C’est un spectre très
réduit, à notre seule mesure, qui fait que nous entendons et n’entendons pas. Un
spectre, un fantôme en vérité qui possède toutes les caractéristiques d’une
provenance inassignable et d’une adresse dont on ignore le sens. Il passe en se
faisant entendre, nous sommes aux aguets, nous le cherchons des yeux, mais
aucune figure ne se laisse entrevoir. Chacun se sent néanmoins interpellé, car
ce son lui est destiné. Au demeurant, la conscience n’est jamais que l’attention
portée à un son (le miracle de la langue fait du seul signifiant une image
acoustique et l’index d’une appropriation). Nietzsche le savait lorsqu’il
faisait de l’imminence du danger l’origine de la conscience.
Un son avertit,
annonce et possède la qualité très singulière de précéder l’événement qu’il
annonce. En lui, il y a comme une anachronie, cette étroite distance entre la
marque d’une présence et ce qui entre en présence. Il se joue du temps, qu’il
devance en quelque sorte en le faisant craquer et vibrer, grincer ou encore
cliqueter afin qu’après l’avoir dégagée il porte la réalité qui vient.
Nietzsche notait que « les grands
événements viennent sur des pattes de colombe », ce qui, autrement
dit, signifie qu’ils ne se signalent que pour ceux qui savent écouter. La
philosophie est une affaire d’oreille, qui peut porter plus loin et profond que
la vue. Au début du Phédon, Socrate
compose de la musique, précisément parce qu’il faut entendre et invoquer
(appeler à l’audition) ce qu’on ne saurait encore voir (la mort). Leibniz,
déjà, un des rares philosophes de l’oreille, parlait du seuil de la
manifestation, en se demandant à partir de quelle limite on perçoit
consciemment et selon quelle différence on peut enfin entendre. C’est qu’en
vérité il y a à entendre avant qu’on entende et du réel avant la réalité. Et
c’est par quoi l’oreille, sans le savoir, est aux aguets de l’infini (le Grand
Spectre) et doit, dans sa limitation, se satisfaire de ce qu’elle peut
effectivement percevoir, le petit spectre accessible à la créature finie. Sera
philosophe celui qui se crèvera en pensée le tympan de la finitude, cette mince
pellicule ou ce film de chair, pour écouter et recomposer la texture infinie du
réel. On ajoutera que la pensée est à la condition du sonore, celle de l’aptitude
à capter l’émergence, depuis la noise du fin fond de l’univers, de l’origine de
la manifestation. Ne pas pouvoir (vouloir ?) penser, c’est en effet avoir l’oreille
bouchée.
On dira : du
bruit, rien que du bruit, celui dont le fond du réel, de la vie et de
l’Histoire est secoué (« Shakespeare, Machbeth (V, 5) : « C’est un récit/ Plein de bruit, de fureur,
qu’un idiot raconte/ Et qui n’a pas de sens »). En effet, mais si tout
bruit est sonore – et Dieu sait qu’il l’est, à l’extrême, dans les catastrophes
et les attentats –, tout son ne se réduit pas à un simple bruit. Un son exige
une oreille, une vigilance, une disposition actualisée que le bruit, qu’on
appelle « de fond », ne réclame guère (on n’entend pas le bruit pas
davantage qu’on ne l’écoute, on le constate simplement, on le subit violemment,
ou passivement comme la rumeur constante de l’existence). Autrement dit, un son
s’isole, il possède la capacité de s’individuer tout comme il produit notre
individuation (c’est encore le cas dans le trauma, c’est-à-dire sa mémoire,
lorsqu’un bruit s’est fait son, obsessionnel et insupportable). De son statut
de signifiant il court très vite, en dépassant le temps, son propre mur, vers
la signification qui serait la sienne, mais dont rien ne laisse encore
entrevoir le contenu. En lui et à travers lui, quelque chose s’échappe et se
délivre, comme affolé. Le trait informel du seul bruit insensé ne fait encore
rien comprendre à la folie d’un son saisi pour lui-même.
(Le Moderne a inventé
le bruit. Le Moderne : lumière et bruit ; autant dire nuit et vacarme.
Cette nuit dans laquelle il s’enfonce comme le train de l’Histoire qui a perdu
son conducteur rejoint, dans l’indifférence, la noise primitive de la matière
bouillonnante du cosmos, par quoi l’Histoire retourne à la nature).
