dimanche 4 janvier 2015

Qu’est-ce que le phénomène ? / II - Alexander Schnell




Voici un très court traité. Il est signé par Alexander Schnell avec pour titre Qu’est-ce que le phénomène ?, dans une collection très intéressante, éditée par Vrin: une collection qui ouvre des Chemins Philosophiques. J’en connaissais déjà l’essai de Paul Mathias, co-responsable de la collection, auteur de  Qu’est-ce que l’internet ?. Le livre de Schnell, avec tous ceux qui sont accueillis dans ce catalogue prolifique, est bref, ramassé comme un biscuit bien tassé, abrupt, sec, sans s’émietter pourtant. Mince fascicule, idéal pour l’entreprendre en route, dans un TGV où je le lis d’une traite, au pas de charge, avec la rapidité extrême des paysages que traverse Schnell, entre Kant, Fichte, Hegel, Heidegger, en trois seuls arrêts : « Phénoménologie critique », « Phénoménologie spéculative », et « Phénoménologie phénoménologique » - dernière station qu’on pourrait d’ailleurs croiser avec un autre livre, également rapide. Il s’agit de celui de Lyotard, La phénoménologie, avec le mérite, pour ce dernier, de nous faire comprendre « le phénomène » en tant que « retour aux choses mêmes ». Des choses que la philosophie aurait au préalable négligées en les considérant comme des variations folles, sans consistance. Le phénomène du rouge, celui d’un lampadaire, loin d’être une apparence revient avec sa qualité, montrant une identité qui n’est pas seulement celle du nombre ou de l’idée. La chose serait incompréhensible sans des identités phénoménales, sans une teneur vécue par réitération, variation continue, croisements et recoupements qui ne sont pas de l’ordre de l’étendue seule ou de la géométrie. Il s’agit d’une nouvelle logique, d’une évidence qui se décline selon une «essence» sensible, essence qualitative qui fait de Husserl un auteur incontournable. C’est aux phénomènes en tant qu’Idées sensibles (noèse noématique) auquel nous donne accès cette réédition de Lyotard accueillie par Quadrige aux PUF.
A signaler encore la parution aux éditions de Minuit du dernier numéro de la revue Philosophie consacré aux Phénomènes pour montrer autour de Brentano que la limite Kantienne, celle des conditions de l’expérience possible, n’existe que pour être approfondie, pour en creuser les galeries selon des variétés souterraines, des multiplicités aux cohérences subtiles et aux formes complexes comme suffiraient à le montrer toutes les « logiques floues », les « essences vagues » (Husserl) qualifiant l’univers du sensible. Aussi, si nous ne pouvons rien connaître en-dehors de l’expérience, si seuls les phénomènes nous sont accessibles, cette limitation ne va pas sans découvrir des niveaux d’intelligibilité et des formes d’empirismes dont le florilège caractérise précisément la pensée du XXe siècle, entre James, Natorp et bien d’autres… On pourra noter pour le moins que les dernières parutions récentes que  je viens d’évoquer partagent une certaine vitesse d’exécution, une célérité que Schnell ne dément pas en clarifiant l’idée de Phénomène à traits raccourcis ; une vitesse qu’il accélère volontiers selon un processus d’avance rapide dont parfois, au détour d’une page, le lecteur va ralentir le débit, marquer une pause comme je le ferai aux alentours de la page vingt-huit, une carte à abattre et à rejouer.
