vendredi 16 janvier 2015

Le son / André Hirt




C’est un spectre très réduit, à notre seule mesure, qui fait que nous entendons et n’entendons pas. Un spectre, un fantôme en vérité qui possède toutes les caractéristiques d’une provenance inassignable et d’une adresse dont on ignore le sens. Il passe en se faisant entendre, nous sommes aux aguets, nous le cherchons des yeux, mais aucune figure ne se laisse entrevoir. Chacun se sent néanmoins interpellé, car ce son lui est destiné. Au demeurant, la conscience n’est jamais que l’attention portée à un son (le miracle de la langue fait du seul signifiant une image acoustique et l’index d’une appropriation). Nietzsche le savait lorsqu’il faisait de l’imminence du danger l’origine de la conscience.

Un son avertit, annonce et possède la qualité très singulière de précéder l’événement qu’il annonce. En lui, il y a comme une anachronie, cette étroite distance entre la marque d’une présence et ce qui entre en présence. Il se joue du temps, qu’il devance en quelque sorte en le faisant craquer et vibrer, grincer ou encore cliqueter afin qu’après l’avoir dégagée il porte la réalité qui vient. Nietzsche notait que « les grands événements viennent sur des pattes de colombe », ce qui, autrement dit, signifie qu’ils ne se signalent que pour ceux qui savent écouter. La philosophie est une affaire d’oreille, qui peut porter plus loin et profond que la vue. Au début du Phédon, Socrate compose de la musique, précisément parce qu’il faut entendre et invoquer (appeler à l’audition) ce qu’on ne saurait encore voir (la mort). Leibniz, déjà, un des rares philosophes de l’oreille, parlait du seuil de la manifestation, en se demandant à partir de quelle limite on perçoit consciemment et selon quelle différence on peut enfin entendre. C’est qu’en vérité il y a à entendre avant qu’on entende et du réel avant la réalité. Et c’est par quoi l’oreille, sans le savoir, est aux aguets de l’infini (le Grand Spectre) et doit, dans sa limitation, se satisfaire de ce qu’elle peut effectivement percevoir, le petit spectre accessible à la créature finie. Sera philosophe celui qui se crèvera en pensée le tympan de la finitude, cette mince pellicule ou ce film de chair, pour écouter et recomposer la texture infinie du réel. On ajoutera que la pensée est à la condition du sonore, celle de l’aptitude à capter l’émergence, depuis la noise du fin fond de l’univers, de l’origine de la manifestation. Ne pas pouvoir (vouloir ?) penser, c’est en effet avoir l’oreille bouchée. 
On dira : du bruit, rien que du bruit, celui dont le fond du réel, de la vie et de l’Histoire est secoué (« Shakespeare, Machbeth (V, 5) : « C’est un récit/ Plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte/ Et qui n’a pas de sens »). En effet, mais si tout bruit est sonore – et Dieu sait qu’il l’est, à l’extrême, dans les catastrophes et les attentats –, tout son ne se réduit pas à un simple bruit. Un son exige une oreille, une vigilance, une disposition actualisée que le bruit, qu’on appelle « de fond », ne réclame guère (on n’entend pas le bruit pas davantage qu’on ne l’écoute, on le constate simplement, on le subit violemment, ou passivement comme la rumeur constante de l’existence). Autrement dit, un son s’isole, il possède la capacité de s’individuer tout comme il produit notre individuation (c’est encore le cas dans le trauma, c’est-à-dire sa mémoire, lorsqu’un bruit s’est fait son, obsessionnel et insupportable). De son statut de signifiant il court très vite, en dépassant le temps, son propre mur, vers la signification qui serait la sienne, mais dont rien ne laisse encore entrevoir le contenu. En lui et à travers lui, quelque chose s’échappe et se délivre, comme affolé. Le trait informel du seul bruit insensé ne fait encore rien comprendre à la folie d’un son saisi pour lui-même.
(Le Moderne a inventé le bruit. Le Moderne : lumière et bruit ; autant dire nuit et vacarme. Cette nuit dans laquelle il s’enfonce comme le train de l’Histoire qui a perdu son conducteur rejoint, dans l’indifférence, la noise primitive de la matière bouillonnante du cosmos, par quoi l’Histoire retourne à la nature). 