Mais le son est là,
ou plutôt il surgit là, venu d’on ne sait où, il s’élance et s’élève, puis
s’éteint comme une gerbe lumineuse. De la violence de son fracas, aussi ténu
soit-il dans la perception, jusqu’à son extinction dans la nuit sonore, il n’y
a qu’un faible instant, le temps de vivre et de mourir. Car le son possède non
seulement une réalité, tangible si on y réfléchit, comme peut l’être celle des
fantômes, mais une durée d’existence, un être momentanée qu’on ne peut réduire
à l’insignifiance d’un devenir, qu’il soit finalisé ou non.
*
Toutefois, il y a tout ce que nous n’entendons pas,
que les animaux et sans doute les plantes entendent. Il y a aussi, on doit
nécessairement le supposer, ces sons qui nous sont adressés, qui nous
traversent et que le spectre, finalement minime, de notre capacité auditive, n’est
pas en mesure d’inclure. De cette réalité négative, que la science peut mettre
en évidence, il faut nous faire une raison. Car il ne s’agit pas des sons
inouïs que la technologie moderne ou les arts très nouveaux sont en capacité de
produire. En l’occurrence, il s’agit de l’exploration du spectre sur le plan
quantitatif et surtout qualitatif, ou, pour aller vite, d’un travail du son. La
catégorie formelle et complexe de l’inouï doit en effet être divisée en y
distinguant d’une part l’aspect négatif, ce qui n’est rien pour nous, et
d’autre part ce que nous n’entendons pas faute d’y avoir prêté attention. C’est
pourquoi la catégorie de son doit elle-même être révisée à cet égard.
Et encore, puisqu’il
n’y a de son qu’à la mesure de l’attention qui le recueille, il faudrait
considérer que cette dernière n’est jamais suffisamment fine, que ce qu’elle
surprend parce qu’elle est de fait surprise possède une ressource ou une
réserve d’audibilité qu’il convient de prendre en compte. Dans un son réside
une demande autant qu’une adresse. Car que devient
un son ? Dans sa pure factualité, il est certes sans intention bien qu’il
signale un état, une disposition ou une situation (le son d’une porte qui
s’ouvre signale ou bien le jeu du vent et du courant d’air ou bien la venue de
quelqu’un). Contrairement au bruit – qu’il soit soudain et fracassant ou continu
et pénible –, un son est un événement,
qui est donc déjà venu, mais qui n’a pas encore été incorporé à la conscience,
à la réaction appropriée ou à l’action à entreprendre. Un son, par conséquent,
devient – parfois ne devient pas en étant rejeté dans la rumeur du bruit et de
l’habitude –, mais lorsqu’il devient il se fait langage. (Du reste, le trauma en atteste une fois de plus : la
victime d’un accident, d’une catastrophe ou d’un attentat ne sait pas ce qui
lui arrive, car le bruit effroyable ne s’est pas encore fait son. C’est son
« langage » qui fait proprement le trauma, cette pelote sonore de
sens si difficile à démêler qui s’est incrustée et oxydée sur la chaîne du
langage qu’elle parasite et enrhume).
Puisque plus généralement
la vérité d’un réel réside toujours dans ses médiations, il faudra préciser
qu’en se faisant langage un son retourne en quelque sorte au bruit. Certes, tel
son vient de signifier quelque chose, mais comme la signification délivrée est
dans l’ordre connu et attendu des choses, la différence entre un son et le
bruit ne tient qu’à l’attention portée et à la signification repérée. Le son de
la voiture que je connais et qui entre dans l’allée ne se confond pas avec le
bruit de la rue. Or, la conscience possède la faculté de tendre l’oreille et de
tisser avec le bruit, comme autant de fils, toute une partition lorsqu’elle
lie, dans un moment de vigilance les sons que l’environnement propose. Au fond,
toute conscience est déjà musicienne et elle ne peut l’être que par là.
Davantage : elle est dialectique en ce que d’une part elle élève le bruit
au son, mais surtout, d’autre part, parce qu’elle construit par
différenciations l’unité de la présence du monde et au monde.
Cette manière de se
rapporter au monde par la perception auditive est en l’état bien paisible. Au
demeurant, elle ne tend qu’à la résolution de toute inquiétude au point que le
son se nie et se renie comme tel en entrant dans l’homogénéité du bruit et de
la rumeur générale. Un instant précieux doit néanmoins être conservé, celui du
suspens, lorsque le son émergeait d’une masse confuse et menaçait de rompre
l’horizon d’attente de la perception. Mais à présent tout est rentré dans
l’ordre. Nous pouvons à nouveau retourner à l’indifférence et nous laisser
bercer par le mouvement harmonieux, car connu et habituel, de la perception
passive.
