vendredi 13 février 2015

La French theory n'a pas attrapé le virus nommé Heidegger




Nous ne partageons pas les quelques remarques sur ARTE de l'émission 28 minutes non pas dans l'idée de défendre Heidegger, conscient du poids des fautes qui lui sont incriminées de manière indiscutable (qui d'ailleurs en serait exempt?). Mais ce qui dans cette émission, portée par le constat de Faye, est douteux, ce qui est contestable c'est une confusion constante qui consiste à envisager Heidegger comme le virus d'une pensée supposée malade. Nous voici placés dirait-on devant des médecins de la civilisation, entre flics et gourous réactifs, pour dénoncer l'infection virale qui aurait condamné la philosophie française aux gémonies. 
Commençons donc par Sartre pour suivre le fil de l'émission d'ARTE... Tout le monde sait que Heidegger n'a pas applaudi Sartre à la lecture de L'être et le néant. Cela est patent par sa réponse publiée dans la Lettre sur l'humanisme. Pour moi, Sartre, dans "La transcendance de l'ego" et d'autres textes de ce genre, n'est pas vraiment dans l'obédience Heideggérienne. Sa lecture de Heidegger est chuintée par Husserl. Heidegger ne saurait admettre que l'ontologie soit phénoménologique parce que la phénoménologie est le voile de l'Etre et, d'une certaine manière, une disposition mondaine, même à en produire les conditions transcendantales, comme le réussit Husserl, répétant Kant en se libérant des factualités empiriques. Mais tout ça relève encore trop selon Heidegger des formes psychologisantes de l'étant, formule qu'on répète à loisir du côté des Heideggériens pour se moquer de L'imaginaire (thèse de Sartre qui résulterait d'un aveuglement et qui ne resterait qu'un voile phénoménologique pour interdire la pensée de l'Etre). Or Sartre va justement imposer à l'Etre les catégories de la phénoménologie pour le sortir de sa retraite immaculée en le jetant hors de sa réserve, néantisée dès l'origine. C'est là l'essentiel d'une Ontologie phénoménologique comme je l'explique dans plusieurs textes (et notamment ici ). 
Tout commence par le néant qui entre en couplage avec l'être selon une facture fortement hégélienne, Sartre se souvenant que, dans La logique de Hegel, le néant trouve sa véritable place pour rendre compte du devenir, pour suivre la morsure néantisante de la négativité capable de mettre en mouvement ce qui demeurerait dans une fausse inquiétude, celle du mystère qui est aussi le confort immobile d'un abri. Il y a quelque chose de religieux chez Heidegger que Sartre ne peut supporter. Et d'une certaine manière George Bataille retrouvera cette morsure du négatif dans toute son oeuvre, du reste fort peu heideggérienne. Pour Blanchot, Lévinas et plus près de nous Ricoeur, les choses sont moins claires. Mais pour ce qui touche à la pensée des années soixante, tant décriée par l'Université, Heidegger n'y trouve que peu de place. Il n'est une révélation pour personne que Derrida engage un travail de sape, de lente déconstruction de Heidegger. Nous sommes portés par Derrida vers une différence qui n'est pas du tout ontologique. On en dira de même de Deleuze qui se passe royalement de Heidegger. Quant à Foucault, il n'a pas du tout sa tête rivée aux fosses heideggériennes et pour des raisons que j'évoque dans mon livre Comprendre Foucault (et encore ici ). Sa lecture de Bataille sur la transgression, sa séduction Nietzschéenne revisitent le dispositif apollinien du visible qui n'est pas du tout en rapport avec le soleil écrasant de l'être. On est davantage pris par un "rire au soleil" pour reprendre une injonction du peintre Delaunay que j'analyse dans Constellation de la philosophie. Où sont alors tous les Heideggériens retors dont parlent Faye et consort? Si on veut confondre les philosophes avec les historiens de la philosophie sans doute! Mais on aurait bien du mal à ne pas rappeler la formule de Deleuze dans Dialogues où il est écrit clairement que Heidegger est nazi et que son culte en France a entraîné la philosophie vers une mystique de l'histoire, vers ce poids terrible de l'histoire de la philosophie (jusque dans les concours de recrutement) au lieu d'une création de concepts. 
Je me bornerai donc à répéter sur ce point ce que je dis depuis Constellation de la philosophie : la pensée des années 60, en France, naît de la conjonction de Hegel et de Nietzsche, une conjonction qui se joue entre Kojève et Bataille qui ont allumé la mèche. L'alternative était un peu  -dans cette période très riche en dialectique, et sans même parler de Marx, de Freud-, comment penser contre Hegel (avec Nietzsche)? ou comment penser avec Hegel (contre Nietzsche)? C'est cette rencontre qui produit une constellation de la philosophie et quelques figures des temps contemporains que j'explore depuis le début de ma recherche. C'était là la grande affaire, ma famille de pensée. Husserl et Heidegger, c'est un tout autre secteur encore dont la tasse de thé est éventée depuis belle lurette. Il n'y a donc rien à sauver du tout à travers cette fiction qui consiste à voir dans la philosophie française une contamination heideggérienne quelle que soit du reste la teneur de cette pensée dont personne du reste n'aurait intérêt à jeter la conceptualité. Elle relève d'un moment de la philosophie qui importe mais qui n'est pas nécessairement l'horizon de toute pensée. Si Fédier et d'autres ont imposé Heidegger dans certains secteurs de l'Université, peu m'en chaut, je n'ai jamais lu la prose des traducteurs et ne me rappelle pas le moindre texte intelligent qui vienne de là. Pas étonnant donc que la phénoménologie ait oublié Hegel (qui crée tout de même la notion) et que Heidegger ne puisse le rencontrer dans son explicitation de la métaphysique (sauf comme un danger, l'Absolu de Hegel plaçant tout sur une ligne contemporaine quand Heidegger veut introduire le temps dans sa facture de l'ontologie fondamentale cf le séminaire de 1930-1931 sur Hegel). Ma lecture de Hegel revient sur cette double occlusion notamment par Une intrigue criminelle de la philosophie. Il me semble donc que personne à part les lecteurs de Heidegger (Trawny et d'autres) ne tombe des nues devant cette révélation de l'antisémitisme de Heidegger, position politique qui est déplorée de longue date par Lacoue-Labarthe, Lyotard, Nancy, Derrida et bien d'autres avec aujourd'hui sans doute des pièces accablantes qui s'ajoutent au dossier selon des méthodes policières qu'on ne peut confondre néanmoins avec le procès de la philosophie. 

Jean-Clet Martin

2 commentaires:

  1. Jean-Paul Sartre est bien discret sur ses emprunts, notamment ceux fait à Schopenhauer. L'idée ancienne, explicitée par Gassendi, Leibniz et Schopenhauer, « Toute conscience est conscience d'un objet », est considérée comme originale chez Brentano, voire saluée comme une découverte de Husserl, ce que fit Sartre.

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  2. Cher monsieur Martin,

    Puisqu'il faut choisir sans réfléchir trop longtemps, j’aime mieux être Paratonnerre avec Husserl que Potence avec Heidegger.

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