Mais le son est là, ou plutôt il surgit là, venu d’on ne sait où, il s’élance et s’élève, puis s’éteint comme une gerbe lumineuse. De la violence de son fracas, aussi ténu soit-il dans la perception, jusqu’à son extinction dans la nuit sonore, il n’y a qu’un faible instant, le temps de vivre et de mourir. Car le son possède non seulement une réalité, tangible si on y réfléchit, comme peut l’être celle des fantômes, mais une durée d’existence, un être momentanée qu’on ne peut réduire à l’insignifiance d’un devenir, qu’il soit finalisé ou non.
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Toutefois, il y a tout ce que nous n’entendons pas, que les animaux et sans doute les plantes entendent. Il y a aussi, on doit nécessairement le supposer, ces sons qui nous sont adressés, qui nous traversent et que le spectre, finalement minime, de notre capacité auditive, n’est pas en mesure d’inclure. De cette réalité négative, que la science peut mettre en évidence, il faut nous faire une raison. Car il ne s’agit pas des sons inouïs que la technologie moderne ou les arts très nouveaux sont en capacité de produire. En l’occurrence, il s’agit de l’exploration du spectre sur le plan quantitatif et surtout qualitatif, ou, pour aller vite, d’un travail du son. La catégorie formelle et complexe de l’inouï doit en effet être divisée en y distinguant d’une part l’aspect négatif, ce qui n’est rien pour nous, et d’autre part ce que nous n’entendons pas faute d’y avoir prêté attention. C’est pourquoi la catégorie de son doit elle-même être révisée à cet égard.
Et encore, puisqu’il n’y a de son qu’à la mesure de l’attention qui le recueille, il faudrait considérer que cette dernière n’est jamais suffisamment fine, que ce qu’elle surprend parce qu’elle est de fait surprise possède une ressource ou une réserve d’audibilité qu’il convient de prendre en compte. Dans un son réside une demande autant qu’une adresse. Car que devient un son ? Dans sa pure factualité, il est certes sans intention bien qu’il signale un état, une disposition ou une situation (le son d’une porte qui s’ouvre signale ou bien le jeu du vent et du courant d’air ou bien la venue de quelqu’un). Contrairement au bruit – qu’il soit soudain et fracassant ou continu et pénible –, un son est un événement, qui est donc déjà venu, mais qui n’a pas encore été incorporé à la conscience, à la réaction appropriée ou à l’action à entreprendre. Un son, par conséquent, devient – parfois ne devient pas en étant rejeté dans la rumeur du bruit et de l’habitude –, mais lorsqu’il devient il se fait langage. (Du reste, le trauma en atteste une fois de plus : la victime d’un accident, d’une catastrophe ou d’un attentat ne sait pas ce qui lui arrive, car le bruit effroyable ne s’est pas encore fait son. C’est son « langage » qui fait proprement le trauma, cette pelote sonore de sens si difficile à démêler qui s’est incrustée et oxydée sur la chaîne du langage qu’elle parasite et enrhume).

Puisque plus généralement la vérité d’un réel réside toujours dans ses médiations, il faudra préciser qu’en se faisant langage un son retourne en quelque sorte au bruit. Certes, tel son vient de signifier quelque chose, mais comme la signification délivrée est dans l’ordre connu et attendu des choses, la différence entre un son et le bruit ne tient qu’à l’attention portée et à la signification repérée. Le son de la voiture que je connais et qui entre dans l’allée ne se confond pas avec le bruit de la rue. Or, la conscience possède la faculté de tendre l’oreille et de tisser avec le bruit, comme autant de fils, toute une partition lorsqu’elle lie, dans un moment de vigilance les sons que l’environnement propose. Au fond, toute conscience est déjà musicienne et elle ne peut l’être que par là. Davantage : elle est dialectique en ce que d’une part elle élève le bruit au son, mais surtout, d’autre part, parce qu’elle construit par différenciations l’unité de la présence du monde et au monde.
Cette manière de se rapporter au monde par la perception auditive est en l’état bien paisible. Au demeurant, elle ne tend qu’à la résolution de toute inquiétude au point que le son se nie et se renie comme tel en entrant dans l’homogénéité du bruit et de la rumeur générale. Un instant précieux doit néanmoins être conservé, celui du suspens, lorsque le son émergeait d’une masse confuse et menaçait de rompre l’horizon d’attente de la perception. Mais à présent tout est rentré dans l’ordre. Nous pouvons à nouveau retourner à l’indifférence et nous laisser bercer par le mouvement harmonieux, car connu et habituel, de la perception passive.