Poser la question du Phénomène avec Schnell, cela donne en tout cas l’occasion d’en revenir autrement à ce qui dans le phénomène serait déjà logique autant que réel. Les faits dans leur positivité ne sont pas là tout court et sans autre forme de procès. Ce qui nous reconduira forcément au réalisme, à la question de la réalité dont la consistance n’est pas d’emblée substantielle, dont l’essence sera plutôt celle de sa recevabilité, de sa réceptivité ou de sa « manifestation ». Une façon de dire peut-être que le réalisme brut n’est pas tenable en ce que la réalité supposée dépend d’une expérience, qu’elle ne peut qu’être prise dans la fabrique empirique de son approche. Le réalisme dépend d’une expérience disions-nous, une expérimentation qui en configure les traits et qui, pour se mettre en ordre, suppose des fonctions transcendantales pour ne pas dire idéales. Ce que  Kant énonce en affirmant que le phénomène dans sa manifestation est à la fois idéal par le cadre qui permet de l’informer et encore par la bordure sensible qui permet de l’extraire, de le soustraire du divers inconsistant. Pour autant, cette extraction, cette coupe dans le divers n’en sera pas moins réelle dans sa formalisation, partagée par Autrui (Hegel) autant que par moi-même (Fichte) sur la ligne d’un temps et d’un espace particuliers à l’intuition humaine. La coupe est une affaire de perspective et suppose une aperception pure, un point de mire : une ligne de fuite qui sera phénoménale bien plus que nouménale. Un tableau de la Renaissance ne dit pas autre chose. C’est depuis le point de celui qui voit que les lignes de perspectives se mettent à diverger ou converger même si cela se produit d’après des règles tout à fait établies, mesurées dans la progression d’un nombre d’or. On comprendra par-là que l’expérience repose déjà sur une « esthétique» qui n’est pas seulement celle d’un art et sur des formes si universelles qu’elles ne dépendent pas de l’expérience qu’elles bordent. Il y a dans l’expérience des synthèses qui ne dépendent pas d’elle et dont Kant va interroger le caractère pourtant critique, phénoménal…
Toute répartition certes se fonde sur l’expérience, sachant qu’il n’y a pas d’autre mode d’être possible pour nous que celui qui va à la limite, à la pointe de ce que nous pouvons penser, faire et espérer. Sur cette périphérie, on comprendra bien qu’une présentation en chair  et en os de Mona Lisa, une approche dogmatique du portrait sera peine perdue d’avance. Et c’est davantage dans la peinture d’un Caspar David Friedrich qu’il faudrait chercher cette révolution copernicienne : les paysages sont de glace brisée et les personnages sont non seulement des inconnus mais des anonymes devant de grands bateaux qui partent vers des terres hostiles. Ne reste que la sensibilité pour épouiller la chose, une expérience cruciale pour en tailler les bords. Qu’un tel cadre formel, idéal, ne soit pas la réalité en soi signifie qu’il n’y a de réalité qu’approchée, qu’il n’y a de réalité qu’empirique, confectionnée dans le divers d’après des règles qui, en étant catégoriques, sont pourtant loin de communiquer avec les positivités du réel. Le fait est intuitionné avant d’être réel et la logique est loin de constituer un positivisme. Mais pour autant, et c’est la difficulté propre à Kant, il n’y d’empiricité qu’idéalisée par des perspectives complexes qui, sans être absolues, sont pourtant données a priori pour l’élaboration de la moindre figure, requérant précisément des catégories, apparemment substantielles. Avant toute expérience, on supposera des conditions d’accueils tout à fait solides, des stabilisations, des immobilisations canoniques qui sont celles de toute apparition. Alors peut-on attendre mieux et plus ? Peut-on risquer un pas au-delà ?
Au-delà de l’expérience, il y a bien sûr des foyers, des nœuds de compositions, mais en y allant nous pénétrons dans un océan de brume qui ne permet aucun énoncé sensé, sauf sous des imaginations difficiles à réaliser par une démarche qui serait soumise à une quelconque nécessité. On peut toujours rêver et nous savons que ces débordements, ces excursus ont sans cesse été tentés, de manière littéraire autant que philosophique (cf, le n° de Philosophie supra)  - et je dois dire que l’enfer qui règne au-dehors aura été un perpétuel appel de la pensée contemporaine (Deleuze, Derrida…) encore autrement plus sauvage que celui de la phénoménologie universitaire. Je lève donc un peu les yeux du livre de Schnell et vois défiler le paysage par la fenêtre du TGV sans pouvoir fixer la moindre image. Dehors, il n’y a d’ailleurs rien qui se puisse immobiliser, cela va trop vite. L’intérêt d’y pénétrer est incontestable, tentant, mais impossible sans certaines conditions. Je reviens étourdi à mon livre et me borne à évoluer avec plus de lenteur, de façon très phénoménale donc et dans le cadre fixé par Kant, à savoir sur cette île étroite dont il parle dans la Critique de la raison pure. Une île pas très différente d’une rame de TGV qui s’enfonce dans une nuit épaisse, avec en son sein, une lumière, une tablette, des formations cohérentes, des contrôles de billets bien oblitérés... Mais, en tout ceci, nous savons bien que nous demeurons, malgré toute l’évidence protocolaire de la marche du monde, pris dans une perspective hypothétique et non pas véritablement apodictique. C’est là finalement l’intérêt du petit livre d’Alexandre Schnell qui nous fait à la fois regarder par la fenêtre, sans ne rien voir, et nous conformer à l’ordre d’une rame où tout se produit comme convenu, sans retard attendu, catégorique en un sens qui reste finalement contingent.
