force de les suivre[2]. Et il nous faut bien affronter cette impossibilité. Le geste d’Abraham nous instruit que la chute consiste à suivre Dieu. Aimer Dieu, c’est accepter le sacrifice de son fils comme d’ailleurs le montre la passion du Christ abandonné et finalement sacrifié. Quand la chute vient de Dieu lui-même et qu’on pèche pour lui obéir, ayant fait l’effort, avec Pascal, de la foi, et donc ayant pris la décision de sortir du divertissement, s’annonce l’insanité absolue. S’annonce donc un nihilisme supérieur, une forme transcendantale qui détériore les petites beuveries, un nihilisme qui assiste à sa décrépitude, à sa détérioration.
Imaginons un peu une chute orchestrée par nos propres positions fidèles, par notre propre credo. Beaucoup font de la philosophie un petit divertissement, pas le divertissement de Pascal, plutôt un jeu sobre, un concours pour être premier en philosophie. Comme si la philosophie était un concours ! Avec Pascal, Kierkegaard, ce sont tout de même d’autres sommets. Pas question de faire l’intéressant comme dit souvent Kierkegaard, en les lisant. Mais quoi de plus ? Je crois qu’il faut creuser encore cette expérience incompréhensible qu’on évoque sous le nom du mal, de sa bestialité, des visions qu’il engendre, des imaginations qu’il prescrit. On n’est pas allé assez loin dans la métaphysique du mal, dans la métaphysique comme expérience supérieure, poussée sur le versant d’une théologie radicale.
Répétons ! Reprenons encore Pascal, son pari, l’existence prise dans l’axiome du pari lui-même. Le pari en question n’a que deux branches dit-on généralement : celle du salut ou celle du chaos. Il y a là bien plus qu’une alternative logique, au point de conduire la métaphysique vers un empirisme grave. Plus qu’une alternative encore en ce qu’il y a une autre voie que je voudrais ouvrir. Dans l’horizon de Pascal, l’alternative était la suivante : soit Dieu, soit la terreur obscure du monde (peut-être en primeur la sombre profondeur de Dionysos). Sans hésiter, Pascal se réfugie dans la foi et la prière. Difficile pour nous de prier en suivant Abraham. Nous avons connu bien mieux la passion de Nietzsche qui représente assurément l’autre versant de Pascal. Il prend l’autre embranchement du labyrinthe, l’autre porte, le couloir qui mène à l’horreur des infiniment grands et des infiniment petits. C’est un mauvais frère de Pascal. Faire le pari et s’engager vers la branche que Pascal avait rejetée, entrer dans un monde sans Dieu où se déchainent les « esprit animaux » et les images neuves d’un bestiaire fantastique. Et, dans ce pari, expérimenter non pas forcément la névrose, mais la force, la volonté de puissance, celle du courage, de l’amitié des exclus qui vont sonder l’abîme de l’éternel retour… (et nous ne savons pas davantage si nous avons le courage, la force de jouer cet autre jeu).
Les forces, les vertus ne sont plus aujourd’hui déclinées selon cette fantastique roulette russe (Dostoïevski, Chestov en furent les ultimes héritiers). Difficile pour nous, en effet, de poursuivre dans la voie de Nietzsche, celle d’une psychose gaie. J’évoquais Kierkegaard comme une voie plus intéressante. Mais pour le suivre, il nous faut un instant revenir à Descartes et montrer qu’il y a là des passions, des images dont personne n’a jamais vraiment exploré les racines qui nous paraissent constituer notre propre chemin. Pour nous, il y a chez Descartes un Dieu qui ressemble tout à fait au Dieu d’Abraham, Dieu tentateur qu’il appelle le "Malin Génie", rusé, trompeur. « Le malin » en tout cas, est une figure du mal, induisant de fausses images dans le cours des « esprits animaux ». Il est le metteur en scène de la glande pinéale, cet œil interne qui ne s’est jamais vraiment développé. Il nous semble, sous ce rapport, qu’on n’a pas assez réfléchi à cette posture assez bizarre qui se règle habituellement d’un revers de la manche. Mais cette épreuve du Malin Génie est cruciale. Elle pourrait porter la métaphysique vers des options qui ne relèvent pas seulement de la méditation mais bien de l’imagination, de l’existence reconduite à l’image comme à son seul réel. Et s’il y avait en effet du Malin Génie pour porter la machine, l’animal machine ? S’il fallait supposer la littérature, les récits fantastiques de héros trompeurs pour donner aux inflexions si complexes de l’image un fil, des utopies et des vecteurs à suivre ? Une telle proposition rencontre pour notre part des répercussions infinies, ayant tenté justement un livre sur Borges qui s’y connaissait en fictions, en tromperies, en Malins Génies qu’on ne saurait pas même soupçonner ailleurs. L’œuvre de Borges n’est pour nous rien d’autre qu’une bouture de la "seconde méditation", une réécriture qui ouvre au malin génie son véritable labyrinthe, le Dieu du mal, de Babel, de la loterie et tout le reste.