(Mais le trauma,
encore et toujours. Le son qui perfore la belle partition sonore du quotidien
apaisé. Le son venu de nulle part, qui
s’est même détaché du bruit, plus sonore que lui, plus insistant, plus
individuel, plus interpellant comme le « la » continu qu’eut à subir
dans la folie Robert Schumann, ou comme une mélodie obsédante qui a enroulé
autour d’elle l’histoire d’un sujet – la haunting
melody dont parle Theodor Teik dans ses Variations
psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler).
*
Entendre, c’est
comprendre. Mais écouter ? Le
parallèle s’impose avec le registre visuel, lorsqu’on distingue fortement,
comme Descartes, entre voir et percevoir. Ainsi, je vois bien des taches et des
marques sur une surface, mais je perçois un
paysage peint. J’entends un bruit dans le hall, mais j’écoute les pas
familiers ou étrangers qui le constituent et que je m’efforce d’identifier. Dès
lors que le son advient pour la conscience naît l’inquiétude du langage. C’est
encore une affaire de survie, dirait toujours Nietzsche : les organes de
la sensation se mettent en éveil, les sens recherchent les significations,
c’est-à-dire les dangers éventuels, au point que tout l’appareil cognitif se
serait construit dans l’optique de la fuite et de l’évitement ou bien de la
détermination des protections et des assurances possibles, le langage n’étant
en définitive que le terme le plus élaboré de toutes les fonctions
d’avertisseur.
Mais en vérité, le
son va-t-il toujours jusqu’au langage ?
Se réduit-il à lui ? Un son se
laisse-t-il approprier, donc identifier, par la conscience ? Le langage est-il cette borne qui délimite
irréductiblement le contenu du son ?
Inversement, ne convient-il pas de supposer que dans le son, même
lorsqu’on estime l’avoir identifié, a lieu une résistance à toute forme
d’appropriation ? La tension serait dans
ce cas à son comble puisque d’un côté on reconnaît dans le son la présence d’un
langage et que de l’autre on ne sait comment le traduire. Il en va ainsi des
spectres et des fantômes : on les reconnaît, on les devine, on les sent,
mais la perception elle-même ne capte en définitive que des fumées et des ondes
évanescentes et inconsistantes. C’est ainsi que passe la musique.
*
La musique est
d’origine traumatique et est
suspendue à, c’est-à-dire vit d’un fétichisme
sonore. Traumatique, on l’a compris, parce que le son comme langage s’est
constitué dans le sillage du bruit et fétichiste parce que le son s’est
individué, rythmé et coloré au gré de sa métabolisation dans l’individu qui le
perçoit. La musique élaborée, c’est-à-dire composée, recueille ce phénomène
pour ainsi dire naturel du son. Il ne lui ajoute apparemment rien de
substantiel, peut-être seulement la guirlande de la note, qui n’est que son
soulignement ou son accentuation par l’esprit. Le bruit, le son, la note. Qui
entend quoi ? Ainsi se distribuent
exclusivement les perceptions. Ainsi se décident l’oreille musicienne et celle
qui ne l’est pas.
Portons attention
seulement à la première, dont on doit supposer qu’elle fut traumatisée aux
différents sens qu’on a dit, excitée qu’elle fut par on ne sait quelle
inquiétude, dans l’insomnie irréductible de l’enfance (le pas de la mère dans
les escaliers, le froissement de sa robe, le son de sa voix, ou bien l’absence
de tout cela). Le bruit qui tétanise ou celui qui console configure l’oreille,
en dessine le labyrinthe et muscle en le sculptant le tympan. Une fois devenu
signifiante comme son, la musique se
compose dans le corps et la psychê,
avant même toute écoute musicale réelle. Celle-ci n’entendra jamais, au fond de
toutes ses occurrences, que la musique dictée et composée par le trauma en
recherchant dans cette langue singulière constituée une signification recouverte
par le son. Désappropriée, la musique l’est originellement, alors même qu’elle
est inconcevable hors de sa subjectivation. La chaîne signifiante de ce qu’on
appelle un sujet est préalablement une chaîne sonore. Et c’est à juste titre
qu’on doit la registrer au seul signifiant. De toute évidence, la dimension
proprement scopique n’est pas celle de l’origine. Ni du reste la sensation. Le
fœtus et encore le petit nourrisson entendent. Ils sont une oreille, une plaque
vibrante, un ébranlement, une secousse, un bercement. Ni pulsion scopique, ni
système sensitif, le petit d’homme est un instrument de musique qui est joué
avant de savoir jouer. Chaque petit d’homme fait l’expérience du fracas du big
bang dont il résulte.