(Mais le trauma, encore et toujours. Le son qui perfore la belle partition sonore du quotidien apaisé.  Le son venu de nulle part, qui s’est même détaché du bruit, plus sonore que lui, plus insistant, plus individuel, plus interpellant comme le « la » continu qu’eut à subir dans la folie Robert Schumann, ou comme une mélodie obsédante qui a enroulé autour d’elle l’histoire d’un sujet – la haunting melody dont parle Theodor Teik dans ses Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler).  
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Entendre, c’est comprendre. Mais écouter ? Le parallèle s’impose avec le registre visuel, lorsqu’on distingue fortement, comme Descartes, entre voir et percevoir. Ainsi, je vois bien des taches et des marques sur une surface, mais je perçois un paysage peint. J’entends un bruit dans le hall, mais j’écoute les pas familiers ou étrangers qui le constituent et que je m’efforce d’identifier. Dès lors que le son advient pour la conscience naît l’inquiétude du langage. C’est encore une affaire de survie, dirait toujours Nietzsche : les organes de la sensation se mettent en éveil, les sens recherchent les significations, c’est-à-dire les dangers éventuels, au point que tout l’appareil cognitif se serait construit dans l’optique de la fuite et de l’évitement ou bien de la détermination des protections et des assurances possibles, le langage n’étant en définitive que le terme le plus élaboré de toutes les fonctions d’avertisseur. 
Mais en vérité, le son va-t-il toujours jusqu’au langage ?  Se réduit-il à lui ?  Un son se laisse-t-il approprier, donc identifier, par la conscience ?  Le langage est-il cette borne qui délimite irréductiblement le contenu du son ?  Inversement, ne convient-il pas de supposer que dans le son, même lorsqu’on estime l’avoir identifié, a lieu une résistance à toute forme d’appropriation ?  La tension serait dans ce cas à son comble puisque d’un côté on reconnaît dans le son la présence d’un langage et que de l’autre on ne sait comment le traduire. Il en va ainsi des spectres et des fantômes : on les reconnaît, on les devine, on les sent, mais la perception elle-même ne capte en définitive que des fumées et des ondes évanescentes et inconsistantes. C’est ainsi que passe la musique.
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La musique est d’origine traumatique et est suspendue à, c’est-à-dire vit d’un fétichisme sonore. Traumatique, on l’a compris, parce que le son comme langage s’est constitué dans le sillage du bruit et fétichiste parce que le son s’est individué, rythmé et coloré au gré de sa métabolisation dans l’individu qui le perçoit. La musique élaborée, c’est-à-dire composée, recueille ce phénomène pour ainsi dire naturel du son. Il ne lui ajoute apparemment rien de substantiel, peut-être seulement la guirlande de la note, qui n’est que son soulignement ou son accentuation par l’esprit. Le bruit, le son, la note. Qui entend quoi ?  Ainsi se distribuent exclusivement les perceptions. Ainsi se décident l’oreille musicienne et celle qui ne l’est pas.
Portons attention seulement à la première, dont on doit supposer qu’elle fut traumatisée aux différents sens qu’on a dit, excitée qu’elle fut par on ne sait quelle inquiétude, dans l’insomnie irréductible de l’enfance (le pas de la mère dans les escaliers, le froissement de sa robe, le son de sa voix, ou bien l’absence de tout cela). Le bruit qui tétanise ou celui qui console configure l’oreille, en dessine le labyrinthe et muscle en le sculptant le tympan. Une fois devenu signifiante comme son, la musique se compose dans le corps et la psychê, avant même toute écoute musicale réelle. Celle-ci n’entendra jamais, au fond de toutes ses occurrences, que la musique dictée et composée par le trauma en recherchant dans cette langue singulière constituée une signification recouverte par le son. Désappropriée, la musique l’est originellement, alors même qu’elle est inconcevable hors de sa subjectivation. La chaîne signifiante de ce qu’on appelle un sujet est préalablement une chaîne sonore. Et c’est à juste titre qu’on doit la registrer au seul signifiant. De toute évidence, la dimension proprement scopique n’est pas celle de l’origine. Ni du reste la sensation. Le fœtus et encore le petit nourrisson entendent. Ils sont une oreille, une plaque vibrante, un ébranlement, une secousse, un bercement. Ni pulsion scopique, ni système sensitif, le petit d’homme est un instrument de musique qui est joué avant de savoir jouer. Chaque petit d’homme fait l’expérience du fracas du big bang dont il résulte.