La littérature, selon cette veine cartésienne, c’est le chemin du mal. Non pas Pascal, ni Nietzsche, mais plutôt Kierkegaard encore, avec son Dieu tout de même impitoyable, son Dieu qui met à l’épreuve et qui nous fait penser parfois au malin, au moins par son côté absurde et impossible. Tout notre travail a contribué souvent à l’élaboration d’un nouveau "Cogito". Qu’est-ce qu’alors que ce Cogito qui répète l’expérience de la seconde méditation ? Quelque chose qui relève un peu d’Igitur ou encore de Monsieur Teste de Valéry dont Borges s’était de toute manière nourri, mais qu’il nous faudrait sans doute reprendre un jour de plus près, à l’image de nos "Plurivers" achevés par une lecture de Mallarmé qu’on retrouve encore dans "Enfer de la philosophie"…
Pour dire les choses assez vite, le Malin Génie de Descartes introduit des nouvelles orientations dans la pensée qui ne sont pas du tout celles de l’évidence, de la clarté, de la distinction de ce qui tiendrait en soi, s’appuierait sur soi de manière autotélique. C’est cette manière fictive et plus maligne de s’orienter dans la pensée qu’il nous faut redéployer. Notre première page sur Deleuze partait de là, d’un Dieu trompeur et de l’orientation qui est la sienne. L’hypothèse du Malin Génie, déployée en une espèce d’empirisme transcendantal, une expérience de l’insoutenable et de l’insupportable[3]. Ce qui est en jeu, finalement, dans un tel trajet, c’est bien une traversée du nihilisme mais en suivant l’altération de sa négativité, la dislocation de son fond. Et ce qu’on rencontre dans une telle expérience n’est sans doute pas tout à fait humain. Cela fait signe autant vers Dieu, l’animal ou la machine. L’animal, dans l’extraordinaire caprice de son pelage… Il y a toujours de quoi se laisser surprendre par les couleurs de l’animal plus que par ce que Deleuze appelait le « devenir animal ». Le pelage d’un tigre, dit Borges, rappelle « l’écriture d’un Dieu ». D’où vient cette incroyable signalisation qui se répète dans "L’or des tigres" ? En tout cas, la peau de l’animal y apparaît comme une écriture, un verbe divin, le mélangeur d’une infinité d’écritures hétérogènes dont témoignent nos codes les plus vitaux. Autant de possessions devenues immémoriales. Mais il y a encore des codes artificiels du côté de la machine, comme cet étrange ordinateur nommé Hals dans "2001 Odyssée de l’espace", Malin Génie en son genre. On entre alors dans d’autres mémoires, dans une mise en scène où le statut de l’imagination et celui de l’évidence basculent complètement. Nous avons régulièrement exploré cette limite commune sur laquelle le rêve peut nourrir la réalité, mieux même que la méditation la plus attentive et méthodique. Les chapeaux et les manteaux montés sur des ressorts intangibles, les animaux-machines, les poulies du grand opéra cartésien promettent bien plus que l’enchaînement des certitudes. On se sent happé dans un "theatrum philosophicum" dont nous avons patiemment exploré les coulisses, sombrant dans un univers dont le Dieu pouvait être tentateur à souhait. En tout cas, ce n’est pas seulement la foi fidèle de Pascal qui pourra nous révéler le labyrinthe de la Création plutôt que la forme absurde d’une théologie folle.