Vouloir sauter en-dehors du train en marche n’aurait certes pas de sens, « l’idéalisme transcendantal » n’étant compatible en dernier recours qu’avec un réalisme restreint, « réalisme empirique » et par conséquent hypothétique en dernière instance. Voici pour la petite part du biscuit sec dont je vous parlais en ouverture, évoquant la prose accélérée de Schnell au détour de la page vingt-huit. Que l’on cherche à être le plus clair possible, comme le veut Schnell (p. 9,note 1), cela n’empêchera pas que le cours du temps puisse fluer en désordre, en d’autres sens que celui de la mesure donnée par le schème du nombre ou par la succession causale. Il se pourrait qu’aucun ordre ne vienne pacifier ce cours sauf à partir du point de vue qui est le mien, un point de vue qui s’impose de façon contingente, sans raison dernière, mais tout à fait remarquable par ses lois. La chose que je prends pour vraie (Wahrnehmung), la chose que je perçois en ce sens, le rouge « cinabre » qui monte dans le thermomètre en indiquant la température est redevable d’un ordre, d’une configuration qui se répète de façon tout à fait remarquable, presque surprenante. Et pourquoi surprenante si ce n’est que, comme le dit Kant, le rouge cinabre pourrait être encore tantôt bleu, tantôt vert... Pourquoi dans la diversité le phénomène est-il constant ? Pourquoi le nuage reste un nuage alors que sa forme change du tout au tout ? Schnell ne se rappelle pas à ces exemples, au demeurant fort classiques pour le lecteur de la première Critique. Mais, sans revenir au cinabre, il formule parfaitement le problème : « nous ne savons pas si telle chose –cela peut être un corps inerte autant qu’un être vivant du point de vue de son appartenance à une expérience possible- est identique en soi ».
C’est la thèse même connexe à l’idée de phénomène. Autre façon par conséquent de dire que le « réalisme transcendantal » n’est pas envisageable du point de vue des possibilités de l’expérience dont l’ordre, la conformation dépendent non pas de la chose, mais de catégories qui renvoient à un moi. Non pas le moi en tant que caprice, le moi empirique qui varie au cours de la journée, à l’image du caméléon que Kant également prend en exemple : un moi tantôt triste, tantôt agacé, tantôt gai, tantôt discipliné et pour lequel il faut bien supposer une collecte ou, mieux, un fil. La découverte ultime de Kant sera donc celle-ci : il faut supposer une identité du sujet pour espérer une identité dans l’objet. Et dans cette identité, il s’agit de ce qui unit tous les états de conscience les plus dispersifs suivant une forme d’identité idéale, tout à fait inconnaissable que Kant nomme « l’aperception transcendantale ». Dès lors, pour que l’objet possède la stabilité qui n’est pas celle du paysage qui défile à l’extérieur de ma rame selon une vitesse inhumaine, il faut que l’identité qui est la mienne produise des stabilités, des immobilités relatives, très cohérentes, logiques : des « coupes » mesurées d’espace-temps dans lesquelles une expérience du monde devient possible.
En effet, la connaissance ne saurait se constituer dans le désordre du divers. Aucune reconnaissance pour le même motif sans une catégorie pour l’orienter. Ce qui fera dire à Schnell que « pour les besoins de la connaissance, il faut que le sujet transcendantal forme le divers sensible selon la catégorie de la substance afin que l’on puisse faire l’expérience de l’identité  de l’objet ». La substance est une catégorie claire par elle-même. Il nous faut recourir à cette catégorie, la mettre en œuvre même sans aucune substantialité avérée dans l’être. Il en va « comme si… ». Aussi cette identité ne saurait se trouver dans la chose, en elle-même inaccessible. Elle est un phénomène, elle est relative à l’expérience qui correspond à l’intuition humaine, à des catégories qui relèvent du moi transcendantal et on pourrait en supposer d’autres, d’autres formes pour des intuitions très différentes (notamment celle de Dieu). L’identité kantienne est donc rigoureusement hypothétique et non pas constitutive, ni constituante, ni absolue. C’est cette curieuse identité que Fichte va tenter de fonder sachant que chez Kant elle reste pour ainsi dire mystérieuse et en elle-même inconnaissable, au bord de l’expérience comme condition dont il ne peut y avoir d’expérience sachant qu’elle est requise pour que cette dernière soit seulement possible. Voici du coup ce que Fichte va dramatiser. Si la schématisation du monde à partir de la catégorie de substance est un art caché dans les profondeurs de l’esprit, un indécidable, Fichte se rend compte de façon virulente que le moi devient soudainement inconsistant, aussi contingent que la chose qu’il contingente. Et par conséquent, si nous ne savons pas ce qu’il en est des choses en soi, en-dehors de notre manière de lier le divers, il se pourrait que le moi ne soit pas davantage certain et qu’il ne soit que le rêve de lui-même, une image sans rien pour l’arrêter, sans rien qui lui corresponde. Et il ne s’agira pas même d’une image, mais d’une image d’image, sans rien qui puisse l’authentifier. J’avais insisté sur ce point dans L’image virtuelle ainsi que dans mon livre sur Borges où je cite cet extrait de Fichte :

« Il n’y a pas d’être. Moi-même ne sais absolument rien et ne suis rien. Les images seules sont : elles sont la seule chose qui existe, et elles ont connaissance d’elles-mêmes à la manière des images – des images qui passent, flottantes, sans qu’il ait quelque chose devant quoi elles passent, qui se rapportent les unes aux autres par des images d’images (…). Moi-même je suis une de ces images, non, même cela je ne le suis pas, mais seulement une image confuse des images. Toute réalité se transforme en un rêve merveilleux (…) en un rêve qui se rapporte à un rêve de lui-même.» Fichte, La destination de l’homme, trad. J.-C. Goddard, GF, 1995, p. 147.