Mais c’est le
fétichisme sonore qui autorise une compréhension, au moins structurelle et
formelle, de la musique. De même que l’attention érotique se porte
compulsivement sur le pli de la robe, sur l’encolure ou le bâillement d’un
chemisier, sur la texture devinée du vêtement, de même l’oreille n’a d’efficace
que pour la présence d’un son, même lorsqu’il n’est pas encore émis, seulement
en attente ou inscrit dans la partition. Un accord, un glissement ou un
miaulement des cordes, le son spécifique d’un instrument (le piano déglingué de
Glenn Gould, le grincement de la chaise et le chantonnement qui dirigent le
rythme, l’énergie et la finalité de la musique ; le toucher pianistique de
Walter Gieseking dans Debussy) ou d’un orchestre (ah, le son unique du
Concertgebouw d’Amsterdam sous la direction de Mengelberg dans la Passion selon Saint-Matthieu!), la
montée aux extrêmes de la musique dans la coda de la IV° symphonie de Bruckner
par Celibidache, lorsque le crescendo s’entame puis s’amplifie sous le
commandement d’un mouvement pendulaire et grinçant des violoncelles durant cinq
bonnes minutes (même chose à la fin de la Pathétique
de Tchaïkovsky par le même chef), tous ces traits, immédiatement
reconnaissables, isolables en vérité dans lesquels l’écoute se concentre
exclusivement jusqu’à en faire la vérité de l’œuvre au-delà de toute partition,
constituent le fétichisme du son en particulier et de la musique en général. Au
demeurant, l’attention de l’écoute ne se porte que sur le surgissement de ce
son, sur son attente, sur sa reprise aussi, plus loin, dans les autres
mouvements, et qui dénoyaute la structure totale de l’œuvre. La répétition,
donc, le plaisir assurément, au bord de la jouissance, en somme cette
compulsion de l’affect sonore qui combine l’élémentaire et la primitivité de la
musique, et le raffinement de la conscience et de l’attention qui s’y portent, font
du son un univers proprement rythmique que les écoutes réitérées n’élucident
pas (car qu’est-ce qui est rythmé ?) et une couleur, le colorisme précisément
d’on ne sait quel paysage ou atmosphère qui se seraient inscrits en
l’individuant dans la subjectivité, dans son désir et comme son désir.
Car un son ne peut
que revenir. Comme les spectres. Le son est un spectre et n’apparaît que dans
un spectre (c’est, on le sait bien, déjà le langage qui n’existe dans la langue
que par les différences). De surcroît, un son va loin, il s’entend loin et porte loin, du début jusqu’à la fin de la
partition, si du moins l’exécutant sait le repérer. Dans une certaine mesure,
on reconnaîtra ici tout l’art de la direction d’orchestre de Sergiu
Celibidache : saisir non seulement la cellule originelle de l’œuvre, mais
la sonorité qui la manifeste, qui peut rester, dans bon nombre d’exécutions,
inaudibles, mais que le devoir du
chef est précisément de faire entendre et même de faire désirer. Fernhören (entendre loin), tel serait le
commandement de l’art musical – et il n’y a nul hasard à ce que le chef roumain
ait déposé dans les symphonies de Bruckner la quintessence de son savoir, à
savoir dans le compositeur qui en a fait sa règle tant formelle qu’humaine
(l’étrange structure psychique, polynévrotique de Bruckner, s’élevant à l’art
le plus rigoureux et construit qui soit – un profond mystère…). Si bien que le
son ainsi entendu est déjà la forme,
comme si l’élaboration contrapuntique sortait d’un son, comme si la forme
n’était pas préalablement l’agencement d’une multiplicité d’éléments et du
nombre en général, mais la déclosion matérielle d’un seul trait sonore.