Mais c’est le fétichisme sonore qui autorise une compréhension, au moins structurelle et formelle, de la musique. De même que l’attention érotique se porte compulsivement sur le pli de la robe, sur l’encolure ou le bâillement d’un chemisier, sur la texture devinée du vêtement, de même l’oreille n’a d’efficace que pour la présence d’un son, même lorsqu’il n’est pas encore émis, seulement en attente ou inscrit dans la partition. Un accord, un glissement ou un miaulement des cordes, le son spécifique d’un instrument (le piano déglingué de Glenn Gould, le grincement de la chaise et le chantonnement qui dirigent le rythme, l’énergie et la finalité de la musique ; le toucher pianistique de Walter Gieseking dans Debussy) ou d’un orchestre (ah, le son unique du Concertgebouw d’Amsterdam sous la direction de Mengelberg dans la Passion selon Saint-Matthieu!), la montée aux extrêmes de la musique dans la coda de la IV° symphonie de Bruckner par Celibidache, lorsque le crescendo s’entame puis s’amplifie sous le commandement d’un mouvement pendulaire et grinçant des violoncelles durant cinq bonnes minutes (même chose à la fin de la Pathétique de Tchaïkovsky par le même chef), tous ces traits, immédiatement reconnaissables, isolables en vérité dans lesquels l’écoute se concentre exclusivement jusqu’à en faire la vérité de l’œuvre au-delà de toute partition, constituent le fétichisme du son en particulier et de la musique en général. Au demeurant, l’attention de l’écoute ne se porte que sur le surgissement de ce son, sur son attente, sur sa reprise aussi, plus loin, dans les autres mouvements, et qui dénoyaute la structure totale de l’œuvre. La répétition, donc, le plaisir assurément, au bord de la jouissance, en somme cette compulsion de l’affect sonore qui combine l’élémentaire et la primitivité de la musique, et le raffinement de la conscience et de l’attention qui s’y portent, font du son un univers proprement rythmique que les écoutes réitérées n’élucident pas (car qu’est-ce qui est rythmé ?) et une couleur, le colorisme précisément d’on ne sait quel paysage ou atmosphère qui se seraient inscrits en l’individuant dans la subjectivité, dans son désir et comme son désir.
Car un son ne peut que revenir. Comme les spectres. Le son est un spectre et n’apparaît que dans un spectre (c’est, on le sait bien, déjà le langage qui n’existe dans la langue que par les différences). De surcroît, un son va loin, il s’entend loin et porte loin, du début jusqu’à la fin de la partition, si du moins l’exécutant sait le repérer. Dans une certaine mesure, on reconnaîtra ici tout l’art de la direction d’orchestre de Sergiu Celibidache : saisir non seulement la cellule originelle de l’œuvre, mais la sonorité qui la manifeste, qui peut rester, dans bon nombre d’exécutions, inaudibles, mais que le devoir du chef est précisément de faire entendre et même de faire désirer. Fernhören (entendre loin), tel serait le commandement de l’art musical – et il n’y a nul hasard à ce que le chef roumain ait déposé dans les symphonies de Bruckner la quintessence de son savoir, à savoir dans le compositeur qui en a fait sa règle tant formelle qu’humaine (l’étrange structure psychique, polynévrotique de Bruckner, s’élevant à l’art le plus rigoureux et construit qui soit – un profond mystère…). Si bien que le son ainsi entendu est déjà la forme, comme si l’élaboration contrapuntique sortait d’un son, comme si la forme n’était pas préalablement l’agencement d’une multiplicité d’éléments et du nombre en général, mais la déclosion matérielle d’un seul trait sonore.
