Le rire n’est pas le tragique. La tragédie est le modèle
classique de la représentation des événements. Il faut bien comprendre et dire ce qui arrive. Aristote devait le premier
montrer cette mise en intrigue par le récit, par la fable qui rejoue sur scène la
dramatisation du réel. On peut dire que l’épopée est, elle aussi, convoquée quand
une situation se trouve perturbée, l’épopée enchaînant des actions historiques capables de restaurer ce qui s’est abîmé, ce qui a glissé dans le chaos, sous la cohue des événements. Des héros glorieux sont mis en scène pour résorber le bouleversement des passions, ramener les
choses dans un ordre qui n’est pas nécessairement celui des Grands de ce
monde ou des Grands du ciel, fussent-ils divins. Achille se passe d’Agamemnon, du
secours de l'armée pour entrer dans la ville de Troie. Ulysse de même ne
revient pas en Ithaque en suivant le ressort politique de sorte que l’Odyssée marque un cercle, un retournement à soi qui trouve sa
substance dans une posture subjective, héroïque s’agissant d’une expérience
individuelle. Le héros étant celui qui prend en charge l’horreur des événements, celui qui prend le risque de rétablir la cohérence, sans aucune revendication ni gloire publique, ne cherchant jamais à se grandir par son acte. Personne d'ailleurs ne
le reconnaît dans ces graves moments de danger. Il ne profère aucun slogan, aucune prière. Ce n'est plus même Œdipe roi, mais la déchéance d'Œdipe qui se crève lui-même les yeux, loin de tout acte qui puisse redorer le sens de son geste auprès des Dieux, de le signer tant il est habité par la honte d'être misérable, pitoyable, impuissant devant le destin.
On sait qu’Aristote avait sans doute également interrogé la
comédie comme un autre modèle narratif, un autre mode d’intelligibilité du réel. Comment la
comédie vient-elle éclairer le réel bouleversé,
selon quel risque ? Nous ne savons rien de la manière aristotélicienne de
répondre, le texte étant accidentellement perdu, entré dans l’oubli de l’histoire. Ce texte est passé à la trappe, affecté d’un vide qui devient lui-même événementiel. Comme si un écrit sur la comédie montrait quelque chose de redoutable justifiant sa perte. La comédie jouit d'une réputation infâme, exclue des affaires sérieuses du monde. Il faudra donc attendre Bergson
pour renouer au milieu du XXe siècle avec la question du rire dans un Essai sur la signification du comique.
Comme si le comique n’avait pas droit de cité et qu’il ne pouvait se rendre
digne de figurer parmi les objets de la philosophie, comme si encore il ne pouvait commencer par interroger
le sens, le sens du monde. Bergson a été puissamment devancé par Hegel pour
lequel la comédie commence avec la mort de Dieu, quand la substance éthique de
l’acteur est vidée de sens, qu’il se retrouve sur scène, découvrant que le Dieu
qu’il incarnait s’est volatilisé. Cela advient dans La phénoménologie de l’esprit
comme je tente de le montrer dans un essai qui sortira la semaine prochaine, Le Mal et autres passions obscures aux
éditions Kimé.
Il me semble en tout cas que c’est autour de cette mort -qui fait l'expérience du religieux et de sa fin- que
se sont enchaînés les événements récents et que c’est elle aussi qui se trouve
figurée dans un contexte qui n’est pas celui du sérieux des rituels. Ces derniers n'ont sans doute jamais pris acte, dans le christianisme, de ce qu’un Dieu rencontre la perte,
risque le néant de sa disparition. L'absolu des trois nuits, le néant du Dieu mourant, suant, cultivés par les artistes sont autant de choses que le catholicisme intégriste n’a sans doute guère assimilées, qu’il ne
pouvait affronter à en juger par les menaces d'attentat qui avaient fait peser leur risque sur la projection de La dernière tentation du Christ. Des menaces ineptes dont aucun catholique ne devait du
reste se sentir responsable, coupable. Une innocence ingénue que
Charlie Hebdo avait peut-être largement explorée dans sa part comique au moment
des faits. En tout état de cause, le rire est un point de friction du réel qui
témoigne des vérités les plus ultimes, montrant l’envers du décor, à
travers une autre vision de la perturbation des situations que celle que met en
scène la tragédie, jugée plus noble, plus proche d'un office religieux. C’est cette mise en lumière du réel par le comique qui a été visée par l’attentat qui aura mis en terre Charlie Hebdo, la révélation du rire
dans son rapport à la vérité. Sur la scène médiatique, le comique va se trouver réhabilité dans les prochains jours, absorbé par le
modèle tragique de l'information et par toute l’interprétation qu’on va en donner, cérémoniale et
sacralisée. Il y a du ridicule dans toute Histoire. Il est possible que l'Histoire soit conduite par l'aberration. Celle déjà de l’assassinat d’un Archiduc
d’Autriche à Sarajevo, personnage qui avait perdu toute valeur politique mais
qui va conduire à la Grande Guerre, à la guerre des tranchées, tragique par la
boucherie qui décime l’Europe mais qui touche au comble du comique en tant que prétexte, redoré selon les
ressorts du sacré. Il y a une sacralisation que le rire vient entamer, que
le comique montre dans toute sa honte et qui explique sans doute que Coluche
ait été victime d’attentats, que Le Luron ait été molesté, que d’autres aient
payé de leur vie l’exposition de la vérité par le rire.