Ce texte affolant montre suffisamment qu’il nous faut débrouiller des niveaux d’images dont Schnell indique fort bien le montage, la superposition d’images selon une déduction transcendantale capable de s’autoréfléchir. Nous voici dans la part la plus sèche de la biscotte, la part la plus dure du morceau. Il s’agit du point précis où le moi phénoménal doit entrer dans une forme de déduction transcendantale qui fait le propre de l’œuvre de Fichte, son intérêt et son importance au titre d’un réalisme subjectif qui s’était lui-même effondré dans la première Critique quand l’objet et le sujet s’adossent à la contingence d’un moi indécidable et d’un objet inconnu =X. Si Schnell ne se rappelle pas du texte de Fichte que je viens d’évoquer et que j’ai longuement pratiqué, il montre parfaitement comment la phénoménologie de Fichte recourt à une organisation d’images sèchement tarabiscotées, des niveaux d’images capables de donner au moi un caractère réel, un réalisme du sujet, une identité absolue sans laquelle nous ne pourrions pas même considérer le réalisme des choses, tout se délitant en images d’images, en poussières d’image aussi hallucinantes que le monde de Schopenhauer, pessimiste : monde sans Dieu, rêvasserie anamorphique de la volonté et de la représentation -une version tragique du Kantisme que Nietzsche va retrouver dans le versant interprétatif du phénomène et dans le fond dionysiaque qui le démembre.
Mais ce n’est pas là le versant que le livre de Schnell va dévaler – j’en ai fait le motif essentiel de L’image virtuelle (Kimé 1996). En entrant dans l’impasse Fichtéenne du phénomène et du système d’image qui le raccommode, Schnell bifurque en quelques très bonnes pages vers Schelling, vers la philosophie de la nature et celle de l’esprit dont le réalisme culminera chez Hegel, réglant ses comptes avec Fichte, notamment dans l’idée d’une chose spéculative qui sera une « affaire » et une « histoire », une chose qui n’est pas un os ou une ligne de la main, mais un esprit objectif autant que subjectif quand sujet et substance se dialectise ici-bas. Il s’agit de quelques pages tout de même trop serrées, où Hegel et Schelling entrent dans une marche héroïque, visionnée en avance ultra-rapide, à la puissance x 24. Et sous cette vitesse, rien n’est encore donné dans le phénomène qui soit la chose, comme cela pourrait être le cas intéressant du « phénoménisme » de James.
Rien dans la veine allemande ne réussit à franchir le pont qui pourrait porter le phénomène à un réalisme réaliste. C’est évidemment la part lassante de la phénoménologie qui se décline depuis Husserl dans une forme de phénoménologie qui n’a rien d’ontologique, qui ne réussit pas comme l’affirme le titre de Sartre son « ontologie phénoménologique »[1]. En effet reconnaît Schnell, « que pouvons-nous retenir de ces réflexions sur le sens et le statut du phénomène ? Le phénomène est à la fois une notion extrêmement riche et particulièrement restreinte » (p. 75). Ne fallait-il pas dès lors que la phénoménologie « restreinte » puisse s’ouvrir à une phénoménologie « générale », à une ontologie phénoménologique qui, s’aidant de Sartre mieux sans doute que de Heidegger passât le pont vers la chose ? C’est une voie que j’ai explorée à plusieurs reprises en longeant l’enfer de Sartre. Il s’agit  là d’une véritable guerre de positions, positions métaphysiques : une guerre de tranchées entre réalisme et phénoménologie que je prolonge sur sa ligne d’affrontement la plus aiguë notamment dans une étude à paraître chez Ellipses. Il s’agit d’un ensemble de Leçons sur Derrida - accueilli par la collection de Thibaut Gress -  et dont le sous-titre se nomme Une déconstruction de la finitude. J’y reviendrai, pour clore ce parcours d’une « ontologie phénoménologique », au courant du mois d’avril dans l’idée de faire voir comment philosophie transcendantale et réalisme se trouvent autrement cartographiés par Derrida selon des options que la phénoménologie contemporaine n’a su percevoir.

J.-Cl. Martin





[1] Pour cette sortie par Sartre cf. ma lecture de Sartre ici même

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire