mercredi 18 février 2015

Incorruptible aux Inrocks... / Jean-Marie Durand




Les médias reprennent un peu en boucle des noms. Onfray, Ferry, Finkielkraut... Je ne sais pas ce que vous pensez de ces noms et s'ils signent une époque (heureuse au vu des titres) ou encore s'ils annoncent un temps à venir... Je ne le pense pas pour ma part et ai le sentiment que vous même, en tant que journaliste aux Inrocks, ne partagez pas ces affiches. Qu'est-ce qui pour vous fait l'évidence d'un livre dont on rend compte? Y a-t-il dans une découverte des effets de mode, des échos qui  proviennent d'autres journaux, le poids des services de presse?

Si elle existait, « l’évidence d’un livre à rendre compte » faciliterait la tâche du journaliste, écrasé par tant de livres à lire, qui déboulent chaque jour sur un bureau qui n’a pas de place pour les accueillir autrement qu’en les intégrant à un jeu de construction, proche du kapla, ce jeu où il suffit qu’une pièce se déstabilise pour que l’ensemble s’affaisse. C’est ce qui arrive sans cesse avec les livres que je reçois : les piles s’accumulent, montent et s’écroulent comme un château de cartes. Que faire dans ce chaos de l’accumulation ? Ou repérer l’as de pique et le roi de cœur ? Comment repérer les « pépites » ? Et d’ailleurs qu’est-ce qu’une pépite ? Comment définir son cadre de manière objective, professionnelle, indiscutée ? Je ne peux évidemment que parler à partir de ma propre expérience (modeste lecteur dans un modeste journal, en tout cas au regard de son ambition sur l’amour de la philosophie). La seule chose que je peux confesser : c’est que je n’ai pas de méthode particulière, pas de parti pris a priori, pas de stratégie éditoriale autre que le plaisir simple de lire un texte, et l’envie de le partager avec les lecteurs.

Pourquoi lire ce texte plutôt qu’un autre ? Difficile à dire ! Un sujet, un titre, une promesse, un nom, un éditeur, une fidélité à un nom, une découverte… Pour les Inrocks, journal qui a historiquement un tropisme sociologique (Bourdieu, en couv du magazine à la fin des années 90), les sujets développés font souvent écho aux « débats d’actualité » ; la philosophie n’y trouve pas forcément une place naturelle ou centrale. Sauf que j’aime lire la philo, que j’aime en parler, sans être moi-même spécialiste (pas de formation spécifique en la matière), et qu’évidemment, des livres issus de ce champ permettent de mieux penser le monde et de nous situer dedans, d’y comprendre enfin quelque chose, d’élargir nos horizons…. La nécessité d’en parler va donc de soi. Sauf que ce « de soi » ne l’est pas toujours tant que ça, dans la mesure où le discours philosophique a cette particularité gênante pour certains : le tort d'intimider certains lecteurs. Il faudrait analyser les modes de construction idéologique de cette croyance dans cet effet d’intimidation et dans la croyance qu’un lecteur a forcément un effet de répulsion pour la complexité (une croyance fortement ancrée dans les esprits des directeurs de journaux…), mais je ne peux le faire ici et dois prendre acte de ce fait : il faut rendre éclairants des travaux qui ne le sont pas toujours. Mon travail, en forme de défi personnel, consiste ainsi à adoucir cet effet d’intimidation et à convaincre les rédacteurs en chef et les lecteurs qu’il est possible de lire tel ou tel livre, fût-il un livre de métaphysique pure et dure (comme vous l’aimez, vous, et comme vous la pratiquez, avec panache).

Pour revenir au cœur de votre demande, le choix des livres en question ne répond à aucun autre critère que le goût. Un goût parfois inspiré par la lecture de blogs, d’échos de lecteurs, d’attachés de presse dignes de confiance…. Je n’ai rien contre Onfray, Ferry ou Finkielkraut en eux-mêmes ; je n’aime pas leurs livres, c’est aussi simple que cela. Je trouve même horribles certains d’entre eux, le Freud de Onfray, L’identité malheureuse de Finkielkraut : des poisons, que je me suis obligé de critiquer dans le journal. Quand même !

A rebours, les livres que je défends oscillent ensuite entre des horizons divers : philosophie politique, éthique, anthropologie, philosophie des sciences, pop philosophie… : pas de limites.

J’ai adoré le dernier Catherine Malabou, pourtant ardu (mais sous la forme d’un entretien, le propos est très clair), comme je viens de m’intéresser aux derniers livres de Chantal Mouffe, Bernard Lahire, Geoffroy de Lagasnerie, Sébastien Charbonnier, Henri Atlan ou Corine Pelluchon et plein d’autres : je suis toujours dans cinq ou six lectures en même temps. Les philosophes dits médiatiques m’intéressent un peu moins que les autres, c’est un fait. Je préfère m’attacher aux marges, aux jeunes auteurs, aux auteurs plus « subversifs » qui renouvellent les écritures : en gros, non à l’académie des conformistes (une sorte d’académie des 9, avec toujours les mêmes, c’est un fait : cela s’appelle le conformisme des médias), oui à l’invention de récits plus secrets, plus fragiles, plus audacieux. Mais, contre-exemple : je vais aller interviewer demain André Comte-Sponville, qui entre dans la catégorie des auteurs dits médiatiques. Je n’ai pas d’affects particuliers pour son travail, mais pas de détestation non plus : j’ai plutôt la curiosité de le rencontrer pour parler de son dernier livre sur le matérialisme (une sorte d’entorse à mon goût des marges désolées ; mais ne faut-il pas savoir opérer, parfois, quelques écarts avec ses propres habitudes ?)

Comme le révélait Robert Maggiori dans son beau livre sur le métier de critique, le cauchemar du critique serait de passer à côté d’une Critique de la raison pure d’aujourd’hui, de ne pas même la repérer. Cela doit probablement arriver, mais je ne suis pas sûr non plus qu’un livre inaugural, marquant une rupture épistémologique dans l’ordre de la pensée soit si courant. Avant même les ruptures, il s’agit de percevoir les continuités du monde de la pensée, d’essayer d’y tracer des lignes, d’y circuler le plus précisément possible, et de se laisser surprendre, transpercer, émouvoir par l’actualité de la philosophie, y compris dans ses considérations inactuelles. Et d’apprendre à vivre un peu mieux en lisant.

Jean-Marie Durand


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