Reste que l'insensé, le ridicule n'est pas seulement celui de la folie et du caprice. Ce n'est pas seulement la bêtise qui se tient derrière des attentats. Ce sont des actes qui relèvent, comme chacun sait au fond de lui, d'une revendication très lourde et dont il faut analyser le sens, le contexte historique qui le rend possible, à Paris, dans un pays de Droits et de Liberté censée valoir pour tous. Ce n'est donc pas seulement le geste armé qui est un événement en lui-même. L'événement sera de pouvoir comprendre de manière non convenue la manière puérile dont ont été conduites toutes les interventions militaires en Irak et ailleurs; l'événement adviendra par la capacité que nous aurons à l'inscrire dans les graves reculs politiques dont il faut pouvoir mesurer les failles, recul du politique devant l'économique, recul sur les traitements sociaux, les budgets de la sécurité (sociale), de l'éducation (laïque) au nom de la rentabilité, au nom de la dette que dessine la comédie humaine régnant sur la scène mondiale (1).
J.-Cl. Martin
(1) Sécurité? "Sécurité" veut dire dans sa provenance latine "exempt de souci". Et donc ce qui, en nous exemptant des soucis externes, rend possible le souci de soi. Ce qui évidemment n'a rien à voir avec les sociétés disciplinaires ou les moyens techniques d'un contrôle, d'un assujettissement. Foucault, pour parler de cet assujettissement, utilise plus volontiers le mot "discipline" au lieu de sécurité. (Ceci dit pour Agamben et d'autres qui comprennent mal). Voilà qui explique en ce sens que la philosophie politique ait pu faire de la sécurité la finalité d'une politique éclairée. Rousseau envisageait le pouvoir et le contrôle de l'espace public comme insécurité extrême qui fait du territoire national une prison nous dispensant d'ailleurs de tout enfermement, la prison devenant l'intégralité surveillée du réel. Il faudrait donc distinguer ces concepts pour avoir la moindre chance de comprendre... Sécurité veut dire intimité, reploiement sur soi dans un espace inviolable, nuit insurveillée comme dirait Rilke
(1) Sécurité? "Sécurité" veut dire dans sa provenance latine "exempt de souci". Et donc ce qui, en nous exemptant des soucis externes, rend possible le souci de soi. Ce qui évidemment n'a rien à voir avec les sociétés disciplinaires ou les moyens techniques d'un contrôle, d'un assujettissement. Foucault, pour parler de cet assujettissement, utilise plus volontiers le mot "discipline" au lieu de sécurité. (Ceci dit pour Agamben et d'autres qui comprennent mal). Voilà qui explique en ce sens que la philosophie politique ait pu faire de la sécurité la finalité d'une politique éclairée. Rousseau envisageait le pouvoir et le contrôle de l'espace public comme insécurité extrême qui fait du territoire national une prison nous dispensant d'ailleurs de tout enfermement, la prison devenant l'intégralité surveillée du réel. Il faudrait donc distinguer ces concepts pour avoir la moindre chance de comprendre... Sécurité veut dire intimité, reploiement sur soi dans un espace inviolable, nuit insurveillée comme dirait Rilke
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