Et, définitivement, un son n’a pas lieu ni n’existe n’importe comment : il lui faut une rencontre dont il sera l’événement (en vérité une sorte d’appropriation ou d’Ereignis comme dirait Heidegger, qu’il faut entendre évidemment non en termes de propriété, mais de convenance, ou d’entente, au sens fort). Ainsi, le statues de Memnon, dont parle Hegel, qui réagissent par des sons aux rayons du soleil, comme le lac gelé sur lequel on marche et dont on croit qu’il parle, n’ont aucun rapport avec un simple bruit dans la mesure où il n’enveloppe aucune reconnaissance ni même la moindre rencontre. Le fétichiste, lui, reconnaît, et ainsi il se subjective.
C’est alors une mémoire qui se trouve engagée, car le son est une mémoire insubstituable qu’il enveloppe dans sa gangue. Une mémoire aussi douloureuse, on s’en doute, que le plaisir qu’elle procure, ce qui, si on lu Freud, va de soi et est irréfutable dans le tracé et la complexion d’une subjectivité. Et précisément pour la raison suivante : c’est qu’on ne réfute pas un son, comme disait Nietzsche, dans le Gai savoir, § 106. En effet, si les goûts et les couleurs ne se discutent pas, ce n’est pas en raison de la stérilité de toute argumentation, qui n’est qu’affaire d’intellect et de langage, mais parce qu’ils relèvent d’un réel consistant dans le germe d’une existence et de celui d’une création. Si leur développement est dévasté par les circonstances de la croissance, c’est, poursuit Nietzsche, que le germe n’était pas assez fort. Se trouve ainsi résumé par le philosophe autant la raison d’une existence que celle d’une œuvre, les deux n’en faisant dans le cas du penseur et de l’artiste qu’une seule, sans compter que la pensée elle-même ne possède de consistance et de teneur qu’à la condition d’être un son singulier, qu’on ne saurait donc réfuter par quelque dialectique que ce soit. Parce que le son est ce qui pénètre le « mieux dans l’oreille et le cœur des hommes » et que « les sons », en général, « permettent de les séduire à toute erreur comme à toute vérité », ainsi que l’écrit Nietzsche, la vérité est que qu’une subjectivité comme une pensée ne s’éprouvent comme ultimement réelles que sur leur aire sonore et relativement à la délicatesse de leur tympan. Ainsi se distribuent les êtres, les existences et les œuvres, par une métaphysique du sonore, par le tambour du réel à chaque fois tendu de manière différente, par la capacité de résonnance et d’écho, à chaque fois comme un instrument qui se serait accordé lui-même. Et toute la technique que l’on cultivera ne fera jamais d’un mauvais bois et de méchantes cordes un Stradivarius.
Autant dire que le germe dont parle Nietzsche est la forme de la pensée, et une forme indissociable de sa matière. Le germe est un noyau sonore, qui n'est pas élu, ou encore moins choisi, mais il constitue une physio-psychologie en soi irréfutable. Irréfutable comme une spectralité qu'on ne peut empêcher de revenir, parce qu’elle est celui du réel et celui du possible. Et si nous entendons un son, si nous l'écoutons, si nous l'attendons, si encore nous le sentons revenir, nous l'appréhendons certes comme un fétiche mais sans reconnaître que nous parcourons ainsi le domaine intégral de notre subjectivité.

On est suspendu à un son comme fasciné pas le pli d'une encolure. Le désir est déposé là. C'est notre énigme. Nous ignorons ce que nous aimons, mais nous aimons. Ce son qui est à nous, qui en quelque façon est nous, bien qu'il puisse être partagé comme dans la musique, en réalité nous désapproprie. C’est aussi que le son lui-même ne s'appartient pas. Il se développe. Et la vérité est qu’il a et est une raison. Si au demeurant il n'est jamais sans raison, c'est une raison que nous ne connaissons pas. Mais comme dans la musique, il nous faut supposer une Grande Raison musicale. Et Nietzsche n’est pas loin de dire que le son – et non le langage verbal – enveloppe la seule raison, car elle est cette fois-ci irréfutable. Et par conséquent, il faut comprendre aussi que la raison est elle-même (une) mémoire, du reste très proche d’une mémoire objective. En effet, dans l'enchaînement démonstratif et l’hypo-déductif en général, les éléments et les moments se souviennent de ce qui précède, jusqu’aux axiomes et postulats, et du principe structurant qui commande le développement d'ensemble dont la nervure est sonore. Le fétichiste est le plus rigoureux des hommes, le plus rationnel et le plus honnête, en somme le plus musicien.

André Hirt
La chronique du 16
Janvier 2015

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