jeudi 15 janvier 2015

La terreur à l'ordre du jour et les suspects en prison? / Jean-Clément Martin




Puisque nous en sommes à appeler au rassemblement de la Nation, comme en 89, et à poursuivre les récalcitrants à l’union sacrée retrouvée, un petit détour par l’histoire, bien française, s’impose pour apprécier les mesures de « salut public » qui se préparent. Faut-il créer de nouvelles lois pour traquer les possibles « islamistes » et les futurs « terroristes » ? On peut éviter de parler du Patriot Act, de ses échecs et de ses dérives. Parlons donc de la Terreur et de la loi des suspects censées faire face aux ennemis qui encerclaient le pays et contrôlaient tout l’Ouest ! Et si ces mesures n’avaient eu ni la radicalité, ni même la réalité qu’on lui prête encore, et qu’elles avaient recouvert des procédures politiques, voire des manipulations de l’opinion.
Parmi les innombrables mystères de la Révolution française, l’un demeure autour de ce qui se passe le 5 septembre 1793, lorsque les « braves sans-culottes », comme les appela Barère, défilèrent, dans la Convention en réclamant qu’on mette « la Terreur à l’ordre du jour ». Ils en sortirent en n’ayant obtenu qu’une armée « révolutionnaire » destinée à mater Lyon, même pas dotée de guillotine, sans cette Terreur qu’ils réclamaient pour lutter contre les émigrés, les Prussiens, les contre-révolutionnaires, les modérés, les accapareurs, les « fédéralistes », les « fanatiques »... Comme ils avaient été encensés par Barère, républicain tout aussi intraitable qu’incernable, applaudi à gauche comme à droite, certains crurent qu’ils avaient gagné et appliquèrent ici et là « la terreur ». Mais d’autres, la majorité, se rendirent bien compte que rien n’avait été décidé et que les députés n’avaient pas mis la terreur « à l’ordre du jour » de la Convention, qu’ils n’avaient rien décidé, rien voté, rien écrit.
Il durent attendre le 17 septembre suivant pour que sous la pression de quelques députés « de gauche » et du journaliste Hébert, rédacteur du Père Duchesne, sorte de Charlie-hebdo avant l’heure, grossier, vulgaire, sexiste, pour que la Convention se décide, après quelques hésitations, à promulguer la « loi des suspects », rédigée par Merlin (de Douai). Le texte, de mémoire calamiteuse aujourd’hui, parce que considéré comme la matrice de toutes les lois instituant l’arbitraire, définissait ainsi les suspects :
« 1o. ceux qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propos ou leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie ou du fédéralisme, et ennemis de la liberté ;
2o. ceux qui ne pourront pas justifier, de la manière prescrite par la loi du 21 mars dernier, de leurs moyens d'exister, et de l'acquit de leurs devoirs civiques ;
3o. ceux à qui il a été refusé des certificats de civisme ;
4o. les fonctionnaires publics suspendus ou destitués de leurs fonctions par la Convention nationale ou par ses commissaires, et non réintégrés, notamment ceux qui ont été ou doivent être destitués en vertu de la loi du 14 août dernier ;
5o. ceux des ci-devant nobles, ensemble les maris, les femmes, les pères, mères, fils ou filles, frères ou sœurs, et agens d'émigrés, qui n'ont pas constamment manifesté leur attachement à la révolution ;
6o. ceux qui ont émigré dans l'intervalle du premier juillet 1789 à la publication de la loi du 8 avril 1792, quoiqu'ils soient rentrés en France dans le délai fixé par cette loi, ou précédemment. »
La loi fait frémir, à juste titre, puisque 400 000 personnes furent sans doute concernées et virent leurs vies basculer, pas tant par l’échafaud, que par un passage en prison, éprouvant et couteux (les prisonniers payaient leur séjour en ces temps-là, faut-il en parler au ministère de la Justice ?), à la suite de dénonciations, d’enquêtes à charge et de jugements hâtifs. La xénophobie en profita aussi pour mêler les étrangers aux ennemis de la nation, qui agglomèrent aussi tous ceux qui furent pris dans les règlements de compte personnels et les rancunes politiques. L’élan qui en résulta fut incontestablement une réussite. En libérant le potentiel de violence inhérent à ces mesures, les ennemis étrangers et contre-révolutionnaires trouvèrent devant eux des soldats et des militants sûrs d’eux et encouragés à se battre farouchement, ne serait-ce que pour ne pas être eux-mêmes considérés comme suspects.
Pourtant les comités révolutionnaires chargés de son application n’y trouvèrent pas leur compte. Pourquoi cette protection des nobles attachés à la Révolution, ces fonctionnaires justiciables seulement s’ils avaient été destitués et non réintégrés, pourquoi l’oubli des curés contre-révolutionnaires et des accapareurs ? Ils passèrent outre souvent, là où ils purent. Jusqu’en décembre 1793, il y eut ici et là deux mois de répression tous azimuts, notamment à Lyon, à Bordeaux, à Marseille et à Nantes. Dans ces lieux, la « terreur » fut mise en œuvre contre la contre-révolution sous l’impulsion de révolutionnaires locaux encadrés par des représentants en mission et des généraux particulièrement révolutionnaires.
Tout s’arrêta quand la Convention suspendit la constitution pour de bon, établit un gouvernement révolutionnaire qui n’avait plus besoin ni de démocratie, ni d’élections, ni de contre-pouvoir. Les plus mouillés dans cette « terreur provinciale » finirent parfois guillotinés en mars ou en décembre 1794, comme Ronsin ou Carrier, mais aussi beaucoup plus tard dans leurs lits, comme Barras ou Tallien, qui eurent la bonne idée de charger Robespierre de tous les responsabilités de cette histoire. Ce qu’on croit toujours d’ailleurs. Comme quoi nous aussi nous sommes pieux…
Au final, le pouvoir central et ceux des gouvernants qui surent habilement se présenter comme des patriotes décidés sortirent renforcés de l’épreuve, confirmant la main mise sur les instances gouvernementales par une élite nouvelle, en place pour au moins trois générations de « républicains ». Les militants « populaires » qui avaient été employés à des œuvres de basse police pour lesquelles ils perdirent leurs illusions et leur respectabilité, quand ce ne fut pas la vie. Les courants « démocrates » furent marginalisés et discrédités, et durent attendre les années 1830 pour retrouver une place véritable dans les débats politiques. Entre temps en ayant agité le spectre de la menace contre-révolutionnaire, la Révolution, qui avait écrasé violemment les Vendéens et repoussé les étrangers, avait bel et bien été terminée autour de l’unité nationale, destinée à durer en étant militaire, chauvine, élitiste et misogyne.
Puisse ce petit apologue servir à réfléchir sur ce que nous allons faire en 2015 de notre arsenal juridique, déjà consistant.

Jean-Clément Martin


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