Et, définitivement,
un son n’a pas lieu ni n’existe n’importe comment : il lui faut une rencontre
dont il sera l’événement (en vérité une sorte d’appropriation ou d’Ereignis comme dirait Heidegger, qu’il
faut entendre évidemment non en termes de propriété, mais de convenance, ou
d’entente, au sens fort). Ainsi, le statues de Memnon, dont parle Hegel, qui réagissent
par des sons aux rayons du soleil, comme le lac gelé sur lequel on marche et
dont on croit qu’il parle, n’ont aucun rapport avec un simple bruit dans la
mesure où il n’enveloppe aucune reconnaissance ni même la moindre rencontre. Le
fétichiste, lui, reconnaît, et ainsi il se subjective.
C’est alors une
mémoire qui se trouve engagée, car le son est une mémoire insubstituable qu’il
enveloppe dans sa gangue. Une mémoire aussi douloureuse, on s’en doute, que le
plaisir qu’elle procure, ce qui, si on lu Freud, va de soi et est irréfutable
dans le tracé et la complexion d’une subjectivité. Et précisément pour la
raison suivante : c’est qu’on ne réfute pas un son, comme disait
Nietzsche, dans le Gai savoir, § 106.
En effet, si les goûts et les couleurs ne se discutent pas, ce n’est pas en
raison de la stérilité de toute argumentation, qui n’est qu’affaire d’intellect
et de langage, mais parce qu’ils relèvent d’un réel consistant dans le germe d’une existence et de celui d’une création.
Si leur développement est dévasté par les circonstances de la croissance,
c’est, poursuit Nietzsche, que le germe n’était pas assez fort. Se trouve ainsi
résumé par le philosophe autant la raison
d’une existence que celle d’une œuvre, les deux n’en faisant dans le cas du
penseur et de l’artiste qu’une seule, sans compter que la pensée elle-même ne
possède de consistance et de teneur qu’à la condition d’être un son singulier,
qu’on ne saurait donc réfuter par quelque dialectique que ce soit. Parce que le
son est ce qui pénètre le « mieux
dans l’oreille et le cœur des hommes » et que « les sons », en général, « permettent de les séduire à toute erreur
comme à toute vérité », ainsi que l’écrit Nietzsche, la vérité est que
qu’une subjectivité comme une pensée ne s’éprouvent comme ultimement réelles
que sur leur aire sonore et relativement à la délicatesse de leur tympan. Ainsi
se distribuent les êtres, les existences et les œuvres, par une métaphysique du
sonore, par le tambour du réel à chaque fois tendu de manière différente, par
la capacité de résonnance et d’écho, à chaque fois comme un instrument qui se
serait accordé lui-même. Et toute la technique que l’on cultivera ne fera jamais
d’un mauvais bois et de méchantes cordes un Stradivarius.
Autant dire que le germe
dont parle Nietzsche est la forme de la pensée, et une forme indissociable de
sa matière. Le germe est un noyau sonore, qui n'est pas élu, ou encore moins
choisi, mais il constitue une physio-psychologie en soi irréfutable. Irréfutable
comme une spectralité qu'on ne peut empêcher de revenir, parce qu’elle est
celui du réel et celui du possible. Et si nous entendons un son, si nous
l'écoutons, si nous l'attendons, si encore nous le sentons revenir, nous
l'appréhendons certes comme un fétiche mais sans reconnaître que nous
parcourons ainsi le domaine intégral de notre subjectivité.
On est suspendu à un
son comme fasciné pas le pli d'une encolure. Le désir est déposé là. C'est
notre énigme. Nous ignorons ce que nous aimons, mais nous aimons. Ce son qui
est à nous, qui en quelque façon est nous, bien qu'il puisse être partagé comme
dans la musique, en réalité nous désapproprie. C’est aussi que le son
lui-même ne s'appartient pas. Il se développe. Et la vérité est qu’il a et est
une raison. Si au demeurant il n'est jamais sans raison, c'est une
raison que nous ne connaissons pas. Mais comme dans la musique, il nous faut
supposer une Grande Raison musicale. Et Nietzsche n’est pas loin de dire que le
son – et non le langage verbal – enveloppe la seule raison, car elle est cette
fois-ci irréfutable. Et par conséquent, il faut comprendre aussi que la raison
est elle-même (une) mémoire, du reste très proche d’une mémoire objective. En
effet, dans l'enchaînement démonstratif et l’hypo-déductif en général, les
éléments et les moments se souviennent
de ce qui précède, jusqu’aux axiomes et postulats, et du principe structurant
qui commande le développement d'ensemble dont la nervure est sonore. Le
fétichiste est le plus rigoureux des hommes, le plus rationnel et le plus
honnête, en somme le plus musicien.
André Hirt
La chronique du 16
Janvier 2015
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