Le pari de Pascal, dont nous venons de décrire l’alternative, est intéressant pour d’autres raisons que la fidélité à son choix, la fidélité nommée foi. Qu’est-ce que le monde de Pascal auquel on retire la foi ? On touche ici à un risque, à un abîme. Et sur la branche obscure de ce pari, nous voyons s’introduire non pas un Dieu mort, mais un Dieu fou, celui que Van Gogh suppose un moment dans le foisonnement dérangeant des couleurs. L’existence de Van Gogh induit une expérience unique, celle de la "chute" dans une mine de charbon où tout est absurde, mais dont il ressort avec des couleurs uniques, des couleurs indescriptibles, dérèglées. Celles qu’il appelle des « tons rompus ». Et tout cela se prélève sur la théologie d’un Dieu raté dit-il, un Dieu qui ne nous garantit plus rien d’autre que des vertus, des passions terribles[4]. Le monde des couleurs de Van Gogh est le monde du Malin Génie dont il fait un moment l’hypothèse. Sans ce grand déstabilisateur, sans cet Autre, nous devenons stupides, bourgeoisement stupides. Sans cet Autre, cette altérité qui nous altère, nous ne pouvons plus rien penser, le « je » devient impuissant d’ailleurs à se penser, incapable de prononcer cogito ergo sum, sauf comme les élèves qui récitent une leçon de morale. Voilà, qu’il nous faut bien un Malin Génie, un esprit étranger à notre structure mentale pour cela. Alors, on comprendra bien que le Malin Génie puisse prendre enfin sa véritable place dans le système du cogito.
Sans lui, l’appel d’air, l’ouverture de la pensée au dehors seraient impossibles. Ce que je pourrais penser de plus intelligent finirait par se tasser sur soi, dans l’étouffement figé de ce qui se reproduit selon la loi nihiliste du même. Il faut supposer une malignité du cogito sans laquelle le « Je » perdrait toute frontière et toute bordure, s’enferrant dans la rétraction de sa certitude, incapable d’attendre quelque chose qui ne soit pas "inné". Faire dérailler donc l’inné, comme faire capoter les programmes et les chaînes de raisons, je crois que c’est un peu ce que nous avons toujours fait, presque de manière anti-généalogique. La philosophie commence là, dans cette théologie négative, mais autrement négative que celle de la scolastique. Négatif veut dire ici la manière Hégélienne, celle qui ouvre le conflit de la dialectique. Ce que l’on nommerait une « Diabolique dialectique » pour s’engouffrer sur une ligne assez difficile, mal vue, mauvaise en ce sens au moins. C’est la ligne que compose la branche la plus à gauche du pari pascalien, la branche qui descend vers l’enfer. Devant cette ligne revient tout ce que dit Pascal lorsqu’il parle de cette horrible branche du choix. Alors on ne recule ni devant le plus terrible, ni devant le plus difforme, quand chaque élément est perdu entre des infinis inconstructibles. Au milieu de ce chaos monte un Dieu qui nous donne la possibilité d’imaginer une malignité, celle que nomme "Le Dieu de la bibliothèque" à Babel[5]. Ce qui est pratiqué dans cette théologie imaginale ce sont comme des points de vue hostiles à la clôture du sujet fondé sur soi. Pour qu’une pensée soit seulement possible, des règles Autres sont requises, une posture qui ne pense quelque chose d’inédit qu’en étant ouverte au délire visionnaire, à la plasticité de la folie divine et par conséquent créatrice. Le vrai Autre, ce n’est pas comme dit Husserl Autrui. C’est l’autre Dieu… Le Dieu loupé qui fait mal, le dieu animal autant qu’amical. Tous ces aspects théologiques, on les retrouve également dans l’intérêt pour la littérature et notamment au travers la déclinaison fictive des personnages, des héros qui vont à l’extrême. Se pose alors la question des récits qui nous habitent, des esprits animaux qui nous dirigent vers plus d’images et plus de puissance éthique."
Extrait de J.-Cl. Martin, "Le mal et autres passions obscures", Kimé, 2015.
[1] Pierre MACHEREY, "Petits riens –Ornières et dérives du quotidien", Paris, Ed. Le bord de l’eau, 2009, p. 27.
[2] KIERKEGAARD, "Crainte et tremblement", Paris, Editions de l’Orante, Vol. 5, 1972.
[3] L’empirisme transcendantal est un concept de Deleuze pour qualifier l’expérimentation de l’insoutenable, de ce qui n’a pas de soutien, de fond, espace effondré ou « éfondé » dans le chaos de singularités pré-individuelles. Ce concept est développé dans DELEUZE, "Différence et répétition", PUF, 1968, et l’expression figure déjà dans son livre sur Hume "Empirisme et subjectivité", PUF, 1962, p. 92.
[4] VAN GOGH, Correspondances, 490f, Vol. III, p. 123, Gallimard, cf. mon commentaire "Van Gogh –l’œil des Choses", Empêcheurs / Seuil, 1998, p. 128.
[5] Je renvoie à mon livre sur Borges aux éditions de L’éclat, Paris, 2006.
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